Chapitre I·XI - La génération des miracles

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I·XI - La génération des miracles
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An 2467 de Jena
Haletant et transpirant, Bélénor courait laborieusement dans les rues de Fyre. Il était tôt, il avait mal dormi et son corps le faisait souffrir. Bref, il était de mauvaise humeur. Mais pour quelle raison avait-il donc eu le malheur de se qualifier, lui qui détestait pourtant fournir le moindre effort physique ? Son honneur de Fyros, sans nul doute. Comme chaque année, l’Empire Fyros organisait les Jeux de l’Académie, un événement national regroupant une multitude d’épreuves ouvertes à chaque élève âgé de dix à dix-huit ans. La mixité d’âge était un élément important de l’événement, qui permettait à chaque jeune d’apprendre des plus âgés, et à chaque aîné de découvrir l’humilité. Après plusieurs journées de qualification, le jour tant attendu des épreuves finales était arrivé. Le quart-coriolis était l’une d’elle. Elle consistait en une course de fond correspondant au quart de la distance séparant Coriolis de Fyre. Divisée en cinq tours, la course traversait les différents quartiers de la ville. Cette épreuve, parmi les plus récentes, avait été inaugurée trente-cinq ans auparavant par l’Empereur Abylus l’Érudit. Elle était un hommage à la Fyrosse Aporalion Deps, qui entreprit une course de vingt-quatre heures entre les deux villes afin de prévenir le sharükos de l’arrivée imminente de l’incendie cataclysmique, et qui mourut comme bon nombre de Fyros en combattant l’incendie aux portes de Fyre. C’était la première fois que Bélénor, actuellement âgé de treize ans, se qualifiait pour courir le quart-coriolis. Les trois années précédentes, il avait manqué de peu les qualifications. Aujourd’hui, mal comme rarement il ne s’était senti, il regrettait amèrement son exploit. C’est donc avec soulagement que, écrasé par la chaleur de l’astre du jour et noyé sous les cris de la foule, il aperçut au loin le fameux tunnel salvateur. Long de plusieurs kilomètres, cette ancienne veine de sève s’enfonçait sous la cité et traversait le quartier le plus pauvre de la capitale. Si, pris par l’effort, Bélénor avait déjà oublié à combien de tours il en était, il n’avait en revanche pas oublié la fraîcheur et le calme inestimable des profondeurs de l’Écorce. Et alors qu’il avalait les dernières foulées, il s’engouffra dans le seul segment non hostile du parcours. Profitant de ce moment de répit, le Fyros ralentit la cadence et infusa de la Sève dans ses jambes afin de soulager ses muscles et ses articulations. Si plusieurs coureurs le dépassèrent à cette occasion, lui avait depuis longtemps écarté toute idée de classement. La dernière place lui convenait parfaitement. Il se distinguerait autrement en fin de matinée, au cours de son épreuve de prédilection : la stratégie militaire. Les trois années passées, Melkiar avait gagné cette épreuve. S’il était avantagé par son âge, et donc son expérience, Bélénor comptait malgré tout réussir à le vaincre tôt ou tard. Ah, qu’il était bon de penser au calme et à la fraîcheur d’un amphithéâtre, au grattement des plumes sur le papier, au roulement des dés sur le bois, à la beauté des instruments de mesure et des cartes topographiques… Perdu dans ses pensées, le sourire aux lèvres, Bélénor courait nonchalamment dans le large et frais tunnel obscur, laissant passer plusieurs de ses concurrents. Deux silhouettes, notamment, le dépassèrent par sa droite et sa gauche. Dans la pénombre, elles paraissaient absolument identiques : deux énormes blocs d’écorce rectangulaires montés sur deux larges poteaux de bois. Avant même que Bélénor ne reconnaisse les deux Fyros, ceux-ci joignirent leurs mains et freinèrent aussitôt. Le nez du rêveur s’écrasa contre le triceps noueux de Varran, et, déséquilibré, le reste de son corps glissa sur la sciure. Les jumeaux Décos éclatèrent de rire et Bélénor s’attrapa le visage en jurant. Il dégoulinait de sang.

« Faut rester concentré Bélénaze ! Je parie que t’étais encore en train de penser à ton Zoraï tout noir.

— Ouais, c’est bien beau de savoir écrire, mais c’est pas ça qui va t’aider à survivre dans le monde réel, hein ! » renchérit Garius.

Bélénor fit craquer son nez d’un coup sec et se leva telle une furie.

« Varran, Garius ! Melkiar vous a ordonné d’arrêter de m’importuner ! »

À sa remarque, Varran prit un air mauvais. S’approchant de Bélénor. Il l’attrapa par le col de sa tunique, et sans aucune difficulté, le souleva d’un bras. Autour d’eux, plusieurs coureurs firent part de leur mécontentement. À eux trois, il encombrait partiellement le chemin.

« Et moi je t’ai dit d’arrêter de te planquer derrière Melkiar. Je me fiche de savoir qu’il t’a à la bonne. Et puis, je suis sûr que de te rentrer dedans de temps en temps est plus utile que de te dorloter comme un gosse. Un jour, tu me remercieras. Mais pour le moment, reste à ta place. »

Joignant l’action à la parole, l’énorme Fyros le laissa tomber sur le sol poussiéreux. Sans ajouter un mot de plus, il donna une tape sur l’épaule de Garius et tous deux reprirent leur course.

Excédé, Bélénor s’adossa contre une porte attenante à la paroi d’écorce de la galerie et fit circuler de la Sève dans son nez. Il n’avait jamais compté gagner cette course, alors après tout, il pouvait bien se reposer un peu. Sur le mur opposé du tunnel, de larges lucarnes permettaient d’observer le quartier ouvrier de Fyre, dont les habitations de fortune, reliées entre elles par un réseau de ponts suspendus, étaient construites sur les pans d’écorce d’un gigantesque puits d'abîme. Privé de lumière du jour, le quartier était éclairé à l’aide de grands flambeaux, évidemment associés aux systèmes anti-incendie artisanaux qui faisaient la réputation des Fyros. Bélénor s’était inspiré du quartier ouvrier de Fyre pour inventer le village du héros de sa fiction, qu’il imaginait être construit à l’intérieur d’une gigantesque souche d’arbre-ciel de la Jungle, éclairée en grande partie à l’aide de lampes contenant des lucioles. Apaisé par cette vision, le Fyros s’assit et se laissa aller à la rêverie. Malheureusement, la pause fut de courte durée, car à peine son esprit se fut-il échappé qu’un nouveau coureur s’arrêta à son niveau. Malgré la pénombre, Bélénor reconnut sans mal son corps : fessier musclé, abdominaux tracés, avant-bras veineux, épaules massives et poitrine peu développée. Xynala. Vêtue d’une ample culotte et d’une simple brassière, la guerrière, dont les cheveux blonds étaient maintenus par un large bandeau, posa ses mains sur ses obliques ciselés et soupira. Du haut de ses quinze ans, elle le fixa d’un air sévère.

« C’est une blague, Bélénor ? Tu crois qu’il est l’heure de se reposer ?

— Mais… Cela vous dirait, vous toutes et tous, d’arrêter de m’ennuyer, rien que cinq minutes ? Varran et Garius viennent de me frapper. Comme si cette course n’était pas déjà assez pénible… J’ai rien demandé, moi, tu sais. Alors maintenant laisse-moi, s’il te plaît. »

Pour toute réponse, la Fyrosse lui tendit une main. Dans son regard, la sévérité avait laissé place à la compassion.

« Je vois… Tu les connais, ils ne sont pas méchants. Ils sont juste… un peu stupides ? »

Bélénor attrapa la main de sa camarade et se releva.

« Non, ils ne sont pas stupides, Xynala. Et puis la stupidité ne justifierait pas le harcèlement qu’ils me font subir depuis toutes ces années. Car oui, c’est du harcèlement. Je veux bien reconnaître que j’ai longtemps été odieux, et qu’il m’arrive encore parfois d’être énervant, mais j’ai beaucoup changé, je crois. Pas eux. »

La Fyrosse sourit de manière compatissante.

« En effet, tu n’as plus rien à voir avec la tête à claque que tu étais autrefois. Mais tu sais, Varran et Garius vivent des moments compliqués, chez eux, en lien avec le travail de leur père, dans les mines appartenant à ta famille. Quoi que tu fasses, tu ne pourras jamais changer ça, Bélénor. Pour eux, tu seras toujours le fils de celui qui exploite leur père.

— Je sais, je sais… C’est bien pour ça que j’essaie de me montrer patient. Mais s'ils ne changent pas à dix-huit ans, quand changeront-ils ? Enfin, bref, reprenons cette course. Tu es en train d’accumuler du retard. »

À ces mots, Xynala effectua quelques étirements.

« Oh, tu sais, ma position au quart-coriolis ne m’intéresse pas vraiment. Je suis concentrée comme jamais sur l’épreuve de combat libre de cet après-midi. J’espère battre Garius, comme l’an dernier. Mais surtout réussir enfin à vaincre Melkiar… »

Bélénor, dont la colère était en train de passer, sourit à son amie. Si une personne pouvait bien remporter un duel contre Melkiar, c’était définitivement elle. Car, comme tous les membres de la famille Zeseus, Xynala était une guerrière d'exception. Ses grands-parents, déjà célèbres à l’époque, avaient fini d’enraciner leur renommée lorsque, en 2435, le Royaume de Matia profita de l’incendie des Mines d’Ambre de Coriolis pour reprendre la cité sainte de Karavia. Ses deux aïeuls, en effet, s'étaient alors sacrifiés pour permettre aux Fyros installés à Karavia de fuir la cité assiégée, évitant ainsi le massacre. Si Xynala n’avait pas connu ses grands-parents, sa mère, âgée de treize ans à leur décès, avait souvent évoqué pour elle ses souvenirs. Des souvenirs qui, associés au roman national, dépeignaient un portrait très héroïque de ses grands-parents.

« J’imagine que tu espères toi aussi battre Melkiar durant l’épreuve de stratégie militaire, continua la Fyrosse. Et puis de toute façon, nous connaissons déjà le vainqueur de la course, n’est-ce pas ? D’ailleurs, je crois reconnaître sa voix. Tu l’entends ? Il arrive, cela doit probablement être son dernier tour. »

La Fyrosse donna une claque amicale dans le dos de Bélénor et s’élança à la suite des coureurs.

« À tout à l’heure, Bélénor, et courage ! »

Après avoir observé durant quelques secondes la belle accélération de sa camarade, il se retourna. Elle avait raison. On pouvait entendre son chant résonner dans le tunnel. Bélénor sourit. Il connaissait bien cette lugubre comptine, dont les paroles gagnaient en ampleur à mesure que l’interprète approchait. Il connaissait bien cette voix, qui avait récemment commencé à muer de manière si singulière :

           Dans leurs navires volants,
           Esseulés et affamés,
           Guidés par le chant du vent,
           Ont trouvé astre à leur pied.

           Dans la nuit interminable,
           Pèlerins et orphelins,
           De leurs pouvoirs ineffables,
           Ont fait germer le matin.

           Dans leur fabrique à idées,
           Arrogants et impatients,
           Ont oublié le passé,
           Ont payé le prix du sang.

           Dans leurs barques vacillantes,
           Visionnaires et tortionnaires,
           De leurs mains sanguinolentes,
           Ont enfanté des chimères.

Bélénor s’était surpris à fermer les yeux durant la chanson et à accompagner de ses murmures les versets. Définitivement calmé, le Fyros ouvrit les paupières, tout sourire. Sans surprise, Brandille lui faisait maintenant face, ses grands yeux mauves emplis de malice. Fidèle à ceux de son peuple, l’enfant avait peu grandi. Ce qui n’était pas le cas de ses tresses multicolores, qui flottaient désormais au niveau de ses fesses.

« Re, mon bel Énor ! Que fais-tu là ? Tu traînasses ? Tu rêvasses ? Quelque chose te tracasse ?

— Non, tout va bien. Merci de t’inquiéter. Et toi, pourquoi as-tu cessé de courir ?

— Car j’ai cessé de chanter », répondit aussitôt son amie.

Bélénor fronça les sourcils. S’il voulait rebondir en lui demandant en quoi le chant était un prérequis à la course, il savait d’avance que sa réponse ne lui conviendrait pas.

« Tu sais, tu ne devrais pas t’arrêter, tu prends le risque de te faire doubler. Tu connais la fable du gubani et de l’arma, n’est-ce pas ? »

Brandille éclata d’un rire singulier.

« Oh, arrête, j’ai plus d’un tour d’avance sur la coureuse en seconde place. D’ailleurs, Melkiar est bien placé cette année, il a encore progressé. Mais jusqu'où ira donc l’enfant prodige ? Je me le demande bien. Sinon, cela te dit de m’accompagner jusqu’à la ligne d’arrivée, que je puisse me remettre à chanter ? »

Bélénor acquiesça et les deux camarades repartirent côte à côte. Son amie avait beau être largement en tête, rien dans son comportement ou dans ses signaux corporels ne témoignait d’une quelconque fatigue. Brandille ne haletait pas. Brandille ne transpirait pas. D’ailleurs, Brandille ne courait pas : Brandille glissait. Les minutes passèrent, et avec elles, la lumière au bout du tunnel apparut. Pour Brandille, la ligne d’arrivée approchait, et pour Bélénor, le début d’un nouvel et interminable tour se préparait. Et alors que la calme obscurité de la veine asséchée laissait place à l’exaltation du public et à la chaleur écrasante du dehors, fidèle à sa réputation, Brandille bondit. Sans même lui demander son accord, l’acrobate sauta à pieds joints sur les épaules de Bélénor et se propulsa en l’air. Un quadruple salto plus tard, Brandille atterrissait dans la sciure chaude de l'avenue Dyros sous les acclamations de la foule en liesse, agglutinée aux pas-de-porte, aux fenêtres, ou sur les nombreux passages surélevés qui permettaient de naviguer entre les différents étages de la cité. Si Bélénor fut déconcerté par la manœuvre effectuée par son amie au beau milieu d’une discussion, il fut surtout surpris de n'avoir presque pas ressenti de pression sur ses épaules. Définitivement, la Sève qui traversait Brandille n’avait rien de comparable à celle qui parcourait les autres homins, Bélénor en était persuadé. Le Fyros s’était par le passé posé beaucoup de questions à ce propos. Si son amie restait énigmatique quant à sa petite enfance, et s’amusait à raconter différentes histoires aux différentes personnes qui la questionnaient, un élément semblait pourtant revenir régulièrement. En effet, Brandille faisait parfois référence aux Îles de l'Orage, cette mystérieuse contrée maritime située à l’ouest de la Grande Flaque, et dont la titanesque et infinie tempête qui y roulait sans cesse empêchait toute exploration. Si les échanges entre la Fédération de Trykoth et l’Empire Fyros étaient monnaie courante depuis la construction de l’Aqueduc, et s'il lui arrivait parfois de croiser des Trykers à Fyre, Bélénor n’avait jamais entendu parler d’homins installés dans les Îles de l’Orage. Pour finir, Brandille n’avait jamais expliqué clairement la raison de sa présence à Fyre. Depuis qu’il connaissait son amie, il l’avait toujours vue habiter l’orphelinat de la capitale. Le mystère restait donc entier, même tant d'années après leur rencontre.

Ivre de louanges, Brandille continua à voltiger théâtralement alors que la ligne d’arrivée approchait à grandes foulées. Si Bélénor essayait de rester concentré sur sa propre course, les pirouettes de son amie lui permettaient d’oublier les sensations de douleur et de fatigue qui le traversaient. Finalement, il dépassa Brandille, qui préférait enchaîner les performances acrobatiques, et entama son nouveau tour. La foule explosa lorsque son amie passa également la ligne d’arrivée. Par réflexe, Bélénor se retourna. Il faillit perdre l’équilibre en apercevant Melkiar, situé à seulement quelques mètres derrière lui. Il était accompagné de Tisse Apoan, une Fyrosse particulièrement mince, à la poitrine généreuse et à la chevelure rousse. Les deux coureurs arrivèrent à sa hauteur et Melkiar ralentit. Bélénor se raidit.

« Alors, Bélénor, comment vis-tu ton premier quart-coriolis ?

— É… Éprouvant et ennuyeux. »

Si Bélénor fit mine de rester concentré sur sa course, il ne put s’empêcher de jeter un œil à son camarade. Le corps de Melkiar était comparable à celui de Xynala. Il était simplement plus imposant et velu. Observant les gouttes de sueur perler entre les pectoraux du jeune adulte, Bélénor eut le malheur de déceler un effluve de sa transpiration noyé parmi les senteurs épicées qu'exhalaient les rues de Fyre. Un éclair le traversa, et instantanément, il devint écarlate. Fort heureusement, Melkiar ne se rendit compte de rien. Il continua.

« Courir n’est pas très intéressant, je te l’accorde. Il n’en reste pas moins que savoir mener une course sur une longue distance est important. Cela demande une excellente gestion de son endurance et un contrôle précis et constant de la Sève. »

Bélénor, appliqué à regarder loin devant lui, acquiesça en silence.

« Bon, je te laisse. Si j’accélère, il se peut que je termine dans les quinze premiers. Je suis impatient de concourir contre toi, tout à l’heure, la plume, les dés et le compas en main. Et félicitations pour ta première course, Bélénor. »

À ces mots, le guerrier accéléra, porté par ses cuisses et son puissant fessier, et rattrapa Tisse. Finalement, les tours passèrent, et la course toucha à sa fin. Et contre toute attente, Bélénor ne finit pas en dernière position.

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Il était déjà tard lorsque Bélénor arriva devant le Colisée de Fyre. Rare bâtiment situé au sommet de la Dorsale du Dragon, le colossal édifice circulaire avait été creusé dans la souche d’un immense arbre-ciel. Du fait de l’absence d’arbres-ciel dans la région, les érudits supposaient que celui-ci datait d’une époque où le désert n’en était pas encore un. Si Fyre était pourvue d’escaliers, le moyen le plus simple permettant d’atteindre le sommet de la cité consistait à emprunter de grands monte-charges de conception trykère, fruit de l’alliance séculaire entre les deux peuples. Bélénor passa les grandes arches du bâtiment et accéda aux gradins sans encombre, malgré la densité des spectateurs réunis en masse pour assister à la dernière épreuve de la journée. Retrouver ses amies fut en revanche une autre paire de manches. Mais finalement, après de longues minutes à scruter la marée de chopes et de Fyros, il aperçut les grands mouvements de bras de Tisse et Brandille. Le Fyros se faufila entre les nombreux badauds, traversa des vapeurs d’alcool, grimpa un étage, et réussit pour finir à atteindre les deux as. Car si Brandille avait battu son meilleur temps au quart-coriolis, Tisse, pour la première fois, avait remporté l’épreuve de tir sportif. Malgré ses quatorze ans, la précision de l’adolescente était devenue légendaire au sein de l’Académie. Autour du trio, les regards se pressaient, et, par moment, on venait les féliciter. Alors que Brandille, tout sourire, acceptait une chope gratuite de shooki, Tisse serra dans ses bras une fillette, qui, prenant son courage à deux mains, était venue saluer sa nouvelle idole. Libérée de l’étreinte interminable de l’enfant, la Fyrosse se tourna vers Bélénor :

« Alors Bélénor, comment vis-tu ton couronnement ? Personnellement, je pense que je pourrais très vite m’y habituer.

— Quoi ? Ah, moi ? Ah, oui. Je ne sais pas. »

Car Bélénor avait, quelques heures auparavant, battu Melkiar durant l’épreuve finale de stratégie militaire. Chose qu’il n’arrivait toujours pas vraiment à réaliser. Cette épreuve consistait en des mises en situation de batailles d’armées sous la forme d’un jeu aux règles pointues. Partiellement caché derrière un paravent de table, chaque joueur disposait de troupes, représentées par divers pions, et d’une palette de matériel, tel que des tables de calcul, des instruments de mesure, ou encore des dés permettant de simuler l’effet de la chance. Un arbitre vérifiait les coups de chaque joueur et s’occupait de la gestion du temps. Cette épreuve, bien que parmi les plus anciennes de l’Académie, était bien moins populaire que les autres. La faute à son apparente complexité. De ce fait, Bélénor était bien moins sollicité par des admirateurs, ce qui, somme toute, lui convenait plutôt bien. Et s’il était fier d’avoir gagné le titre, c’était sa victoire contre Melkiar qui l’émouvait particulièrement. Jamais il n’oublierait le regard d’admiration que celui-ci lui avait lancé, alors que Bélénor jouait le coup qui l’avait contraint à se rendre. Plus tard dans la journée, Melkiar avait aussi perdu l’épreuve de force athlétique face à Varran, qui s’était alors retrouvé en finale contre son frère Garius. Les jumeaux Décos, identiques en tout point, n’avaient pas réussi à se départager, et avaient donc tous les deux remporté le titre. Éliminés à leur tour en demi-finale par Melkiar et Xynala durant l’épreuve de combat libre, ils attendaient la grande finale depuis la tribune privée des vaincus.

Lorsque, de leur grincement si caractéristique, les deux portes de l’arène circulaire s’ouvrirent finalement, l’astre du jour avait perdu tout son éclat et l'astre ambré touchait à son apogée. À la lueur du gigantesque brasier suspendu au-dessus de l’amphithéâtre, les quarante-mille spectateurs réunis se turent. Comme attendu, Euriyaseus Icaron passa l’une des portes. La Fyrosse, qui avait fait ses armes avec les grands-parents de Xynala, était probablement la plus célèbre générale de l’Empire. En 2436, alors âgée de vingt-neuf ans, elle avait participé, aux côtés du futur Empereur Pyto, le frère de Thesop, à une attaque visant à rétablir la Route de l’Eau et l’exploitation de l’Aqueduc, via la reconquête du pays de Trykoth, envahi par les Matis suite aux ravages causés par l’incendie des Mines d’Ambre de Coriolis. Continuant sa carrière militaire par la suite, et cela malgré les décès des Empereurs Abylus et Pyto, elle avait fini par être promue générale. Si les rumeurs allaient bon train concernant son inimitié à l’égard de l’Empereur Thesop, que certains séparatistes notoires accusaient d’avoir assassiné son père et son frère trente ans auparavant, cela ne l’avait jamais empêchée de se donner corps et âme à l’Empire. Elle était notamment à l’origine de plusieurs coups d’éclat stratégiques ayant permis de repousser loin à l’ouest les tribus fyrosses insoumises. Aujourd’hui âgée de soixante ans, elle participait aussi à l’instruction militaire des élèves de l’Académie.

Vêtue de son armure de cuir rigide bardée de décorations, la célèbre héroïne à la chevelure blanche et au visage recouvert de cicatrices s’avança jusqu’au centre de l’arène. Décrochant une corne creuse de sa ceinture, elle porta l’objet à sa bouche et entama son discours. Sa voix rauque et amplifiée résonna dans l’amphithéâtre.

« Peuple Fyros ! Amis de l’Empire ! Comme chaque année depuis la fondation de notre célèbre institut, cette journée a vu s'enchaîner les épreuves finales des Jeux de l’Académie ! Comme chaque année, nous avons été fiers de voir à l'œuvre dans leurs exploits nos jeunes académiciens et académiciennes ! Mais plus que jamais cette année, nous avons été ébahis par les prouesses de la nouvelle génération ! La Génération des Miracles ! Grâce à elle, l’Empire s’assure un avenir prospère et glorieux ! »

À ces mots, la foule s’emporta : les hourras fusèrent, les chopes s’entrechoquèrent et l’alcool vola. Euriyaseus laissa le tumulte se calmer puis reprit son discours.

« Patriotes, je comprends la ferveur qui vous anime ! Ce soir, un combat d’anthologie va se jouer ici même, au centre de notre antique Colisée ! Ce soir, durant la finale de l’épreuve de combat libre, Xynala Zeseus va prendre sa revanche contre celui qui détient depuis ses treize ans le titre de champion ! Celui contre qui elle a échoué en finale, l’an dernier, et qui va à nouveau tenter ce soir de conserver son titre ! J’ai nommé Melkiar de la tribu des Larmes du Dragon ! »

La foule explosa, et au même moment, le cor sonna. Deux silhouettes apparurent alors sur le seuil des portes du Colisée et s’avancèrent sous les applaudissements vers leur entraîneuse en chef. Toutes deux étaient vêtues de simples armures de cuir souple, qui, si elles n'opposaient qu'un faible rempart au tranchant des lames, donnaient à leur porteur une grande amplitude de mouvement. Les homins possédant des aptitudes de régénération hors norme, les guerriers habitués à encaisser des blessures préféraient généralement parfaire leur mobilité. Néanmoins, chacune des deux silhouettes était coiffée d’un large casque. Celui-ci était composé d’une base de cuir rigide recouvrant le crâne, de protections latérales en chitine retombant sur le front, les oreilles et la nuque, et d’une grille en épine rigide faisant office de visière. En effet, bien que capables de soigner magiquement la plupart de leurs blessures, les chocs trop violents à la tête pouvaient perturber le processus de régénération des homins. Comme à son habitude, Xynala était armée de ses deux massues courtes fétiches, dont la tête était constituée de quatre disques tranchants. Melkiar avait quant à lui opté pour un attirail plus classique, composé d’une rondache et d’une hachette. Lorsqu’ils arrivèrent au niveau de la générale, celle-ci reprit la parole.

« Bien ! Avant que le duel ne débute, laissez-moi rappeler les règles de l’épreuve de combat libre. Premièrement, les duellistes ont interdiction de transpercer la cage thoracique ou le crâne de l’adversaire. Deuxièmement, hormis pour se soigner, l’usage de la magie est totalement prohibé. Troisièmement, bloquer la régénération de l’adversaire, en l’empêchant par exemple de retirer une lame plantée dans son corps, est interdit. Paralyser ou assommer l’adversaire reste autorisé. Le combat se déroule en une manche gagnante, et se termine lorsque l’un des deux duellistes abandonne, reste paralysé au sol plus de dix secondes, tombe inconscient, ou lorsqu’un soigneur intervient. Maintenant, Xynala et Melkiar, saluez-vous ! »

Si la foule auparavant hurlante était désormais silencieuse, la tension n’en était que plus palpable : un calme pesant s’était abattu sur le Colisée et annonçait la tempête à venir. Xynala et Melkiar s’inclinèrent puis reculèrent de cinq pas. Euriyaseus, qui allait arbitrer le duel, s’éloigna lentement du centre de l’arène et rejoignit le groupe de soigneurs entrés dans la fosse un peu plus tôt. Toutes et tous se répartirent autour des deux duellistes, amplificateurs de magie enfilés, prêts à intervenir à tout moment. De longues secondes passèrent et le moment tant attendu arriva : Euriyaseus porta une dernière fois sa corne à la bouche et donna le signal de départ.

« Xynala, Melkiar, combattez ! »

Les premiers coups furent portés par la Fyrosse. À peine le combat eut-il commencé que Xynala infusa de la Sève dans ses jambes et bondit de quatre mètres en avant, massues en l’air. Dans un fracas assourdissant, les deux armes percutèrent la rondache de Melkiar, dont les bottes s’enfoncèrent dans la sciure sous la puissance de l’impact. Profitant de sa lancée, la Fyrosse porta une multitude de coups à son adversaire, qui les para agilement tout en reculant. Et puis, tirant avantage de l’ascendant qu’il avait accordé à Xynala, Melkiar ouvrit subitement sa garde : repoussant l’une des massues d’un mouvement puissant de bouclier, il assena un coup de hachette précis à sa rivale. C’était compter sans l'habileté de Xynala, qui inclina son autre arme de telle sorte que la lame de la hachette se coinça entre deux disques de sa massue. Alors, d’un coup de poignet puissant, elle fit pivoter son arme, espérant désarmer ou déséquilibrer son adversaire. Ne comptant pas abdiquer aussi rapidement, Melkiar agrippa vigoureusement le manche de sa hachette et accompagna le mouvement rotatif engendré par Xynala. Le Fyros fit mine de basculer sur le côté, puis réalisa une roue latérale en prenant appui sur le sol. Il répéta la figure une seconde fois, et esquiva le coup que sa rivale tenta de lui porter à l’aide de sa seconde massue. Ayant repris un peu de distance, Melkiar écarta finalement les bras en guise de provocation. Dans les gradins, la foule explosa, éblouie par cette première passe d’armes.

« Joli blocage, Xynala. N’est-ce pas moi qui t’ai appris cette technique ? »

Écartant les bras à son tour, la Fyrosse répondit du tac au tac.

« Jolie pirouette, Melkiar. C’est Brandille qui t'a appris cette acrobatie ? »

Melkiar laissa échapper un rire sincère et referma sa garde. Et à nouveau, Xynala bondit, prête à abattre ses massues. Ce n’est qu’une fois en l’air qu’elle comprit sa bêtise, au moment même où son rival la cueillait d’un coup de pied retourné dévastateur : face à un tel adversaire, innover était essentiel. La pointe de la botte s’enfonça dans son rein droit, et elle fut propulsée de plusieurs mètres en arrière. Avantagé, Melkiar se précipita vers la Fyrosse, désormais couchée dans la sciure. Infusant de la Sève au niveau de ses côtes cassées, Xynala se releva aussi vite qu’elle put. Malheureusement, elle n’eut pas le temps d’anticiper le lancer de rondache de Melkiar : le projectile percuta violemment son bras droit et sa massue voltigea. Le guerrier arriva alors au corps-à-corps et une longue passe d’armes débuta, durant laquelle Melkiar prit progressivement l’ascendant. Plusieurs minutes passèrent ainsi, et finalement, le guerrier porta un coup crucial à son adversaire : sa hachette se ficha en profondeur dans la cuisse gauche de Xynala dont la jambe s’écroula instantanément. Dégainant une dague de sa ceinture, bien décidé à égorger sa rivale afin de pousser un soigneur à intervenir, Melkiar crut la victoire à portée de main. Mais contre toute attente, la Fyrosse poussa sur sa jambe valide et sa massue devenue béquille pour se relever. Si cela ne fit qu’accentuer la gravité de sa blessure, elle profita de l’effet pour asséner un violent coup de tête à son rival qui manqua d’en perdre l’équilibre. Et avant même que le guerrier ne puisse comprendre ce qui venait d’arriver, la massue de Xynala s’écrasa sur la grille de son casque, qui s’enfonça profondément dans son visage.

Melkiar poussa un cri et s’effondra en arrière, tandis que Xynala, branlante, arrachait la hachette plantée dans sa cuisse en serrant les dents. Sans quitter Melkiar du regard, qui tentait d’enlever son casque déformé, elle préféra soigner la plaie béante qui torturait sa jambe, plutôt que de lancer un assaut incertain. Une fois le Fyros décasqué, il infusa de la Sève dans son crâne et répara la fracture au visage qui le défigurait. Certes, cette blessure lui avait été infligée par la visière de son casque. Mais sans celle-ci, le pire aurait pu arriver. Lorsque Melkiar fut totalement soigné, Xynala se redressa, la jambe gauche vierge de toute blessure. Désormais armée d’une massue et d’une hachette, elle était aussi toujours équipée de son casque. Melkiar était quant à lui visage découvert, et armé d'une simple dague. Si Xynala avait clairement l’avantage, le regard déterminé que lui envoya Melkiar lui rappela de ne pas le sous-estimer. Durant un petit moment, les deux adversaires se jaugèrent. Apparemment touchée par les échos du duel mental, la foule se calma soudainement. La tension était palpable dans tout le Colisée. De longues secondes passèrent ainsi, comme si le temps était suspendu. Et puis, finalement, Melkiar fondit sur sa rivale.

Le Fyros préparait quelque chose, Xynala en était convaincue. Tenant fermement ses armes, elle écarta légèrement ses jambes et abaissa son centre de gravité, raffermissant ainsi ses appuis. D’ici deux secondes, il serait au contact. Sans casque. Si elle arrivait à l’atteindre à la tête avec sa massue, ses chances de l’emporter augmenteraient grandement. Alors pourquoi s’exposait-il ? Dans quel piège tentait-il de la pousser ? Elle ne devait pas entrer dans son jeu. Elle ne devait pas l’attaquer. Elle l’attaqua.

Effectuant une frappe de taille précise, elle obligea son adversaire à esquiver, le Fyros n’étant pas suffisamment armé pour parer un tel coup. Mais contre toute attente, plutôt que de se décaler latéralement, Melkiar se laissa tomber à genoux, dos courbé et bras écartés, et glissa sur la sciure, sous la hachette. Alerte, Xynala abattit furieusement sa massue à l’horizontale, espérant toucher le Fyros qu’elle suspectait de vouloir lui trancher les jarrets. Si Melkiar réussit à se décaler suffisamment pour ne pas se prendre la massue en pleine tête, celle-ci percuta violemment son épaule. Son bras craqua et sa dague tomba. Mais malheureusement, cela ne suffit pas. Car Xynala vit un sourire se dessiner sur le visage de Melkiar, malgré la douleur que lui infligeait sa fracture. D’un mouvement précis, le guerrier envoya une poignée de sciure en plein dans la visière grillagée de sa rivale, située désormais à quelques centimètres de sa main. Aveuglée, la Fyrosse fit plusieurs bonds en arrière tout en assénant des coups dans le vent, persuadée que Melkiar comptait profiter de sa cécité pour l’attaquer. Pourtant, il n’en fut rien. Et lorsqu’elle retira son casque empli de sciure, elle le vit simplement ramasser la massue et la rondache laissées sur le sol. Une fois ceci fait, le Fyros se dirigea tranquillement vers elle, puis lui tendit l’arme.

« On échange, Xynala ? »

La Fyrosse soupira puis rendit la hachette à Melkiar. Décidément, ce combat allait être long. Et effectivement, le duel s’éternisa. Plus encore que celui qui les avait opposés l'année précédente. Si Melkiar dominait toujours son adversaire techniquement et physiquement, Xynala faisait preuve d’une rage et d’une audace à toute épreuve. Une audace qui donnait souvent lieu à de grands moments de bravoure, dont le public raffolait. C’est ainsi que, environ dix minutes après le début du combat, la Fyrosse réussit à arracher la main gauche de son rival tombé au sol. Il faut dire que les deux combattants donnaient l’impression d’être au bord de la mort. Leurs armures avaient depuis longtemps volé en éclats et leurs blessures étaient à peine refermées. Là était la limite des homins : leur incapacité à canaliser sans relâche la Sève qui les irriguait. Si Xynala crut quelques secondes que cette blessure infligée allait signer la défaite de son rival, c’était mal connaître l'opiniâtreté de Melkiar : faisant fi de toute douleur, le guerrier profita de sa position pour planter sa main valide dans la plaie béante qui balafrait l’abdomen de la Fyrosse. Au bout de ses forces, celle-ci ne put s'empêcher de pousser un cri et de lâcher sa massue. Certain que Xynala était sur le point de défaillir, Melkiar infusa alors tout ce qu’il put de Sève dans ses jambes et bondit en l’air. Atterrissant à genoux sur ses épaules, il assena de violents coups de coude sur son crâne ensanglanté. Si la Fyrosse tituba dangereusement, elle tint bon, et mordit le sexe de son adversaire, qui poussa lui aussi un hurlement. Pourtant, il ne s'interrompit pas, et continua de lui défoncer le crâne. Finalement, sentant la Fyrosse lâcher prise, le guerrier lui assena un dernier coup de coude et fit pivoter son bassin d’un coup sec. Un craquement sourd retentit dans le Colisée. Et bien qu’il ait chu avec Xynala, Melkiar fut le seul des duellistes à se relever. À moitié conscient, il chancela en direction des soigneurs pour les pousser à intervenir. Il avait brisé la nuque de son adversaire : paralysée ou inconsciente, elle perdrait cette finale dans moins de dix secondes, il en était certain. Amplificateurs de magie enfilés, les soigneurs accoururent. Melkiar sourit, et sous les acclamations de la foule, leva son moignon vers le ciel. Et au même moment, un éclair lui transperça l’échine. Transi de douleur, le Fyros se retourna et passa ses mains dans son dos. Au sol, à quelques mètres de lui, Xynala était toujours couchée sur le ventre. Couchée sur le ventre, le bras tendu vers l’avant. Elle lui avait lancé une dague dans le dos. La même dague qu’il avait dégainée et perdue au début du duel. Melkiar tomba à genoux et essaya de retirer la lame assassine. En vain. Un voile noir brouilla sa vue et le guerrier s’évanouit.

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Melkiar et Xynala furent les derniers à arriver dans la loge de la tribune des champions. Totalement soignés, ils étaient désormais vêtus, comme ces derniers, d’une belle tunique de lin vert. À peine eut-il passé le seuil de la porte que Melkiar s’arrêta. Se massant fermement la main gauche, il scruta longuement chacun et chacune de ses camarades : Tisse, Garius, Varran, Brandille, Xynala, Bélénor. Comme tous les Fyros présents dans cette pièce, toutes et tous avaient gagné une épreuve des Jeux de l’Académie. Et hormis Brandille, qui soutenait le regard du guerrier en souriant, personne ne semblait en supporter l’intensité. Le malaise contamina ceux qui ne faisaient pas partie du groupe d’amis et s'installa bientôt dans la pièce un silence gêné qui perdura de longues minutes. Puis, tel un sauveur, un costumier surgit et brisa la glace.

« En ligne, s’il vous plaît ! Oui, voilà, tenez-vous droits. Varran, sors ta tunique de tes braies. Mais, Brandille, tes cheveux !

— Comme d’ordinaire, mes tresses n’en font qu'à leur tête. Et je crois que ma tête ne veut pas être coiffée. Tu as passé vingt minutes à essayer l’an dernier, sans succès, tu t'en souviens ? »

Le costumier afficha une grimace dramatique puis se ressaisit.

« Bon, tant pis. De toute façon, nous n’avons plus le temps. N’oubliez pas de bien vous serrer. Les ex æquo font que vous êtes plus nombreux que l’an dernier… Bien, tout est en ordre. Vous pouvez y aller ! »

Un à un, les vainqueurs sortirent de la loge et empruntèrent un escalier menant droit vers la tribune. À chaque marche, le brouhaha de la foule gagnait en intensité. Toujours silencieux, Bélénor observait Melkiar. Il se demandait ce qu’il ressentait à l’idée de partager son titre avec Xynala. Lorsque le premier vainqueur accéda à la tribune, la force des acclamations fit trembler les fondations du Colisée. Si certains accueillaient les ovations avec enthousiasme, d’autres, tels Bélénor et Xynala, semblaient particulièrement embarrassés. Le Fyros balaya des yeux l'immense marée homine et se demanda si ses parents étaient finalement venus. Certes, tous deux étaient très occupés par leur travail respectif. Mais les Jeux de l'Académie étaient un moment de partage cher au peuple Fyros, qui réussissait à attirer et à fédérer les plus lointaines tribus du Désert. Il pouvait donc espérer que sa mère et son père soient présents ce soir. En revanche, une chose était certaine : sa nourrice adorée, Penala, qui était venue le soutenir à plusieurs reprises aujourd’hui, était sans nul doute, en cet instant, en train de verser une larme en le regardant. À cette pensée, son cœur se serra d’émotion. Lorsque le dernier des vainqueurs accéda à la tribune et compléta la ligne, Euriyaseus Icaron, toujours postée au centre de l’arène, prit la parole pour calmer la foule. Alors, spontanément, quarante-mille paires d'yeux se portèrent vers l'immense balcon qui, à l'opposé de la tribune des champions, dominait le Colisée. Accompagné de son héraut, l’Empereur Thesop s’y avança. Comme à l’accoutumée, il était vêtu de son imposante armure de combat noire, de sa majestueuse cape rouge, et d’un étonnant casque constitué d’immenses cornes d’animaux aujourd’hui disparus. Le héraut, tenant en main un feuillet, prit la parole.

Respectueux, les vainqueurs commencèrent par écouter le long discours de leur sharükos déclamé par la voix de son héraut. Puis, contre l'usage, qui imposait le silence absolu durant une allocution impériale, Melkiar interpella ses amis. Certes, personne ne pourrait l’entendre. Mais un tel manquement au code de conduite fit sursauter plusieurs des présents.

« Je suis fier de vous. Vous avez toutes et tous été exceptionnels. »

Bélénor rougit instantanément. Incapable de résister, il jeta un œil en direction de Melkiar. Alors, il croisa les regards discrets de Xynala et Tisse, qui semblaient elles aussi captivées par leur chef de bande. Le temps d'une pensée, Bélénor imagina ce que ses deux amies ressentaient pour Melkiar, et instantanément, un profond sentiment de tristesse l’envahit. Perturbé par cette émotion, il s’attarda quelques secondes sur Melkiar. Celui-ci regardait intensément en direction du héraut, et son visage affichait une certaine forme de convoitise. Melkiar lui avait déjà fait part du rêve insensé où il devenait sharükos, et jusqu’alors, il ne l’avait jamais pris au sérieux. Après tout, le pouvoir impérial était héréditaire. Pour autant, Bélénor était convaincu que son ami deviendrait un jour un grand chef. Regardant à son tour le balcon impérial, le Fyros blêmit. Malgré la distance, l’Empereur semblait observer Melkiar. Il en était persuadé. Comme toujours, le dirigeant dégageait une aura à la fois terrifiante et attirante. Une aura surnaturelle, dont l’inflexible autorité dépendait. Paniqué, et souhaitant à tout prix ne pas croiser le regard de l’Empereur, Bélénor leva les yeux et fixa le toit de l’édifice. Il calma sa respiration, et doucement, son rythme cardiaque ralentit. Avec toutes les rumeurs qui couraient sur celui que certains nommaient « Thesop le Fratricide », Bélénor préférait se tenir éloigné de tout contact avec l’Empereur. Pour se changer les idées, le jeune Fyros se concentra longuement sur deux étoiles blanches parfaitement identiques, situées juste au-dessus du balcon impérial. Si longuement qu’il crut les voir bouger. Les voir cligner. Lorsqu’il comprit que les deux sphères scintillantes n’étaient pas des étoiles, son cœur s’emballa de plus belle. Attrapant par réflexe la main de Brandille, il bégaya.

« B… Brandille. Sur le toit du balcon impérial. Il… Il y a un Kami Noir.

— Oui, je sais », répondit calmement l’enfant.

Déconcerté, Bélénor regarda son amie jouer avec ses tresses colorées. Un malicieux sourire se dessina sur son visage enfantin alors que ses yeux mauves se posaient sur lui.

« Ce Kami t’a observé toute la journée. Tu n’avais pas remarqué ? »

Interdit, Bélénor répondit par la négative d’un mouvement de tête. Et lorsqu’il chercha à nouveau les deux étoiles blanches au-dessus du balcon impérial, il ne les trouva pas.

Bélénor Nébius, narrateur