Chapitre I·XIV - Sauvagerie

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I·XIV - Sauvagerie
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An 2475 de Jena
Lorsque Bélénor ouvrit les paupières, il ne vit que les ténèbres. Où était-il ? Quel jour étions-nous ? Et pourquoi avait-il si mal au crâne ? Si son nez pris le privait d'odorat, le goût du sang tapissant son palais faisait grimacer le Fyros. Que lui était-il arrivé ? Crachant pour soulager ses voies respiratoires, il constata avec quelques secondes de latence que la glaire ensanglantée qu’il venait de rejeter s’était envolée droit vers le ciel obscur, salissant au passage les manches de sa combinaison. Car ses bras ballottaient étrangement au-dessus de sa tête. Reprenant peu à peu ses esprits, Bélénor regarda ses pieds. Ils étaient emmêlés dans un filet racinaire, par-delà lequel une lumière brasillante semblait filtrer. Le Fyros se pencha plusieurs fois en avant pour le saisir, en vain. Le sol se refusait à lui. Il soupira et cracha une seconde fois. À nouveau, la glaire fila au-dessus de sa tête. Au-dessus, ou en dessous ? Alors, des souvenirs lui revinrent. Le regard terrifié de Melkiar, l’explosion, le choc contre la paroi de la crevasse, la chute. Transi d’horreur, le Fyros regarda derechef ses pieds emmêlés. Cette lumière brasillante, c’était celle de l’explosion. De la surface. À cette révélation, il fut pris d’un terrible vertige. Car il était effectivement suspendu par les pieds dans le vide. Si son premier réflexe fut de hurler longuement, Bélénor comprit aussitôt que cela ne lui serait d’aucune aide. Alors, il essaya d’attraper le filet racinaire, encore et encore, sans succès. S’il voulait remonter, il fallait qu’il se débarrasse de son barda. De toutes les précieuses provisions et fournitures qu’il contenait. Il n’avait pas le choix… Contraint, le Fyros saisit les sangles de son sac et les détacha précautionneusement. Et au moment où son lest tomba, l’une de ses jambes se décrocha. Hurlant une nouvelle fois, Bélénor réussit dans la panique à se redresser suffisamment pour attraper le filet des deux mains. Il n’eut alors qu'à canaliser la Sève qui l’irriguait pour forcer les minces racines à s’écarter légèrement, assez pour que sa petite carcasse puisse se frayer un passage jusqu’à la surface du maillage.

Le premier réflexe de Bélénor fut de vérifier si l’un de ses camarades avait été aussi chanceux que lui. Son cœur se glaça d’effroi lorsqu’il aperçut les quelques morceaux d’armure encore fumants qui l’entouraient. Alors qu’il vérifiait leur provenance, la terreur laissa aussitôt place au soulagement : toutes appartenaient aux Sauvages qui s’étaient fait sauter… Encore tremblant, le rescapé passa sa main droite sur la plaie qui balafrait son front, la referma d’un coup de doigt et leva la tête. À première vue, il devait se trouver à deux cents mètres sous la surface. Par chance, il avait été projeté par l’onde de choc, et avait chuté à flanc de paroi jusqu’aux terminaisons racinaires d’un arbre des profondeurs. En avait-il été de même pour ses camarades ? Bélénor déglutit et s’avança prudemment jusqu’à la limite du filet, à l’endroit où il pliait sous son poids. Désormais habitué à l’obscurité, il devinait la présence de lueurs au fond de la crevasse. La profondeur lui paraissait tout à fait démesurée. Il espérait donc, tout aussi profondément, que ses camarades étaient parvenus, eux, à s’agripper au bord de la crevasse… Puis, s’imaginant être l’unique survivant, le Fyros sentit le rythme de son cœur s’accélérer et ses larmes monter. Et alors que, désorienté, il reculait vers la paroi d'écorce, il trébucha à mi-distance : il s’était pris les pieds dans une étrange racine, qui lui enserrait dorénavant la cheville gauche. Cette même cheville tranchée par un Sauvage embusqué sur le pont racinaire, plus tôt dans la nuit. Cette même racine… constituée de cinq doigts. Alors Bélénor hurla et se débattit comme un fou. Et s’il crut entendre une voix, l’écho de ses cris la masqua totalement. La scène dura de longues secondes, durant lesquelles la main ne lâcha pas prise.

« Bélénor, c’est toi ?

— Lâche-moi, lâche-moi !

— Bélénor, c’est moi !

— Lâche-moi !

— Bélénor, c’est Garius ! Calme-toi et aide-moi !

— Lâche-moi, lâche... Ga... Garius ?

— Mais oui putain, c’est moi ! Aide-moi, je suis coincé ! »

Immédiatement, la tristesse et la peur laissèrent place à l’euphorie la plus pure. Il n’était plus seul. Tout. Tout sauf la solitude. Usant de sa force et puisant dans la Sève, Bélénor aida son ami à s’extraire de la masse de racines enchevêtrées qui l'emprisonnait, en commençant par ses bras massifs. Sur Atys, la rapidité de croissance de certaines plantes était telle qu’il était parfois risqué de s’endormir trop longtemps en pleine nature. Lorsque le colosse eut repris le contrôle de ses membres supérieurs, il n'eut aucun mal à arracher les racines qui lui ligotaient les jambes. Fébrile, Bélénor ne put se retenir et sauta dans les bras de son ami. Il était si soulagé ! Puis, il l’observa des pieds à la tête. La déflagration avait arraché les plaques d’armures de son torse, son casque, et lui avait causé de profondes brûlures au niveau du cou, du visage et du crâne. Durant quelques minutes, les deux Fyros vérifièrent si d’autres des leurs étaient ensevelis dans le filet racinaire, et constatèrent qu’ils étaient bel et bien seuls. Ils retrouvèrent seulement la gigantesque hache de Garius.

« Il n’y a personne Garius, ça ne sert à rien. Assieds-toi là, je vais te soigner. » Le colosse baissa la tête et obéit. Il triturait le manche de son arme nerveusement. Bélénor, qui n'avait pas perdu ses précieux gants amplificateurs de magie, commença à prodiguer des soins à son ami. D’abord en silence. Et puis, Garius prit la parole :

« Bélénor, tu penses que…

— Garius, ça ne sert à rien.

— Mais, V… Varran. »

Comprenant l’inquiétude qu’il éprouvait pour son jumeau, Bélénor posa ses deux mains gantées sur les épaules désormais guéries de son ami. Lui-même ne pouvait pas s’empêcher de penser à Brandille.

« Garius, nous n’avons aucune idée de ce qu’il est advenu du reste de l’escouade. Mais si nous avons survécu, alors il y a de l’espoir pour eux aussi. Après tout, nous étions plus proches de ceux qui se sont fait sauter. Ils ont logiquement été moins impactés par l’explosion.

— Oui, tu as raison Bélénor, répondit le colosse en hochant la tête d’un air déterminé.

— Tu vois la faille dans la paroi ? ajouta le soigneur en pointant l’endroit d’où les racines jaillissaient de l’écorce.

— Euh, oui ?

— C’est notre porte de sortie. Ces fines racines sont celles d’un arbre dont le tronc ne se trouve sûrement pas à la surface, mais plutôt dans une caverne voisine. C’est comme si l’arbre essayait d’atteindre l’autre paroi, et de refermer la crevasse, tu vois ? Enfin, bref, Melkiar nous avait dit que les sous-sols de la région étaient particulièrement poreux. D’ailleurs, Fort Kronk est connu pour être connecté à un immense réseau de galeries. Si on a de la chance, il se peut qu’on tombe dessus ! »

À ces mots, Garius se leva précipitamment. Il débordait d’une nouvelle énergie. D’un pas décidé, il se dirigea vers la paroi de la crevasse.

« T’es vraiment trop malin Bélénor ! Vas-y, on fait ça. On rentre dans ta caverne, on trouve les galeries, on rejoint les autres et on casse définitivement la gueule aux Sauvages ! »

Heureux de voir que son ami avait retrouvé sa détermination, Bélénor se dirigea vers lui.

« Il reste pourtant un problème de taille, Garius. »

Bras croisés, le colosse se retourna. Et, l'air renfrogné, il fixa son ami.

« Vas-y Bélénor, accouche.

— Je viens de te le dire. On a un problème de taille. Ta taille. Je ne suis pas sûr que tu puisses passer dans la faille. » Pour toute réponse, le musculeux Fyros montra sa hache à Bélénor. Il ne résista cependant pas à l’ajout d’un commentaire.

« Pioche ou hache, même combat, Bélénor ! Je suis fils de mineur, aucun obstacle ne me fait peur. Et surtout pas quand il s’agit d’explorer les profondeurs de l'Écorce. On n'est pas Fyros pour rien, hein ?! »

Et sans plus de formalité, le colosse assena un violent coup de hache au niveau de la craquelure. Un bloc d’écorce et un morceau de racine se séparèrent aussitôt de la paroi, élargissant un peu la faille. Tout sourire, Bélénor s’assit. Garius n’imaginait pas à quel point sa présence était réconfortante.

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Le travail d’excavation s’avéra moins compliqué que prévu : plus les deux Fyros avançaient dans la faille, et plus celle-ci s’élargissait. Après une heure de bûcheronnage, Garius n’eut plus besoin de tailler l’écorce pour réussir à se déplacer à l’intérieur de la paroi. Seules les racines de l’arbre vers lequel ils essayaient de remonter se révélaient parfois difficiles à déplacer. Souvent, ils devaient se contorsionner. Et même si les lanternes que Bélénor avait confectionnées leur permettaient de voir où ils allaient, il n’était pas rare qu’ils se cognent la tête ou se coincent les mains. Et puis finalement, après une longue heure à ramper, Garius en tête, le colosse poussa un cri.

« Bélénor, je vois de la lumière ! Là, y’a de la lumière ! Juste là ! Ah, putain de racines, barre-toi ! Là, Bélénor, tu vois ?

— Je ne vois que toi, Garius ! répondit sèchement Bélénor, excédé. Alors avance !

— Waouh, c’est trop beau Bélénor ! Rrrah, je suis coincé… »

Rotoai dans les Primes Racines

Garius se débattit, donna involontairement un coup de pied dans le nez de son ami, hurla un bon coup, et finit par s’extirper de la faille, moyennant l’arrachage de quelques fines racines. Trop vite, sûrement, puisque Bélénor le vit perdre l’équilibre et dévaler une courte pente. Si le Fyros accueillit sans surprise le juron que poussa alors son ami, son cœur s’emballa lorsque le bruit sourd d’un grand remous lui parvint aux oreilles. De l’eau ? Hâtivement, et avec bien plus d’aisance que Garius, Bélénor s’échappa de la faille. La beauté du panorama qui s’offrait à son regard le pétrifia de stupeur. Il venait de pénétrer dans une immense caverne dont les parois d’écorce et le plafond, situé à une cinquantaine de mètres du sol, étaient constellées de blocs d’ambre. Tantôt diaphanes, tantôt réfléchissant la lumière produite par les nombreuses lucioles et plantes bioluminescentes qui peuplaient les profondeurs, les cloisons iridescentes de ce décor merveilleux rappela à Bélénor certains sites de fouilles qu’il avait pu visiter lors de son passage à Coriolis. En revanche, jamais il n’avait vu de végétaux aussi beaux que la gigantesque rotoa qui trônait au centre du lac dans lequel Garius était tombé. Cette plante endémique des Primes Racines, tant célébrée pour sa beauté, devait mesurer dans les quinze mètres. Un spécimen impressionnant, qui aurait ravi les botanistes matis, dont chacun connaissait l’attrait pour les rotoai. En effet, la rotoa était une plante née de la fusion de racines de différents végétaux, dont l’un d’entre eux s’était spécialisé dans la reproduction de l’espèce chimérique, via la conception de fleurs aux teintes roses, mauves et blanches. Des fleurs qui, vues d’ici, devaient mesurer dans les six mètres de circonférence. Une plante magnifique donc, mais aussi un objet d’étude précieux pour les scientifiques d’Atys, pour qui la rotoa représentait l’incarnation de l’être symbiotique.

« Bélénor, l’eau est si fraîche ! C’est fou de se dire qu’il fait si bon, alors qu'à seulement quelques kilomètres à l’est, les cavernes sont de véritables fournaises ! Allez, viens te baigner ! »

Lumper dans les Primes Racines

Le Fyros ferma la bouche et se dirigea vers son ami. C’est en marchant qu’il remarqua la fine pluie de pollen multicolore qui emplissait l’espace, et qui participait à l’effet kaléidoscopique hypnotisant général. C’était donc ça, l’écosystème des Primes Racines ? Lorsqu’il arriva au bord du bassin, il commença à dégrafer sa combinaison. Et puis, remarquant qu’un groupe de quatre lumpers étaient en train de se désaltérer prudemment non loin de là, il hésita. Ces herbivores au pelage émeraude, au dos recouvert d’épines, et aux quatre longues et puissantes pattes arquées, ne représentaient pas une menace. À bien y regarder, leurs gros yeux rouges et charnus placés sur les deux côtés de leur tête laissaient même deviner la crainte qu’ils ressentaient vis-à-vis des deux homins. Par contre, leur présence témoignait de l’existence d’une faune sauvage dans ces cavernes, dont certaines espèces étaient probablement bien plus dangereuses que les lumpers. Bélénor frissonna en pensant aux vorax, ces lézards endémiques des Primes Racines pourvus d’un dos épineux et d’une gigantesque mâchoire bardée de dents aussi tranchantes qu’un rasoir. Des prédateurs qui pouvaient, lui avait-on dit, atteindre jusqu'à cinq mètres de long. Il n’en avait jamais rencontré. Et bien que sa curiosité fût grande, le Fyros voulait éviter de faire la connaissance d’un tel prédateur alors qu’il prenait son bain. Aussi, tout en remplissant sa gourde, il interpella son ami sans tarder :

Vorax dans les Primes Racines

« Garius ! Tu devrais sortir. On ne sait pas quelles créatures peuplent ces cavernes…

— Oh allez, rien qu’une petite brasse ! On l’a bien mérité ! »

Au même moment, un rugissement terrifiant retentit au loin, et se propagea en écho jusqu’à faire clapoter l'eau du bassin. Aussitôt, le dos épineux des lumpers se hérissa dans un frémissement semblable à celui d’un carillon à vent. Bélénor regarda les animaux quitter le point d’eau en toute hâte, puis porta à nouveau son regard sur Garius. Le colosse paraissait bien moins décontracté.

« Bon, d’accord, c’est dangereux, je sors. »

Durant les heures qui suivirent, les deux Fyros explorèrent la succession de cavernes qui s’ouvraient à eux. Dès qu’ils le pouvaient, ils se dirigeaient vers l’ouest, et donc en direction de Fort Kronk. S’ils croisèrent quelques groupes de varinx embusqués, ils réussirent à se tenir éloignés des vorax. Le seul qu’ils virent – un énorme spécimen – piquait un somme sur l’îlot central d’un grand lac. Arrivant à l’extrémité d’une caverne qui ne semblait s’ouvrir sur aucune autre, tous deux se mirent à chercher un passage masqué par la végétation. Après quelques minutes d’investigation, Garius poussa un juron différent de ceux qu’on lui connaissait. À son intonation, Bélénor sut qu’il avait découvert quelque chose de notable.

« Qu’est-ce que tu as trouvé Garius ? »

Debout face à la paroi qu’il venait de débroussailler, le colosse avait enfoncé sa tête dans une faille latérale.

« C’est… C’est incroyable Bélénor, viens voir ! » répondit le colosse, la voix étouffée par l’épaisseur de l’écorce.

Le cœur du Fyros s’emballa alors qu’il se hâtait en direction de son ami. Qu’avait-il découvert ? Lorsqu’il arriva à son niveau, Garius se décala sur la droite et fit signe à son camarade de passer sa tête dans la faille. Alors, le Fyros se mit sur la pointe des pieds. Et comme Garius, il fut frappé de stupeur par le paysage qui se dessinait devant lui. La caverne dans laquelle se trouvaient les deux Fyros, pourtant large de plusieurs centaines de mètres, n'avait aucune commune mesure avec celle qu’ils observaient désormais depuis leur fenêtre. Elle n’était qu’un grain de poussière collé au plafond d’une caverne aux dimensions continentales. Car c’était un véritable monde qui s’offrait aux yeux des deux Fyros. Un monde enfoui et secret, composé de forêts, de mers et de montagnes racinaires, s’étendant sur des kilomètres, au-delà de l’horizon caverneux. À première vue, le ciel de ce monde obscur devait se situer à plusieurs centaines de mètres du sol. Un ciel recouvert d’amoebai, ces étranges plantes translucides en forme d’étoile, dont les extrémités étaient parfois recouvertes de poils urticants bioluminescents. Des plantes bien moins lumineuses que de vraies étoiles, ce qui ne rendait pas aisée l’observation du continent enfoui. De ce fait, Bélénor ne sut pas si ce qu'il aperçut alors était une ville en ruines nichée entre deux racines montagneuses, ou une simple illusion fantasmée par son imagination…

Amoebai dans les Primes Racines

« C’est donc ça les vraies Primes Racines, Bélénor ? C’est fou ! T’imagines tout ce qu’il y a à découvrir dans les profondeurs de l’Écorce ? Ça me dépasse… Tu sais, Bélénor… »

Garius bafouilla quelque chose puis se tut. Son ami, fasciné par le panorama, ne remarqua pas qu’il s’était interrompu. Quelques secondes silencieuses s’écoulèrent, puis le colosse reprit :

« Même si je m’inquiète pour nos amis, je suis vraiment heureux de vivre cette aventure avec toi… J’aimerais aussi m’excuser, à nouveau, pour toutes ces fois où Varran et moi t’avons brutalisé. J…

— Garius, nous en avons déjà maintes fois discuté. C’est du passé, vous êtes pardonnés. Et moi aussi, je suis heureux de vivre cette aventure avec toi. Sincèrement. »

Avec les années, Bélénor avait presque oublié l’époque où les jumeaux Décos le brutalisaient. Désormais, tout cela appartenait au passé. Un passé révolu, dont il ne souhaitait pas se rappeler. Pourtant, des souvenirs lui revinrent, bien malgré lui. Notamment le jour où il avait rencontré Melkiar pour la première fois. Le jour où ce mystérieux enfant au charisme surnaturel l'avait prévenu de la solitude qui lui serait destinée s’il ne modifiait rapidement son comportement. Tapotant l’épaule massive de son ami, le Fyros continua.

« Nous aurons plein de choses à rapporter aux autres, n’est-ce pas ? Ils vont bien, j’en suis certain. D’ailleurs, peut-être auront-ils eux aussi des histoires à nous raconter ! Tu sais Garius, lorsque j’observe ce panorama, je comprends comment la soif de la découverte peut pousser notre peuple à creuser aussi profondément. Comment elle peut nous pousser à prendre tant de risques. Je comprends aussi mieux pourquoi la Karavan nous demande si ardemment de ne pas explorer les Primes Racines. Peut-être ne souhaite-elle pas que l’on découvre certaines choses… J’ai cru voir des ruines, là-bas entre les deux montagnes. Tu les vois ? »

Bélénor, à nouveau perdu dans ses pensées, fixait intensément les ruines hallucinées. Dix longues secondes passèrent avant qu’il ne se rende compte que Garius n'avait pas répondu à sa question.

« Garius ? »

Sans quitter le paysage des yeux, le Fyros posa à nouveau sa main sur l’épaule de son ami. Malheureusement, il était déjà trop tard. Avant même qu’il ne puisse réagir, le corps du colosse s’effondra en arrière. Par réflexe, Bélénor plongea ses mains dans les gants amplificateurs de magie attachés à sa ceinture. Il comprit bientôt que cela ne lui serait d’aucune utilité : au moment où il retirait sa tête de la faille, il vit neuf homins lui faire face. Tous portaient le mélange bigarré de pièces d’armures repeintes en ocre que les Sauvages arboraient d'ordinaire, et l’un d’entre eux serrait entre ses mains une longue sarbacane. Bélénor déglutit et leva les mains en signe de soumission. Tout allait bien. Garius avait simplement été endormi. Et lui, bien conscient, était plus intelligent que tous ces Sauvages réunis. Il réussirait sans peine à négocier. Tout allait bien. Cherchant le chef des yeux, il déglutit une seconde fois.

« Bon… Bonjour, je me présente, Bé… »

Malheureusement, la massue qui vint lui percuter le crâne ne lui laissa pas l’occasion de se présenter plus longuement. D’autant qu’elle frappa à l’endroit exact où sa tête avait heurté la paroi d’écorce, quelques heures plus tôt. Et avant même qu’il ne réussisse à infuser de la Sève au niveau de sa lésion, il s’effondra sur le corps de son ami.

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C’est entravé et bâillonné que Bélénor reprit connaissance. Face à lui, yeux grands ouverts et bouche muselée, Garius grogna. Il tentait probablement de lui dire quelque chose. Balayant rapidement l’espace du regard, le Fyros analysa la situation : tous deux étaient ligotés à une chaise de fortune et attablés devant une grosse souche d’arbre qui semblait avoir été placée là pour l’occasion. Car l’endroit dans lequel ils se trouvaient était étrangement vide. Il s’agissait d'une espèce de conduit circulaire d’une vingtaine de mètres de diamètre, dont les extrémités se perdaient dans l’obscurité. Rien à voir, donc, avec les cavernes regorgeant de vie qu’ils avaient parcourues plus tôt dans la nuit. Inspectant plus attentivement les parois, Bélénor eut un déclic : cet étrange conduit était une veine de sève asséchée. Une veine de sève qu’on avait vidée, nettoyée et transformée en un couloir de déplacement. Un couloir qui appartenait sans nul doute au réseau de galeries artificielles dont Melkiar leur avait parlé. Cela signifiait-il que les Sauvages hantaient toujours les sous-sols de la vallée de Fort Kronk, et ce malgré la victoire des Larmes du Dragon ? Probablement. Mais cela indiquait aussi qu’ils étaient proches de la surface, et donc de leurs alliés. Durant quelques minutes, Bélénor tenta de desserrer ses liens, en vain. Et puis, des bruits de bottes résonnèrent dans le conduit impénétrable. Des homins approchaient. Inquiet, le Fyros chercha du réconfort dans les yeux de Garius, qui lui fit clin d'œil. Au même moment, une grosse hache émergea de l’obscurité et se ficha dans la souche d’arbre. La hache de Garius.

« Jolie hache. T’as tué combien des nôtres avec cette arme ? »

Un Sauvage, casqué, venait de s’appuyer sur la table de fortune, lanterne à la main. Son accent était très marqué. Garius, toujours muselé, bafouilla une réponse. L’homin lui arracha son bâillon sans ménagement.

« Tu disais ?

— Ah, putain… Donc oui, je disais : pas assez ! »

Passant à nouveau sa main derrière la nuque du colosse, le Sauvage saisit son crâne lisse et lui écrasa la tête contre la souche. Des rires rauques et étouffés retentirent autour des prisonniers, dans l’obscurité. Bien décidé à ne montrer aucun signe de faiblesse, Garius rit à son tour. De son côté, Bélénor gesticulait comme un dément en baragouinant des propos incompréhensibles. De toute évidence, il voulait prendre la parole. Faussement compatissant, le Sauvage le délivra à son tour de sa muselière. C’est sans perdre une seconde que Bélénor asséna son discours.

« Bonjour, fiers représentants de la tribu des Sauvages ! Je me présente, Bélénor Nebius, ambassadeur de l’Empire Fyros envoyé dans votre pays pour arbitrer les négociations entre votre tribu et celle des Larmes du Dragon ! »

Le mensonge était gros. En témoignait le regard interloqué que lui envoya Garius. De la même manière que les différentes escouades de l’escadron du capitaine Apokillo avaient été envoyées à différents endroits stratégiques du désert extrême-occidental, l’escouade dirigée par Melkiar était un simple renfort dépêché par l’Empire pour affermir les défenses de Fort Kronk. L’Empire n’avait jamais prévu de négocier. Mais, si ce mensonge passait, l’espoir de négociations ajouté à l’immunité diplomatique dont jouissait, en principe, tout ambassadeur, pourrait leur sauver la mise. Instantanément, des murmures se firent entendre dans la pénombre. Son introduction avait fait son petit effet.

« Un ambassadeur, hein ? répondit sèchement le Sauvage. Je reconnais bien là l’Empire. Détruire puis négocier. On m’avait dit que Thesop était un tyran sans honneur, et qu’avec son assassinat, tout deviendrait plus simple pour nous. Mensonges. Rien n’a changé depuis que Krospas dirige votre empire décadent. Vivre derrière ces murs vous a définitivement transformés en couards serviles. J’ai honte de partager votre sang ! »

Plus patriote que quiconque, Garius chercha à se lever, prêt à décrocher la mâchoire de celui qui venait d’insulter son peuple et son Empereur. Malheureusement, les liens qui le maintenaient à la chaise étaient trop nombreux et serrés. Même pour lui. Alors, le Fyros cracha sur l’armure du Sauvage. Aussitôt, des poings surgirent des ténèbres et le passèrent à tabac. La chaise de fortune bascula sur le côté et la bastonnade continua. Au sol.

« On vous a bien attachés, vous ne pourrez pas vous libérer. Et puis on a rempli vos combinaisons de fioles d’huile. Si vous tentez d’enflammer vos liens, c’est tout votre corps qui s’embrasera. »

À ces mots, le Sauvage s’assit à califourchon sur la souche, face à Bélénor, devant la hache.

« Bon, discutons entre Fyros civilisés. Je suis Aekoros, l’un des meneurs de la tribu des Sauvages. J’ai une première question à te poser, Bélénor Nebius : êtes-vous de l'escouade que commande le fils du chef tribal Tigriron ? »

Décontenancé, Bélénor jeta un coup d'œil rapide à Garius. Donc, les Sauvages cherchaient Melkiar ? Il aurait dû s'en douter. Idéalement, il devait s’assurer qu’il soit sain et sauf sans révéler leur appartenance à l’escouade. Un mensonge impossible à défendre. Surtout maintenant qu’il s’était fait passer pour un ambassadeur chargé de mener des négociations entre les Sauvages et la tribu dirigée par le père de Melkiar… Alors que, toutefois, il ne désespérait pas de trouver rapidement une solution, Garius ne lui laissa pas l’opportunité de se creuser les méninges assez longtemps.

« Si jamais t’as touché un seul cheveu de Melkiar, je te… »

Les coups de pied reprirent aussitôt. Bélénor, qui commençait à paniquer, ne réussit pas à contenir son émotion.

« Arrêtez ! Et, Garius, laisse-moi parler ! Oui, nous faisons partie de l’escouade du fils de Tigriron. Notre mission était d’atteindre Fort Kronk afin de lancer les négociations avec la tribu des Sauvages. Mais nous nous sommes fait attaquer par certains d’entre vous sur un pont racinaire et…

— Je sais ce qu'il s'est passé. Vous avez été chanceux que seule une partie du pont s’effondre. Moi, ce que je veux savoir, c’est où se trouve le fils de Tigriron. On vous a vu descendre dans nos galeries. »

À ces mots, le cœur de Bélénor se souleva. Une seule partie du pont s’était effondrée ? Donc, Melkiar et les autres avaient survécu ! Mieux encore : ils étaient partis à leur recherche en empruntant le réseau de veines asséchées. Ils pouvaient débarquer d’une minute à l’autre pour les libérer. En attendant, il devait gagner du temps.

« Tu te trompes, nous avons été séparés de notre escouade durant l’explosion ! Nous sommes tombés dans la crevasse et avons miraculeusement trouvé un passage pour rejoindre les cavernes. Nous ne savons pas où ils se trouvent. Mais en tant qu’ambassadeur, je suis un prisonnier de valeur ! Si vous les trouvez, vous serez en position avantageuse pour négocier ! »

Oui, c’était la seule stratégie viable. D’ici à ce que les Sauvages les ramènent auprès de Melkiar et des autres, il trouverait un moyen de négocier. Voire de les piéger. Il devait consacrer tout le temps qui lui restait à imaginer toutes les solutions possibles.

« Tu voudrais me faire croire que vous avez survécu à une chute de plusieurs centaines de mètres ? Pour qui me prends-tu ? Je connais cette partie du désert mieux que quiconque.

— Alors tu sais sans doute que les parois des crevasses sont souvent tapissées de racines ! Nous sommes tombés dans une espèce de filet, et ce n’est qu’ensuite que nous sommes remontés à la source des racines, à travers la crevasse de la paroi. Tu dois nous croire. Nous ne savons pas où ils sont !

— Et puis si on savait où ils sont… Kof kof… on te le dirait pas, renchérit Garius en toussant du sang. On préfère attendre qu’ils nous retrouvent… et vous butent tous.

— Garius, ferme-la ! »

La bastonnade reprit aussitôt. Mais d’un signe de main de leur supérieur, les sbires cessèrent. Un silence pesant s’installa alors dans le conduit obscur, où seule la respiration sifflante de Garius était perceptible. Et puis, le Sauvage se leva, posa la lanterne qu’il tenait au sol, saisit les bords de son casque, et lentement, le retira. Il était un Fyros d’environ quarante ans, dont les cheveux couleur bois, très abîmés, se confondaient avec son visage bruni et bardé de cicatrices. Délicatement, il posa l’une de ses mains gantées sur le manche de la hache de Garius, dont la lame était encore fichée dans la souche. Bélénor ne réussit pas à déchiffrer le regard qu’il lui envoya.

« C’est un piège ? Vous vous croyez plus malins que moi, hein ? dit-il en caressant le pommeau de l’arme.

— Non, non, absolument pas ! Ne l’écoute pas, il n’y a aucun piège ! Nous ne savons pas où se trouvent nos camarades !

— Vous êtes tous pareils, vous, les impériaux. Vous nous prenez pour des cons. Des dégénérés, des primitifs… Oui, nous sommes des Sauvages. Mais pas parce que nous ne sommes pas civilisés, non. Parce que nous chérissons notre liberté, et que nous sommes prêts à tout pour la préserver ! Mes camarades, sur le pont, qui se sont fait sauter : ils étaient malades. C’est ce qui arrive lorsqu’on respire trop longtemps les torrents d’air du Désert de Feu. C’est ce qui arrive lorsqu’on ne vit pas derrière des murs. Bien sûr, ils auraient préféré vivre quelques années de plus. Mais encerclés comme ils l’étaient, ils ont décidé de tenter le tout pour le tout. Ils n’avaient plus rien à perdre, ils avaient déjà tout accompli. Et vous savez quoi ? Moi aussi, j’ai déjà beaucoup accompli.

— Je t'en prie, écoute-moi ! »

D’une main, le Sauvage attrapa Garius par le col de sa combinaison et plaqua sa tête tuméfiée contre la souche. La bouche ébréchée du colosse laissa échapper un chuintement railleur alors que les yeux de Bélénor se remplissaient de larmes.

« T’as encore quelque chose à dire ? questionna le Sauvage en se penchant vers son oreille.

— Oui… Je… Je pisse sur tes ancêtres.

— Mais… Garius, tais-toi ! Aekoros, écoute-moi. Pourquoi te mentirais-je, pourquoi ?! Nous sommes tous les deux des otages précieux, tu… tu as tout intérêt à nous garder prisonniers et à négocier notre libération avec Melkiar ! Tu as tout à y gagner, et nous avons beaucoup à offrir !

— Vous ? Je croyais que c’était toi, l’otage précieux… Des mensonges. Encore des mensonges. Vous ne me prenez définitivement pas au sérieux. Maintenez-le bien ! lança-t-il d’un ton ferme à ses sbires en giflant le crâne de Garius.

— Je t’en prie, qu’est-ce que tu comptes faire ?! »

Pour toute réponse, le Sauvage arracha la hache de son socle et se mit à faire les cent pas, manifestement plongé dans ses réflexions. Plusieurs dizaines de secondes passèrent ainsi. Et puis, dans un murmure, Garius tenta de rassurer Bélénor.

« Ne t’en fais pas Bé… Bélénor. Tout… Tout va bien… Kof kof… Tout va bien se passer.

— Ga… Garde le silence Garius, je… je t’en prie, bégaya le Fyros, les yeux embués de larmes. U… Utilise la Sève et soigne tes blessures. Moi je… je gère la situation, d'accord ? »

Garius, la tête toujours plaquée contre la souche, improvisa un sourire édenté. Au même moment, le Sauvage stoppa sa marche pensive.

« Bon, j’ai décidé de te croire, Monsieur l’Ambassadeur. On va te garder en otage et tenter de… « négocier » avec le dénommé Melkiar. »

Le cœur de Bélénor s’emballa à nouveau.

« M… Merci ! Tu… Tu viens de prendre la meilleure décision de ta vie ! Tu ne le regretteras pas !

— Je l’espère. De toute façon, si tu as tenté de nous berner, tu finiras comme ton ami.

— Co… Comment ça ? »

Et, d’un coup de hache précis, le Sauvage décapita Garius. La tête du Fyros, dans un dernier sourire, tomba sur le sol et rebondit jusqu’à Bélénor. Et, à chaque rebond, le coup se répercuta au centuple dans le Fyros. De son cœur à son crâne. Alors, il hurla. Il hurla comme il n’avait jamais hurlé. Son âme vola en éclats ; son esprit s’embrasa ; la montagne de ses souvenirs tomba en ruine, emportant avec elle ses derniers affects. Sans le vouloir, il se vomit lui-même, s’expurgeant de tout ce qui pouvait encore le rattacher à la réalité. C'est-à-dire de son existence même. Il s’évanouit dans un coin de sa tête, laissant son enveloppe inhabitée à la merci du monde. Espérant oublier. Oublier l’image de la tête grimaçante de Garius, qu’il ne pouvait se résoudre à quitter des yeux. Oublier cette douleur. Tout oublier… Mais rien ne reste indéfiniment vide. Rien. Alors, à peine se crut-il éteint à jamais, qu’une ombre séculaire s’insinua en lui, et qu’un chant liturgique émergea des profondeurs de son cœur. En rythme, l’ombre se mit à danser.

« Je veux mourir…
— Tu ne peux pas, j’ai besoin de toi Bélénor. »

« Faites-le taire ! Qu’il arrête de hurler ! » beugla le Sauvage par-dessus les hurlements du malheureux Fyros.

« Ce… ce monde est si cruel…
— Pense aux Jours Heureux, Bélénor. »

« Bâillonnez-le, ou coupez-lui la langue ! »

« Je… Je ne peux pas accepter ça…
— Tu dois l’accepter, Bélénor. Tu dois avancer. »

« Mais faites en sorte qu’il reste conscient ! »

« Je… Je ne veux pas les perdre…
— Je suis toujours à tes côtés, Bélénor. N’oublie jamais. »

« Je veux qu’il comprenne comment nous souffrons…

— Je… Je ne veux pas… Je ne veux pas les perdre, sanglota le Fyros, dont les hurlements avaient cessé.

— Les perdre ? Tes camarades ? Si le piège que je compte leur tendre en t’utilisant comme appât fonctionne, c’est pourtant ce qui arrivera, répondit froidement le Sauvage.

— Non… Je ne veux pas les perdre…

— Rien n’est juste à la guerre, Bélénor Nebius. Rien. Tu les rejoindras vite, rassure-toi.

— Non… Non… non…

— Allez, muselez-le. »

Deux des sbires s’avancèrent vers le Fyros, qui ne cherchait même plus à se débattre. Et tandis que celui de gauche s’apprêtait à bâillonner le prisonnier, il s’arrêta net. Quelque chose semblait avoir attiré son attention, derrière Bélénor, dans l’ombre. Ne comprenant pas ce qu’il voyait, le sbire jeta un coup d'œil à son camarade. Celui-ci venait d’entamer un lent mouvement de recul, paumes tournées vers le sol.

« Qu’est-ce que vous attendez ? Bâillonnez-le.

— Chef… Il y a quelque chose, là. Tu ne les vois pas ? Deux sphères… »

Le sbire n'eut pas le temps de terminer sa phrase qu’un tentacule de ténèbres surgit du néant et lui perfora la poitrine au niveau du cœur. Un vent de panique gagna aussitôt le groupe de Sauvages qui dégaina haches et fusils. Mais rien ne pouvait arrêter l’orage qu’ils avaient levé… Car, depuis les ténèbres, une multitude d’autres appendices noirs fondirent sur les malheureux, bien incapables de se défendre. Entendant l’écho lointain des cris d’horreur, Bélénor émergea en partie de son état catatonique. Où était-il ? Qui poussait ces cris ? Et quel était ce liquide chaud et épais qui lui coulait sur le visage et infiltrait les brèches de son armure ? Alors, le Fyros leva la tête. Malgré la faible lueur émise par la lanterne, il reconnut sans mal un Kami de la jungle : la profondeur de ce noir ; la blancheur de ces yeux. Mais celui-ci était différent des Kamis habituels. Car son petit corps était suspendu à six longues pattes noires et velues, semblant jaillir de son échine… Toujours ailleurs, Bélénor observa l’étrange Kami passer par-dessus lui, lentement. Il aurait dû être terrifié par l’apparence sinistre de la créature divine, il le savait. Pourtant, il ne ressentait aucune peur. Il ne ressentait plus rien.

« Les… Les Sauvages ont toujours vénéré les Kamis… Alors… Alors pourquoi ? »

Bélénor baissa la tête. Un Fyros aux cheveux couleur bois et au visage bardé de cicatrices, celui-là même qui venait de prononcer ces mots, était étendu dans un charnier d’homins. Il lui manquait ses jambes. C’était donc ça, le liquide qui lui maculait le visage : du sang.

« Tu… Tu cachais bien ton jeu… Bélénor Nebius… »

Ils se connaissaient ? Lorsque le Kami s’immobilisa au-dessus de l’estropié, celui-ci pointa la dague qu’il tenait contre sa gorge. Il semblait déterminé à en finir. Et alors qu’il s’apprêtait à se la trancher, son mouvement stoppa net. Le bras du Fyros tremblait. Comme si une force invisible l’empêchait de continuer. Il balbutia :

« Vous… Vous n’êtes pas des dieux… Vous êtes… des démons ! »

Intrigué, Bélénor porta à nouveau son regard sur la créature spirituelle. Au-dessus de l’amputé, le Kami était en train de changer d’apparence. Son corps, naturellement rebondi, gonflait à vue d'œil. Sa tête s’élargissait de telle sorte que, peu à peu, ses yeux livides migrèrent vers ses tempes. Ses petites pattes se recroquevillèrent, jusqu’à disparaître totalement. Mais le pire restait à venir… Car dans un gargouillement immonde, la masse noire et enflée se déchira. De bas en haut. Ce n’est que lorsque Bélénor aperçut l’ignoble fente bardée de dents qu’il reprit conscience de lui-même : son corps, toujours ligoté à sa chaise, était désormais saisi d’une peur viscérale. Oui, il était paralysé de terreur. Et alors que la gueule cauchemardesque se rapprochait du Sauvage, lui aussi tétanisé, il sombra. Il sombra et rêva. De la tête de Garius, des hurlements de désespoir de Varran, de la toilette prodiguée par Tisse, des caresses de Xynala, et du regard éteint de Melkiar.

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Pour la troisième fois en quelques heures, Bélénor reprit connaissance. La première chose qu’il vit en ouvrant les yeux fut le visage de Xynala, yeux clos, situé à quelques centimètres du sien. La Fyrosse, allongée contre lui, semblait dormir. Donc, il n’avait pas rêvé : ses camarades l’avaient bien retrouvé. Tout était réel, même la mort de Garius… Observant autour de lui, il remarqua que tous deux se trouvaient dans une petite alcôve creusée dans l’écorce, éclairée par la lueur d’une lanterne pendue au plafond. Puis, Bélénor posa à nouveau son regard sur le visage endormi de son amie. Elle semblait si sereine. Soulagé de la savoir saine et sauve, il l’embrassa sur le front. Bien qu’assoupie, Xynala réagit en passant un bras sous son aisselle et en se serrant contre lui. Le contact de sa peau chaude était si apaisant.

« Xynala, tu m’entends ? Je dois voir le corps de Garius. Où est-il ? »

D’un sursaut, la Fyrosse se réveilla. Et à peine croisa-t-elle le regard de Bélénor que ses yeux se chargèrent de larmes. Aussitôt, elle enfouit son visage dans le cou de son ami. Le Fyros sentit les muscles puissants de son bras se contracter, contre son dos.

« Bélénor, j’ai eu si peur pour toi… Mais… Garius… Je suis tellement triste…

— Xynala, je dois voir son corps. S’il te plaît, où-est-il ? »

Desserrant son étreinte, l’homine souleva le drap qui les recouvrait et se leva. Elle était nue.

« Nous l'avons déposé dans une salle à part, dit-elle en ramassant sa combinaison en cuir. Melkiar veille sur Varran, et Tisse et les autres montent la garde. Nous avons trouvé refuge dans un repaire enfoui appartenant aux Larmes du Dragon.

— Et Brandille ? questionna Bélénor, en essayant d’ignorer les pleurs lointains de Varran.

— Brandille est allé chercher du renfort à Fort Kronk. Ils ne devraient plus tarder. Lui seul pouvait parcourir les derniers kilomètres sans risque. »

Rassuré, Bélénor se leva et s’habilla à son tour. Puis, il suivit Xynala jusqu’à la chambre funéraire improvisée. Étrangement, la vue du drap qui recouvrait le corps de Garius, dont la tête avait été habilement replacée au niveau du cou, ne déclencha chez lui aucune montée de larmes. Comme si la tristesse immense qu’il ressentait était impossible à exprimer. Le rescapé s’assit et posa son front sur l’immense torse drapé de son défunt ami.

« Je suis désolé, Garius. J’ai paniqué. Les choses auraient pu se terminer autrement, j’en suis certain. Jamais je ne me le pardonnerai.

— Bélénor, nous… nous avons besoin de savoir ce qu’il s’est passé », bredouilla Xynala en se penchant vers lui.

Alors, Bélénor lui expliqua tout, dans les moindres détails. Xynala attendit qu’il ait terminé avant de reprendre la parole.

« D’accord, merci. Tu n’imagines pas à quel point nous avons eu peur, lorsque nous vous avons vu tomber… Heureusement, Brandille nous a dit que tu étais vivant. Toi, spécifiquement. Il l’a senti. Il était catégorique. Varran était très inquiet pour Garius… Alors, nous avons fait fuir le peloton de Sauvages, et sans attendre, Melkiar nous a conduit aux galeries. Nous avons erré longtemps, en essayant de nous rapprocher de la crevasse. Puis, après plusieurs heures de recherche, Brandille a senti que tu étais en danger. Alors nous avons accéléré, et, finalement, nous sommes tombés sur un charnier au milieu d’un conduit. Et sur toi… »

Brandille avait senti qu’il était en danger ? Comme le Kami qui était venu le sauver. Enfin, c’était l’hypothèse qu’il faisait.

« Je ne comprends pas Xynala, souffla Bélénor, le front toujours posé sur le torse de Garius. Si le Kami était intervenu plus tôt, il aurait survécu. Alors pourquoi ? Pourquoi moi ?

— Bé… Bélénor. Je crois que tu peux directement lui poser la question », répondit Xynala avant de se prosterner face contre écorce.

Alors, toujours assis, le Fyros se retourna. À quelques mètres de lui, un Kami noir le fixait de ses grands yeux blancs et vides. D’une démarche pataude, la créature divine s’avança jusqu’à Bélénor, qui, se rappelant de la bouche monstrueuse qui avait dévoré le chef des Sauvages, entama un mouvement de recul. Pour autant, l’homin ne se découragea pas.

« Je… Je te remercie d’être venu me sauver, ô puissant Kami. Mais je… je ne peux pas m’empêcher de penser à mon ami… Pourquoi ? Pourquoi n’es-tu pas intervenu quelques minutes plus tôt ? »

Le Kami, qui s’était arrêté au niveau du corps de Garius, porta à nouveau son regard sur Bélénor. Le rescapé écarquilla les yeux et déglutit. Car désormais, les yeux de la créature spirituelle étaient chargés de tristesse. Sans savoir pourquoi, Bélénor tendit un bras. Et alors, le Kami réagit d’une manière totalement inattendue : il appuya sa tête contre la main de l’homin et se frotta à elle, comme un animal l’aurait fait. Bélénor n’eut pas le temps d’apprécier la douceur fabuleuse de son pelage qu’une vision le traversa. Une vision à l’allure de souvenir. Lui, en train de caresser le masque d’un Zoraï. Un masque ferme, chaud et noir. Comme s’il venait de se brûler, le Fyros retira brusquement sa main, qu’il observa ensuite longuement. Et puis, Xynala tapota sur son épaule, le libérant des méandres de son esprit.

« Bélénor, regarde, le Kami ! »

La créature divine, qui s’était penchée sur le corps de Garius, souleva d’un regard le drap mortuaire. À la vue de la tête coupée de son ami, le cœur de Bélénor se souleva. Brusquement, il se mit debout, suivit par Xynala.

« Tu… Tu peux le ramener à la vie ? Tu es un Kami, tu disposes de pouvoirs incroyables ! Tu… Tu le peux, j’en suis certain ! »

Sans réagir aux paroles de l’homin, le Kami posa ses trois grandes griffes sur la lèvre supérieure du cadavre, dont deux au niveau des narines. Ce n’est que lorsqu’ils virent la tête de Garius bouger et le sang couler que les deux Fyros comprirent que les griffes du Kami étaient en train de s’allonger à l’intérieur du crâne de leur ami. Si Xynala fît un pas en avant, Bélénor lui attrapa le bras. Il devait savoir. Était-il capable de le ramener à la vie ? De longues et silencieuses secondes passèrent. Et puis, finalement, le Kami retira sa patte du visage de Garius. Ses longues griffes étaient couvertes de sang. Se tournant vers Bélénor, il tendit sa paume, dans laquelle gisait une petite boule de chair. Doucement, l’homin passa sa main au-dessus de l’étrange amas sanglant. Quelle était cette chose ? Et d’où venait cet imperceptible écho, qu’il arrivait à peine à discerner ? Malheureusement, une voix familière l’interpella et l'empêcha de se concentrer plus longuement sur l’étrange battement…

« Bélénor, tu dois m’expliquer ce qui s’est passé. »

Le Fyros se retourna. Melkiar, tout juste entré dans la pièce, le fixait d’un air sombre. Toutefois, à peine le rescapé eut-il ouvert la bouche pour répondre que l’air se chargea en influx d’énergie : derrière lui, le Kami s’était élevé dans les airs et pointait d’une griffe étincelante le nouvel arrivant. De cette même main qui, quelques secondes auparavant, avait dévoilé l’étrange butin sanglant. À la vue du regard chargé de colère de la créature spirituelle, le corps de Bélénor se figea. Pourquoi regardait-elle Melkiar de cette manière ? Qu’avait-il fait pour mériter un tel traitement ? S’il désirait vivement comprendre la scène qui était en train de se dérouler sous ses yeux, l’heure était tout sauf aux questionnements. Car à mesure que la griffe se chargeait en magie, Bélénor sentait les cendres draconiques qui composaient son être entrer en résonance avec celles de la créature divine. Autour de lui, toute la petite pièce s’était mise à vibrer. Alors, n’écoutant que son courage, il se jeta entre le Kami et Melkiar.

« Non ! Je t’en prie ! Il est mon ami, ne lui fais pas de mal ! » hurla-t-il en écartant les bras.

Alors, instantanément, la griffe du Kami reprit sa couleur noire et l’air se déchargea de l’énergie qu’elle venait d’accumuler. La créature spirituelle, qui avait reporté son regard sur Bélénor, flotta jusqu’au sol. Elle flotta jusqu’au sol, puis s’y enfonça, lentement, comme si celui-ci n’avait aucune consistance. L’homin fixa longuement ses deux grands yeux blancs. Que venait-il de se passer ? Il ne comprenait pas. Et si réponse il y avait, elle ne viendrait pas du Kami. Car inexorablement, la créature se fondait dans l’écorce… Lorsque son petit poing disparut, vraisemblablement toujours serré autour de l'étrange globe de chair, Bélénor se questionna à nouveau sur la nature de son contenu. Il se demanda aussi ce que l’absence du Kami allait laisser au moment où ses deux grands yeux blancs s'évanouirent à leur tour. Reverrait-il un jour son sauveur ? Il ne pouvait pas en être certain. Pourtant, il ne ressentit nulle peine. Car la première émotion qui le submergea fut le soulagement. Oui : ils l’avaient échappé belle.

« Bé… Bélénor. Qu’est-ce que ce Kami faisait là ? Il faut vraiment que tu m’expliques tout, s’il te plaît. »

Lorsque le Fyros se retourna, comme hébété, Melkiar le regardait d’un air interdit. Il avait tant à lui raconter… Mais à nouveau, il n’eut pas le temps de lui répondre. Car derrière son ami, l’être qui comptait le plus pour lui venait de faire son apparition.

« Énor ! »

Oubliant totalement Melkiar, Bélénor se précipita vers Brandille et se jeta dans ses bras. Et alors, pour la première fois depuis son réveil, il éclata en sanglots. Il hurla et pleura longuement. Il arrivait à exprimer son immense tristesse, enfin. Brandille, qui laissait son désespoir s’exprimer sans intervenir, ne brisa jamais le contact. Et puis, lorsque les hurlements se muèrent en gémissement, son amie approcha sa bouche de son oreille.

« N’oublie pas, Énor. Cette peine incommensurable que tu ressens, elle passera. Car tout passe. Ainsi va la vie. Ainsi va le temps. »

Bélénor Nébius, narrateur