De EncyclopAtys
Première partie
Elle posa son fusil boomer et son sac de chasse contre l’un des arceaux de bois, puis nettoya rapidement la cage pour y allumer un feu vacillant. Une chaleur apaisante se répandit dans la yourte. Lipsen retira son armure tashok et se détendit. Elle remercia silencieusement la Déesse de lui accorder ce refuge. Au dehors, le grondement de l’orage roulait comme un tambour de guerre. Les ombres jetées par les maigres flammes du foyer semblaient danser au rythme de la pluie qui martelait la tente, furieuse de ne pas être invitée à entrer. Lipsen sortit de son sac un morceau de poisson séché et le mâchonna distraitement. Son regard doré était perdu dans le vide, tandis qu’elle songeait à la raison de sa présence dans la forêt du Nexus.
Lipsen Be’Laury avait bravé maints dangers pour rencontrer le chef de la Kuilde. Les gardes de la tribu avaient été surpris de voir arriver une jeune chasseuse tryker, portant la dépouille d’un torbak aux portes de leur camp. Un cadeau à l’intention de Mithus Xalon, avait-elle dit fièrement. Elle voulait rejoindre les rangs de la Kuilde, afin de servir la déesse Jena et ses disciples de la Karavan. Les gardes avaient ricané devant l’audace de cette petite homine. Pour qui se prenait-elle ? Devenir un membre de la tribu était un honneur, un privilège accordé à peu de personnes. Mais Hiang Sai-Ju, l’hôte d’accueil, s’était avancé et avait souhaité la bienvenue à Lipsen. Tous les homins désireux de servir la déesse devaient être accueillis avec chaleur. Il suggéra de laisser le torbak aux soins du dépeceur tribal, puis proposa d’accompagner la jeune femme jusqu’à la tente du chef.
Lipsen suivit Hiang Sai-Ju, passant dans l’ombre du vaisseau de métal qui survolait le camp. Les rayons verts d’un signal karavan balayaient les alentours. Une certaine fébrilité semblait régner dans le village. Hiang Sai-Ju expliqua que la Kuilde était en guerre contre la tribu des Recycleurs, des adorateurs des Kamis. Les Recycleurs avaient attaqué le camp la nuit précédente, et ils s’étaient emparés de précieux objets sacrés. Nul doute qu’ils allaient les détruire, en sacrifice à leurs maîtres démoniaques. Il fallait à tout prix les récupérer.
Lipsen se retrouva finalement devant Mithus Xalon. Le chef de la Kuilde était un grand Fyros au visage impassible. Il toisa la jeune Tryker des pieds à la tête, et sous son regard scrutateur, Lipsen se sentit rougir jusqu’à la racine de ses cheveux blonds.
« Ainsi, tu veux rejoindre les rangs de la Kuilde ? Pour quelle raison ?
— Votre tribu rassemble les plus puissants agents de la Karavan. Votre foi en Jena est inébranlable. Mon grand-père était des vôtres, alors que votre influence rayonnait sur toutes les terres anciennes. Il est mort comme beaucoup d’autres, sous les dards des kitins, lors du Grand Essaim. Je veux retrouver mon héritage et honorer la mémoire de mon aïeul. Je veux servir la Déesse.
— Qu’as-tu à apporter à la tribu ? Tu me sembles bien jeune.
— Je suis une chasseuse expérimentée malgré mon jeune âge. Je piste toute sorte de gibier, des placides armas aux bodocs ombrageux. Je traque les prédateurs. Je suis capable d’imiter les cris de nombreux animaux, et je connais l’art du camouflage. Je chasserai pour la tribu. Je combattrai vos ennemis.
— Tu sembles courageuse et décidée. Mais ce ne sont que des mots. Tu dois faire tes preuves, Lipsen Be’Laury.
— Je suis prête, que dois-je faire ?
— Durant une saison, tu vivras dans les forêts du Nexus. Si tu es une chasseuse, la nature te fournira tout ce dont tu as besoin. Tu ne dormiras pas parmi nous, mais tu seras au service de la Kuilde. Hiang Sai-Ju te confiera des tâches à accomplir. Mène-les à bien, et je réfléchirai à ta présence au sein de notre tribu. Suis la voie de la Lumière pour être digne de la Déesse. »
Lipsen eut une moue de déception, qu’elle dissimula rapidement en s’inclinant devant Mithus Xalon. Toute une saison d’attente !
« Je ferai selon vos désirs. Et je vous prouverai que je suis des vôtres. »
Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis l’entretien avec le chef de la Kuilde. Lipsen avait accompli de nombreuses missions pour Hiang Sai-Ju. Elle avait exploré tout le nord de la région. Elle avait chassé pour leur viande l’arma, le yelk, et même le bolobi. Elle avait dû se défendre contre les cuttlers, des carnivores dont le pelage rayé se fondait parmi les fougères. Elle avait soigneusement évité les bandits et les gibbaïs qui hantaient la forêt. Le Nexus était une contrée dangereuse pour le voyageur imprudent.
Elle avait dormi à la belle étoile, profitant de la douceur du début de l’automne. Lipsen n’avait pas peur de la solitude, mais elle appréciait tout de même ses courts séjours au camp de la Kuilde, quand elle venait remettre le produit de ses chasses. Hiang lui parlait alors des derniers événements. La tribu n’avait pas encore réussi à récupérer les reliques volées par les Recycleurs, malgré plusieurs tentatives. L’objectif des Recycleurs était de " purifier " le Nexus de l’influence de la Kuilde, au nom des Kamis et de leur maître Ma-Duk. Ces fanatiques avaient annoncé une grande cérémonie à la fin de l’automne, mettant au défi leurs ennemis de les empêcher de sacrifier les précieux objets. Lipsen était horrifiée par cette situation. Elle avait du mal à comprendre ces homins qui avaient juré fidélité aux Kamis. Les démons de la nature étaient des êtres retors, à l’aspect inquiétant, qui n’hésitaient pas à tuer sans remord les foreurs trop entreprenants. Elle avait rencontré l’un de ces esprits près de Fairhaven. La créature cornue avait tenté de la séduire par ses discours, mais la jeune Tryker ne s’y était pas laissée prendre. Lipsen s’était moqué du Kami, imitant sa voix hésitante et sa posture ridicule. Le démon n’avait pas réagi, retournant à sa contemplation muette d’une fleur qui se balançait sous la brise. Des êtres aussi inconstants ne pouvaient assurément pas prétendre diriger le destin des homins.
Lipsen commençait l’exploration de la zone sud du Nexus lorsque le temps avait commencé à se dégrader. Les premières averses firent bientôt place à des orages violents, et la jeune Tryker souhaita ardemment avoir terminé son initiation pour se trouver au sec dans une tente de la Kuilde. C’est alors qu’elle découvrit le campement abandonné. À croire que Jena avait eu pitié d’elle et avait fait surgir de l’Écorce un abri providentiel.
La jeune Tryker éternua bruyamment, faisant vaciller les flammes dans leur cage. Allons bon, se dit-elle, il ne manquerait plus que je tombe malade ! Il ne s’agissait pas de flancher. La pluie battait toujours les parois de cuir de la yourte. Lipsen se demanda qui avait pu installer un campement ici autrefois. Des explorateurs, des bandits, des contrebandiers ? Qu’est-ce qui les avait fait fuir ? Peut-être les kitins, qui avaient été longtemps très actifs dans la région Ces questions occupèrent l’esprit de Lipsen pendant quelques instants. Puis toute la fatigue accumulée pendant la journée sembla se déverser d’un coup, et elle réprima un bâillement. L’orage semblait s’éloigner. Épuisée, Lipsen s’étendit sur le sol de terre battue puis ferma les yeux. Elle avait bien mérité un peu de repos. Quelques minutes plus tard, elle dormait d’un sommeil léger mais réparateur.
Lipsen se réveilla en sursaut. Le feu s’était éteint. La pluie avait cessé, et des éclats de voix parvenaient à ses oreilles. Elle reconnut l’accent saccadé caractéristique des Zoraïs. Réprimant un éternuement, elle se glissa jusqu’à l’entrée de la tente et écarta doucement le rideau de cuir. Un groupe de Zoraïs était réuni autour d’un feu de camp. Éclairés par les flammes, ils ressemblaient à des spectres, avec leurs masques blafards et leurs grandes armures blanches en osier. Ils étaient chaussés de bottes cramoisies. Lipsen retint son souffle. Elle avait reconnu les couleurs des Recycleurs.
Seconde partie
« … s’attend à une nouvelle attaque de la Kuilde. C’est pourquoi Liangi Do-Vi est parti ce matin pour le campement de la Compagnie de l’Arbre Éternel. Il sera de retour demain. Il veut parlementer avec leurs chefs de guerre, afin de former une alliance contre les adeptes de la Karavan. Si ces fous osent se montrer, nos deux tribus les écraseront comme des larves d’insecte ! »
Les Zoraïs laissèrent échapper des rires sarcastiques. Lipsen crispa ses mains sur son fusil boomer en reniflant. Si ces malfaisants n’étaient pas si nombreux, elle leur aurait donné une bonne leçon d’humilité !
« J’ai entendu dire qu’un Grand Serviteur des Kamis assisterait à la cérémonie de Fallenor. Ce n’est pas tous les jours que des reliques de la Kuilde sont sacrifiées ! Ma-Duk sera satisfait. Puisse-t-il nous accorder ses bienfaits !
— Loué soit le Grand Géniteur, et maudit soit le nom de Jena, l’Impératrice de la nuit ! »
Les Recycleurs se frappèrent la poitrine et entamèrent un chant de guerre tout en installant une broche au-dessus du feu. Ils firent cuire un quartier de viande d’arma, puis se partagèrent les morceaux en bénissant les Kamis pour cette nourriture. Une gourde passa de main en main.
Lipsen sentit son ventre gargouiller. Le poisson séché n’avait pas calmé son appétit.
« Quelques baies sauvages agrémenteraient notre repas, proposa un Zoraï aux cheveux courts. Il y en a non loin d’ici.
— Bonne idée, Fa. Mais prends garde à ne pas faire de mauvaises rencontres, comme la dernière fois. On a bien cru que ce gnoof irritable allait te priver de tes précieux attributs ! Quelle tragédie pour la famille Gai-Guan et ses futurs héritiers ! »
Les autres Recycleurs ricanèrent. L’homin se leva en haussant les épaules puis examina les alentours. Il s’éloigna du feu, un bol à la main. Il s’arrêta non loin de la tente de Lipsen, scrutant les buissons.
La jeune Tryker laissa retomber le rideau. Elle resta aussi immobile qu’une souche, tendant l’oreille. Elle sentit la sève affluer à ses tempes, et tenta de calmer les battements de son coeur. Imagine que tu es à l’affût d’une proie, se dit-elle. Tu es habituée à ce genre de choses, ne panique pas !
Après un moment qui sembla interminable, le bruit des bottes du Recycleur sembla s’éloigner. Tout va bien, pensa Lipsen, la bonne fortune est toujours du côté des Trykers !
Mais le destin en avait décidé autrement.
Lipsen sentit une vague irrépressible lui chatouiller les narines. Elle avait l’impression d’avoir le nez dans un étau ! Incapable de se contenir, elle éternua. C’était trop bête ! Le Zoraï s’immobilisa. Il revint sur ses pas et s’arrêta devant la tente. Lipsen se maudit pour sa maladresse. Allait-elle mourir à cause d’un coup de froid ? Voilà qui n’était guère héroïque !
Le Recycleur héla ses compagnons. Deux d’entre eux se levèrent puis s’approchèrent, des pistolets tchaï à la main.
Les pensées de Lipsen tournaient à toute vitesse. L’image de la viande rôtissant au-dessus du feu, le poisson séché, les prières aux Kamis, les Zoraïs aux masques inquiétants se bousculèrent dans son esprit. Comment allait-elle s’en sortir ? Une vieille légende de son peuple lui revint en mémoire. L’histoire du jeune Wiksie, le premier homin à rencontrer un Kami…
Sans plus réfléchir, Lipsen déglutit, puis laissa échapper une sorte de croassement aigu. Elle prononça quelques mots d’une voix déformée.
« Kami, faim ! »
Surpris, les Zoraïs s’immobilisèrent. Ils échangèrent des regards perplexes.
« Kami, faim ! vociféra Lipsen, d’un ton plus assuré. Homins, durs d’oreille vous semblez. Des baies sauvages, apportez-moi ! »
Pris de court, le Recycleur tenant le bol se dirigea vers un buisson et entreprit de cueillir rapidement quelques grappes de fruits rouges. Les autres Zoraïs hésitaient. L’un d’eux finit par prendre l’initiative.
« Ô vénéré Kami, quelle sorte d’esprit es-tu ? demanda-t-il d’un ton prudent.
— Le Kami des âmes perdues, ainsi pouvez-vous me nommer. En ce lieu, de terribles choses sont arrivées. À l’abandon errent des âmes égarées. Avez-vous tout oublié, homins ? »
Lipsen n’avait aucune idée précise de ce dont elle parlait. Mais les mots du prétendu Kami semblèrent évoquer des souvenirs précis chez les Recycleurs. Certains d’entre eux esquissèrent un signe sacré pour se prévenir du malheur.
Le Zoraï termina sa cueillette et revint près de la tente.
« Voici quelques baies, Ô esprit de Ma-Duk. »
La jeune Tryker réfléchit quelques instants. Elle se remémora la légende de Wiksie, et un autre conte, zoraï celui-là, évoquant la conversion du peuple de la jungle aux préceptes illusoires des Kamis.
« Ces fruits de la nature, partagez-vous, finit-elle par répondre. Ainsi par votre foi, ma faim sera apaisée. »
Ces paroles semblèrent lever les derniers doutes des Recycleurs. Ils s’agenouillèrent et mangèrent les baies, tout en louant la sagesse du Kami. Lipsen remercia Jena. Son stratagème semblait fonctionner ! Il s’agissait maintenant d’éloigner les Zoraïs avant qu’ils ne deviennent trop curieux et ne demandent à voir le fameux esprit.
« Ce lieu vous devez quitter à présent. En cet endroit, seules les âmes affligées peuvent s’établir. Mort et tourment pour les vivants ! Partez, partez ! »
Les homins se relevèrent puis rassemblèrent leurs affaires en silence. Ils jetèrent un dernier coup d’œil à la tente et à son mystérieux occupant. Des gouttes de pluie se mirent à tomber, s’écrasant sur les masques blancs pour tracer des larmes sur ces visages impassibles. Un éclair illumina le camp abandonné. Comme obéissant à ce signe de la colère des Kamis, les Recycleurs disparurent dans la forêt.
Lipsen poussa un soupir de soulagement puis éclata de rire. Elle avait réussi à duper les ennemis de la Kuilde ! Mais mieux valait partir d’ici. S’esclaffant toujours en pensant au bon tour qu’elle avait joué, elle revêtit rapidement son armure, ajusta son sac de chasse et saisit son boomer. Elle souleva prudemment le rideau de cuir masquant l’entrée de la yourte. Les Zoraïs semblaient bel et bien partis. Lipsen sortit sous l’orage. Elle scruta les alentours, puis se mit en route vers le nord. Elle devait prévenir Mithus Xalon d’une alliance possible de ses ennemis.
Après avoir gravi une petite colline, elle se retourna pour contempler le campement désert. Son regard s’arrêta sur la silhouette des tentes qui ruisselaient de pluie.
Lipsen sourit à nouveau. Elle venait d’avoir une idée.
Troisième partie
« Ton plan est audacieux et plutôt… inhabituel. Mais il peut réussir. Et l’enjeu est trop important pour que je me rende coupable d’un excès de prudence. »
Lipsen sentit une immense fierté l’envahir. Elle allait montrer à toute la tribu ce dont elle était capable !
« Penses-tu pouvoir y arriver seule ? demanda Xalon tout en se levant.
— Oui. Une armée de guerriers ne me serait d’aucune aide. »
Lipsen se mit debout. Bien qu’elle soit plus petite que le Fyros, elle éprouvait tant d’assurance qu’elle avait l’impression de pouvoir atteindre la canopée !
« Ce n’est pas à cela que je pensais, répondit le chef de la Kuilde tout en ouvrant un coffret de bois sculpté. La bénédiction de la Déesse est un soutien que l’on ne saurait refuser. »
Le chef de la Kuilde tendit un petit objet à la jeune chasseuse. Un cristal aux formes arrondies, transparent comme l’eau des lacs d’Aeden Aqueous, qui renvoyait des reflets irisés.
« C’est un pacte de téléportation. Brise le cristal, et tu seras transportée en lieu sûr. »
Lipsen s’inclina devant le Fyros. Elle le remercia respectueusement.
« Je dois maintenant préparer les combattants de la tribu, au cas où la Compagnie de l’Arbre Éternel décide de prêter main-forte aux Recycleurs. Que la Lumière éclaire la voie périlleuse que tu as choisie, enfant de Jena. »
En cette fin d’après-midi, les rayons du soleil avaient du mal à percer les nuages. Lipsen quitta le village, emportant avec elle un grand sac qui contenait tout ce dont elle avait besoin. Elle devait se hâter pour atteindre le campement abandonné avant la tombée de la nuit.
La lune trônait au beau milieu du ciel lorsque le Zoraï aperçut les premières tentes. Une bruine légère déposait des gouttelettes sur son armure tan-ko telle une rosée nocturne. Le Recycleur pénétra dans le camp. Il sortit de son sac le vase d’ambre qu’il avait pris au pied des stèles de sacrifice et s’approcha de la yourte d’un pas hésitant.
« Vénéré Kami des âmes perdues, je t’apporte en offrande cet objet, afin qu’il soit rendu à la nature comme le veulent nos coutumes. »
Il déposa le vase devant l’entrée de la tente. Quelques minutes s’écoulèrent. Enhardi, l’homin se pencha vers le rideau de cuir pour le soulever.
Soudain, une main à l’aspect végétal jaillit de l’intérieur de la yourte pour s’emparer prestement de l’offrande. Le Recycleur bondit en arrière en poussant un cri de surprise.
« Par ce sacrifice, la faveur des esprits tu recevras. Des Kamis, ton nom est connu, Fa Gai-Guan ! »
Le Zoraï reconnut la voix étrange du Kami des âmes perdues. Il tomba à genoux puis se prosterna face contre terre.
« Gloire à Ma-Duk, gloire à ses Disciples !
— Tu as la foi, une mission sacrée tu es digne d’accomplir. L’accepteras-tu ? »
Fa Gai-Guan releva la tête. Il mit sa main sur sa poitrine et parla d’une voix claire.
« Oui ! Je suis à ton service, Ô Gardien d’Atys !
« Un plus grand sacrifice, les âmes tourmentées réclament. Alors seulement, le repos leur sera accordé. Des reliques impies par ta tribu sont détenues. Que Liangi Do-Vi, chef des Recycleurs, les apporte ici avant l’aube. Mon messager tu seras, Fa Gai-Guan ! Hâte-toi ! »
L’homin sauta sur ses pieds puis fila comme le vent vers le nord-est. Il semblait habité d’une brûlante ferveur, et rien n’aurait pu l’arrêter dans sa course.
Lipsen rangea le vase d’ambre dans son sac. Tout avait marché comme prévu. Elle retira précautionneusement ses gants tashok. Le camouflage fait de mousse et de brindilles avait donné le change au Zoraï. Elle avait maintenant quelques heures pour parfaire son déguisement. La jeune Tryker se mit au travail avec fébrilité.
L’obscurité guettait encore les premiers assauts du soleil lorsque les Recycleurs se présentèrent au campement. Ils étaient venus nombreux, guidés par Fa Gai-Guan. Au milieu des guerriers de la tribu marchait Liangi Do-Vi. Sa tête chauve ressemblait à un crâne menaçant décoré de peintures mortuaires. Il brandissait une imposante masse kanka. Deux homins le suivaient de près, chacun portant un panier fermé en osier.
Les Zoraïs se rassemblèrent devant la yourte. Fa Gai-Guan s’agenouilla et prit la parole.
« Ta volonté a été accomplie, Ô Kami des âmes perdues ! En cette nuit se tient devant toi le puissant Liangi Do-Vi, guide suprême de notre tribu. Loué soit son nom ! »
Le chef des Recycleurs s’avança.
« Esprit de la nature, accorde-nous le privilège de poser les yeux sur toi. Ainsi nos cœurs seront-ils remplis de ta présence. »
Il parlait d’une voix calme et posée. Son attitude prudente contrastait avec l’exaltation mystique de Fa Gai-Guan.
Le moment de vérité était arrivé.
Une forme bondit hors de la tente. Les Zoraïs reculèrent. Malgré sa petite taille, le Kami des âmes perdues avait une apparence impressionnante. Il se tenait accroupi, à la manière des esprits salamandres du désert. Son corps moussu était hérissé de branchages. Sa tête ressemblait à celle d’un poisson nageant dans des océans forestiers. De grandes fougères aux couleurs de l’automne ornaient son dos telles des ailes sylvestres.
« Sage as-tu été, d’avoir entendu mon appel, s’exclama le Kami d’une voix aiguë. Un sacrifice, les âmes perdues exigent ! Les objets pris à nos ennemis, les as-tu apportés ? »
Les deux porteurs de paniers posèrent au sol leur précieux chargement.
« Voici les reliques de la Kuilde. À leur aspect, il ne fait aucun doute qu’elles sont d’origine Karavan. »
Les Recycleurs exhibèrent deux cubes métalliques ornés d’étranges inscriptions.
« Ces choses sacrilèges, à la nature seront rendues. Ainsi par cette offrande, les homins qui ont péri ici pourront reprendre leur long chemin vers la félicité de Ma-Duk ! »
Les premières lueurs de l’aube apparurent. Le Kami accompagna ses paroles de signes étranges connus de lui seul.
« Maintenant, partir vous devez. Des vivants, les morts n’apprécient guère la compagnie. Par le Grand Géniteur, soyez bénis ! »
Liangi Do-Vi posa la main sur l’un des cubes.
« Ô Gardien d’Atys, nous voudrions assister au sacrifice. En t’amenant ces reliques, n’avons-nous pas gagné ce privilège ? »
Le Kami sembla surpris. Qui étaient ces homins pour contester sa volonté ?
Lipsen transpirait sous son heaume couvert de végétation. Il fallait qu’elle se tire de cette situation. Elle décida de tenter l’intimidation :
« Pour ce que vous avez accompli, récompensés vous serez. Mais en ma seule présence, l’offrande doit être faite. Ainsi l’exigent les esprits de ce lieu ! »
Les Recycleurs se regardèrent, inquiets. Mais leur chef ne se démonta pas.
« Nous avons toujours servi fidèlement le Grand Géniteur. Le sang de ma tribu a été versé pour obtenir ces reliques. Nous méritons d’être présents. Nous ne craignons ni les morts, ni les vivants ! »
Le Kami resta silencieux. Il semblait réfléchir.
« De loyaux serviteurs, vous vous êtes montrés, finit-il par répondre. Cette faveur, je consens à vous accorder. Écartez-vous, homins ! » s’écria-t-il en agitant les bras.
Les Zoraïs firent quelques pas en arrière. Le Kami s’approcha des cubes et marmonna des paroles incompréhensibles. Dans sa main droite brillait des particules cristallines, scintillant des couleurs de l’arc-en-ciel.
Liangi Do-Vi se crispa. Il avait déjà vu de semblables reflets dans les mains des adeptes de la Karavan. Instinctivement, il se précipita vers les reliques.
Trop tard. Serrant contre lui les objets sacrés, le Kami des âmes perdues disparut dans un rire clair comme le matin qui s’annonçait.
Lipsen Be’Laury fut invitée à rejoindre la Kuilde à la fin de l’automne. Elle devint la plus grande chasseuse de la tribu.
Elle arpente aujourd’hui le nord des forêts du Nexus, traquant les bêtes sauvages pour nourrir son clan. Elle évite de s’aventurer vers le sud, et n’est jamais retournée au campement abandonné. Peut-être de crainte de rencontrer le vrai Kami des âmes perdues…