Chapitre I·IX - Solitude

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I·IX - Solitude

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An 2481 de Jena
Pü rouvrit les paupières, masque contre écorce, la bouche pleine de suie et de sang. Malgré la violence du choc, le flux de Sève salvatrice dirigé contre la commotion cérébrale avait atteint son objectif. Il avait repris conscience. Conscience de son environnement. Conscience de son flanc gauche, totalement écrasé sous un colossal bloc de bois. Que s’était-il passé ? Combien de secondes était-il resté sans connaissance ? Alors, l’image du corps de Niï lui revint. En suspension. Au-dessus des ruines de la Place du Cérémonial. La patte d’une des créatures insectoïdes fichée dans l’abdomen. Et puis ce gigantesque morceau d’écorce, obscurcissant le ciel et l’écrasant de plein fouet. Totalement coincé et incapable de se retourner, Pü tenta d’appeler son frère. Malheureusement, seul un sifflement rauque s’arracha de sa gorge broyée, aussitôt noyé dans une mare de sang. Personne ne l’entendit, et pourtant, il continua, psalmodiant le nom de son frère tel un mantra, espérant l’invoquer. Espérant que l’invoquer l’aiderait à faire abstraction de l’immense douleur qui le meurtrissait. En partie comprimé sous plusieurs centaines de kilos de bois, il inondait son flanc gauche de Sève, quitte à étioler la partie droite. Le travail de régénération était démesuré, tant chaque mouvement qu’il effectuait pour s’extirper de son tombeau ouvrait un peu plus ses fractures, déchirait un peu plus ses plaies, mélangeait un peu plus les éclats de son armure à ses fluides. Il avait perdu connaissance seulement quelques secondes. Il n’aurait pas pu survivre plus longtemps, il en était certain. Il était encore temps. Son frère s’était déjà libéré de l’entrave de la créature, il en était sûr.

Finalement, après plusieurs minutes insoutenables, Pü réussit à se dégager de son cercueil. À peine fut-il libéré qu’il chuta dans la fosse, le masque le premier, sans même avoir le temps de regarder autour de lui. Le corps mutilé, à moitié nu, il s'écrasa sur un amas de chitine, et une autre image lui revint. Dans son souvenir, lui et ses compagnons avaient nettoyé la Place du Cérémonial après le premier assaut des créatures. Alors, comment pouvait-elle à nouveau être remplie de carcasses ? Il n’avait pourtant perdu connaissance que quelques secondes. Sonné et vidé, il rampa sur quelques mètres, entre des morceaux de carapaces calcinés. Combien de temps était-il réellement resté inconscient ? Son père, son frère et son oncle, où étaient-ils ? La vue obstruée par l'amoncellement de carcasses froides, le jeune Zoraï se dirigea vers le tas qui surplombait tous les autres. Il devait prendre de la hauteur. Le corps meurtri, encore incapable de se tenir debout, il commença de le gravir. L'ascension fut longue et difficile, mais il réussit pour finir à saisir la tuyère crâniale du kinrey qui coiffait le charnier. L’un de ceux qui avaient embroché son frère. Et alors qu’il se hissait au sommet dans un dernier effort, son regard se porta vers l’autre extrémité de la fosse, et sa vie bascula. Aussi profondes que fussent ses blessures, la pousse de son masque restait ce qu’il avait expérimenté de plus douloureux physiquement. En revanche, jamais rien ne l’avait préparé à la vision des corps transpercés de son père et de son oncle, poitrine contre poitrine, masque contre masque. Ils étaient cloués sur le mur de la fosse par une immense patte sectionnée. À sa couleur bleutée, il sut qu’elle appartenait au commandant des créatures auxquelles ses aînés avaient dû faire face. D’abord Ke’val, puis son père, puis le mur. L’Ombre s’était sacrifiée pour sauver le Masque Noir… En vain. Les deux plus grands guerriers de la tribu étaient désormais morts. Transi d’horreur par ce qu’il espérait n’être qu’une hallucination, Pü ne réagit pas. Mais la vision persista. Comprenant alors que tout ce qu’il voyait était bien réel, il fut incapable d’encaisser le choc et s’endormit en lui-même. Le peu qui lui restait d'innocence venait de voler en éclats en même temps que sa raison.

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C’est debout face à la hutte de Grand-Mère Bä-Bä, au sommet du village, bien loin de la fosse, que Pü reprit pleinement conscience. Debout et chancelant. Fiévreux. Nauséeux. La bave aux lèvres et le regard vitreux, il jeta un œil autour de lui, totalement désorienté. Il voyait flou, n’entendait rien et sentait la mort. La mort. Partout autour de lui. Sur lui. L’odeur des tripes, l’odeur âcre des monstres, l’odeur de la chair morte. En lui. Le goût de la bile, le goût du sang, le goût des larmes. La douleur. Autour de lui, sur lui, en lui. Dans sa chair, dans son cœur. La douleur des uns, la douleur des autres. L’odeur du plus rien, le goût de la fin. Les souvenirs. En lui. Les heureux, les tristes. Le souvenir des morts. Ceux d’hier et d’aujourd’hui. Son oncle, son père, et tous ceux qu’il avait croisés en remontant vers la hutte. C’est-à-dire tous. Car tous n’étaient plus que souvenirs. Tous ! Les enfants, les anciens. Tous ! Tous ! Tous ! La mort, sur lui. Entre ses mains. La tête de son frère, entre ses mains. Froide. Tombée au bord du chemin, retrouvée entre plusieurs têtes. Celles d’enfants et d’anciens. La tête de son frère, de ce frère qu’il avait abandonné, qu’il n’avait pas sauvé. La tête de son frère. Grimaçante, sanglante, au masque fêlé. La tête de son grand-frère protecteur, qui l’avait consolé d’un « Je t’aime » avant de se sacrifier. Son grand-frère aimant, qui, avant de se jeter dans la fosse, lui avait ordonné de retrouver leur mère. Leur mère, qu’ils aimaient tant. Leur mère, qui en un claquement de doigts, le réveillerait de ce cauchemar.

Couvert de sang et de vomissures, tremblant et vacillant, Pü tituba vers la hutte, serrant contre son cœur la tête de Niï. Il passa les rideaux et sa poitrine se souleva. Grand-Mère Bä-Bä le regardait, agenouillée sur le sol au chevet de Looï, qui avait elle aussi le masque tourné vers lui. Le jeune Zoraï courut vers les deux homines et s'effondra sur sa mère. Il posa sur la couche la tête froide de son frère et blottit son masque contre sa mère. Ses larmes coulaient à flots quand il hoqueta :

« Ma… Maman… Père, Ke’val et Niï… ils sont morts… Je n’ai pas pu les sauver… Je… Je n’ai rien pu faire… Niï est allé les aider sans moi… J’étais son Ombre, j’aurais dû le suivre aussi ! Mais… Mais il n’a pas voulu ! Il a dit que la Prophétie était fausse, qu’il ne serait jamais Masque Noir, que les visions de Grand-Mère étaient mensonges ! Il… Il m’a dit que je devais monter te protéger, mais… mais un morceau de la souche m’est tombé dessus… Je… Je n’aurais pas dû accepter, j’… j’aurais dû les rejoindre… Je… Je me hais, maman, je me hais ! Je veux mourir ! Je veux tout oublier ! Je veux disparaître… Aide-moi ! Aide-moi maman ! »

Le jeune Zoraï sanglota quelques secondes, attendant le réconfort maternel. Au lieu duquel une main rêche se posa sur son épaule nue et une voix éraillée lui répondit :

« Il est trop tard Pü, je suis désolée. J'ai essayé de la maintenir en vie le plus longtemps possible. »

Pü eut un haut-le-cœur et tourna son masque vers Grand-Mère Bä-Bä.

« Trop… Trop tard ? Qu’… Qu’est-ce que tu veux dire Grand-Mère ? » balbutia-t-il, avant de regarder sa mère. Il s’était précipité sur elle sans l’observer d’abord. Le masque de Looï était toujours tourné vers l’entrée de la hutte. Il passa ses mains sous sa nuque et le fit pivoter face à lui. Il était si beau. Si lisse. Si froid. Trop froid.

Pü hurla comme jamais il n’avait hurlé. Il pleura comme jamais il n’avait pleuré. Il mourut dix fois, cent fois, mille fois. Si Grand-Mère Bä-Bä laissa son désespoir s’exprimer, jamais elle ne brisa le contact. Elle lui maintenait fermement l’épaule, et, sans qu’il le sache, empêchait magiquement son esprit de sombrer pour de bon. Les minutes passèrent, et les hurlements se transformèrent progressivement en gémissements. Il avait tout donné. Il avait tout perdu. Il n’était plus qu’une coquille vide. À peine consciente. À peine vivante.

« Mon enfant, regarde-moi… » souffla Grand-Mère Bä-Bä en lui insufflant une dernière décharge de vitalité.

Pü tourna son masque vers elle de manière machinale, le regard éteint. La sorcière, déjà très âgée, semblait avoir pris plusieurs années d’un coup.

« Mon heure dernière est proche, mais avant cela, tu dois m’écouter.

— Grand-Mère… Je t’en prie… Pas toi… Ne me laisse pas… Je ne veux pas être seul… Je ne peux pas…

— Je sais Pü, mais là est ton destin… Tu es le nouveau Masque Noir, tu es le Guerrier Sacré. Jamais tu ne seras seul, car autour de toi, que tu le veuilles ou non, la foule se rassemblera… »

À chacun de ses mots, la vieille dame gagnait en années. Sous les doigts de Pü, la peau de sa main semblait s’évaporer. On avait toujours dit qu’elle était plus âgée que les plus vieux sages de Zoran. Qu’elle ne vieillissait plus depuis bien longtemps. Comme si elle, et la Mort, attendaient ce moment depuis toujours. Comme si toutes deux avaient signé un pacte, et que finalement, l’heure de régler les comptes était venue.

« Le… Le nouveau Masque Noir ? Ce… Ce devait être Niï, Grand-Mère. Mais… Mais, par ma faute…

— Non, Pü. Tu as toujours été prédestiné à devenir Masque Noir, Niï n’était que ton Ombre. Quelques mois après sa naissance, ta mère a annoncé qu’il deviendrait un jour Masque Noir, et serait aussi le Premier Croisé. En réalité, les dés avaient prédit que Niï mourrait pour lui, comme tant d'autres. Et un an avant ta naissance, Ma-Duk m'a révélé l’identité du Guerrier Sacré : le futur enfant de Looï et de Sang Fu-Tao, toi. Alors, à leur demande, Looï rencontra les Kamis et quelques mois plus tard, tu naissais, Pü. Ce soir, les Ombres, comme depuis toujours l’exige leur devoir, se sont sacrifiées pour les Masques Noirs.

— Mais… Pourquoi ? Je… Je ne veux pas Grand-Mère. Je n’y ai jamais cru. Je ne peux pas porter ce fardeau…

— Je le sais, mon enfant, je le sais si bien… Par mon mensonge, j’ai voulu te protéger. Nous protéger. Mais finalement, le dessein que te réserve Ma-Duk semble inévitable… En désignant Niï comme futur Masque Noir et Guerrier Sacré, j’ai cru pouvoir inverser le cours des choses, en vain… Tu es un gentil garçon Pü. Tu es si bon. Alors fais-moi mentir. Libère-les d’Elle. Puis libère-toi de Lui. Dans l’espoir des Jours Heureux…

— Me… Me libérer ? Les… Les Jours Heureux ? Tout le monde est mort Grand-Mère… Les Jours Heureux n’existent pas… Ce monde est si cruel… Je veux mourir… »

Les larmes se remirent à couler sur le masque de Pü.

« Les Jours Heureux pour les autres, Pü, pas pour toi. Pour l’hominité…

— Grand-Mère, je ne… »

Sous les doigts de Pü, il n’y avait plus que des os désormais. La peau décharnée était devenue grise. Seuls ses yeux, au travers de son masque craquelé, luisaient encore de vie.

« Écoute-moi Pü, je n’en ai plus pour longtemps… Ne pleure pas les morts, pleure plutôt les vivants. Car ce fléau n’a pas seulement touché notre souche, mais tout Atys… Personne ne pouvait prédire ce cataclysme. Ni moi, ni même les Kamis. Ton père s’est trompé, cet événement n’était pas une épreuve kamique. Mon enfant, aujourd’hui, les cartes ont entièrement été rebattues… C’est une chance. Une chance de mener la Guerre Sacrée à ta manière… En conservant ton libre arbitre. Alors prends les dés, la dague, le tebori et le cube d’ambre renfermant les secrets du Culte Noir… Prends-les et pars trouver tes compagnons de destin… »

De la poussière commençait à se détacher du corps de la sorcière et à s’élever dans l’air tel de l'encens. Pü se redressa et passa la main sous la tête de son ancêtre. Ses larmes tombèrent sur le masque décrépit de Grand-Mère Bä-Bä et se mêlèrent à la cendre. Les flammes de ses yeux vacillèrent, puis s'éteignirent.

« Ne me laisse pas Grand-Mère… J’ai besoin d’aide. »

Les flammes se ravivèrent alors dans les yeux de l’aïeule et elle redressa brusquement la tête. Son expression avait changé du tout au tout. Elle semblait animée d’une nouvelle vitalité.

« Écoute-moi ! Tu dois les trouver. Tu dois trouver le Fyros puis la Matisse. Écoute-moi Kal ! Trouve Damakian et Rory ! Trouve-les ! Sans eux, tu ne pourras mener la Guerre Sacrée! »

Un frisson parcourut l’échine de Pü. Cette voix. Cette voix, qui avait prononcé ces mots. Ce n’était pas celle de Grand-Mère Bä-Bä. La sorcière se mit à convulser et à psalmodier des propos incompréhensibles. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites. Pü lui tenait fermement le poignet et passa son autre main derrière sa tête pour la soutenir.

« Kal ? Ressaisis-toi Grand-Mère, ne m’abandonne pas ! Je suis Pü ! Tu te souviens ?! »

Pü tenta de calmer la vieille dame, mais la transe continua quelques secondes avant de finalement s’arrêter d’elle-même. Le silence se fit, et la mourante, léthargique, fixa à nouveau Pü dans les yeux. Elle le dévisageait, comme interdite. Puisant dans ses dernières forces, elle leva un bras squelettique et se toucha la gorge. Elle chuchota.

« Ce nom… À qui appartient-il ? Et ces souvenirs… sont-ils réels ? »

Pü la dévisagea à son tour, plein d’incompréhension. Et sans qu’il ne sache pourquoi, un air ébahi se dessina derrière le masque de la vénérable Zoraï. Elle s’affaissa sur le sol, presque souriante. Pü l’accompagna et se pencha vers elle.

« Oh… Je vois… Je vois, mon enfant… Tout se répète, car rien n’est certain… Il tâtonne… Il doute, lui aussi… Courage, Pü… Courage… Tu trouveras un moyen, j’ai confiance en toi… »

D’un coup, sa peau se désagrégea en un nuage de cendres, ne laissant derrière lui qu’un masque cartilagineux et un squelette usé. Un squelette usé, le corps de sa mère et la tête de son frère.

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« Mon garçon, réveillez-vous. »

« Pü Fu-Tao, réveillez-vous ! »

« Bon sang, je sais que vous m’entendez ! Ressaisissez-vous mon garçon ! »

Pü ouvrit les paupières. Le regard vide, il balaya des yeux l’intérieur de la hutte. Personne. Il était seul. Il se recroquevilla un peu plus contre le corps gonflé de sa mère, serrant contre son cœur la tête exsangue de son frère.

« Si vous croyez pouvoir m’ignorer indéfiniment, c’est mal connaître ma ténacité ! Relevez-vous et occupez-vous du rite funéraire de vos proches. Votre chair vous appartient, vous avez le droit de la souiller. Mais vous ne pouvez pas déshonorer la leur en les abandonnant à la décomposition ! »

Pü se redressa et regarda à nouveau autour de lui. Il avait déjà entendu cette voix masculine et mélodieuse. Ce ton grave et légèrement hautain. Cette manière sévère de s’exprimer. Sévère mais juste.

« C’est ça. Relèvez la tête mon garçon, redressez-vous ! Cette fameuse nuit, la Vie ne vous a pas épargné. Mais la Mort l’a fait. Et aussi anéanti que que vous soyez, vous ne la désirez pas, je l’ai vu en vous. »

Personne. Il n’y avait définitivement personne. Pü saisit les cornes de son masque.

« Ça y est, je deviens fou, j’entends des voix, pensa-t-il.

— Vous n'êtes pas fou, mon garçon. Tout le monde entend des voix. Chaque matin, à votre réveil, lorsque vous rechignez à quitter ta couche, une voix vous apporte de la motivation. Lorsque vous sertissez vos bijoux, une autre vous aide à vous concentrer. Chacun entend des voix. Sa propre voix, des voix étrangères, celle de dieux… Alors, quelle importance ? Ce qui compte, ce sont les conseils que la voix vous prodigue. Et là, je vous conseille ardemment de vous lever ! »

Sans qu’il ne comprenne pourquoi, Pü obéit. Machinalement, il se mit debout. Il était nauséeux, avait les jambes engourdies et exhalait des odeurs d’urine et de charogne. Combien de jours était-il resté couché ici ? Il était affamé et assoiffé. Se tenant toujours le masque, il balaya une nouvelle fois des yeux la grande pièce.

« Tu n’es pas réelle, tu n’es qu’une voix dans ma tête ! rétorqua-t-il.

— Bien sûr que je suis une voix dans votre tête, je ne suis pas cachée derrière un rideau ! répondit la voix, quasi sarcastique. Mais dites-moi, pourquoi cela devrait signifier que je ne suis pas réelle ? »

Pü resta silencieux quelques instants. La voix essayait de l’embrouiller. Il y eut un blanc, puis il reprit.

« Qui es-tu, si tu es bien réelle ?

— Ah ! En voilà une question intéressante. Bien que nous nous soyons déjà rencontrés il y a quelques années, mon souvenir vous reviendra uniquement lorsque vous n’aurez plus besoin de moi. En attendant, vous savez ce que vous devez faire : préparez le rite funéraire de vos proches. Mais avant tout, je vous en prie, faites votre toilette ! »

Et à nouveau, Pü obéit. Les jours qui suivirent furent un temps étrange et terrible. Tantôt, conscient de la cruelle réalité, le jeune Zoraï traversait des épisodes dépressifs, accompagnés de crises de panique. Durant ces moments, la voix était d’une aide considérable. Elle lui permettait de ne pas sombrer. Ces épisodes difficiles étaient entrecoupés de phases où, comme en-dehors de lui-même, Pü s'attelait à la tâche mécaniquement. Il retrouva et embauma les cent cinquante-huit corps des cent cinquante-huit membres de la tribu. Il préleva les cent cinquante-huit graines de vie qu’il figea dans un unique cube d’ambre. Il ôta soigneusement les cent trente et un masques des visages des cent trente et un adultes avant de les recouvrir d’une couche d’ambre protectrice. Il nettoya les lieux de culte du village, dont la Place du Cérémonial. Il restaura et redressa le totem brisé, sur lequel seuls les masques de ceux ayant toute leur vie respecté les préceptes du Culte Noir de Ma-Duk étaient fixés, et le recouvrit des nouveaux masques. Ceux de son père, de son oncle, de son frère, de Grand-Mère Bä-Bä et de sa mère trônaient au sommet lorsqu'il eut terminé, mais, à ses yeux, tous et toutes étaient désormais des héros. Finalement, il coiffa le masque de sa mère du diadème qu’il lui avait confectionné avant l'invasion et enfouit le cube d’ambre au pied du totem.

Lorsque le moment fatidique du tatouage arriva, Pü était presque soulagé. Il savait que l’épreuve serait douloureuse, peut-être plus, même, que celle de la pousse du masque. Peut-être assez, donc, pour lui faire oublier, à jamais (ou au moins pour quelques instants) cette terrible nuit. Si seulement… Il regarda son masque, encore si blanc, dans le reflet d’une bassine d’eau. Tenant le tebori de la main gauche et maintenant son menton de celle mutilée sept ans plus tôt par le général matis Sirgio di Rolo, il appliqua la pointe de l’outil, au préalable trempée dans de l’encre de charbon, contre son pouce. L’objet était constitué d’une fine tige de taleng à laquelle une rangée de fines aiguilles d’ambre était fixée. Pü cala minutieusement la pointe entre son pouce et son menton. Il était prêt. Il respira un grand coup, et d’un geste précis, exécuta un mouvement vif afin de perforer le cartilage. Un puissant éclair de douleur lui traversa l’échine. Retirant l’outil, il se pencha au-dessus de la bassine : un nouveau petit pigment noir ornait désormais le bas de son masque. Il avait encore tant à tatouer. Tant à souffrir. Tant à oublier. Souffrir pour oublier. Oui, il le voulait. Simplement pour ça, il était prêt à devenir Masque Noir. Enivré de douleur, Pü recouvrit l’entièreté de son masque en seulement quelques heures, sans s’interrompre jamais. Pris de crises hallucinatoires, il fut à nouveau projeté dans l’abîme crépusculaire qui s’était révélé à lui durant la cérémonie de la pousse de son masque, plus de sept ans auparavant. Le même vide bouillonnant. Les mêmes chants liturgiques de ses ancêtres. Ce même Kami Noir, qui l’emmenait rejoindre les profondeurs du monde. Ce même cœur étincelant, situé au centre d’Atys, qui irriguait d’une énergie primordiale chaque copeau de bois et morceau de chair qui se trouvait à sa portée. Ma-Duk, l’indicible.

Lorsqu’il reprit connaissance, les sens encore engourdis par la douleur, Pü ne prit même pas la peine de consulter son reflet dans la bassine. Il rassembla ses affaires et, sans non plus prendre le temps de se recueillir une dernière fois devant le totem mémoriel, scella les entrées de la souche à l’aide d’explosifs, afin que personne, jamais plus, n’y puisse pénétrer. Pour la première fois depuis plusieurs jours, et pour la dernière fois de sa vie, Pü allait quitter son foyer. À cette terrible pensée, les battements de son cœur s'accélérèrent.

« Calmez-vous mon garçon, je suis là, s’entendit-il alors interpeller par la voix sévère qui l’avait tiré naguère de sa torpeur désespérée.

— Je ne sais pas ce que je dois faire… Grand-Mère Bä-Bä, au bord du trépas, alors même qu’elle semblait avoir sombré en plein délire, m’a sommé de trouver d’abord un Fyros et une Matisse, répondit Pü d’une voix tremblante.

— Votre ancêtre vous a poussé au voyage, alors voyagez ! Vers l’ouest, par-delà la Grande Montagne, à Trykoth, la magnifique région des Lacs, dont les eaux s’étendent à perte de vue ! Puis plus au nord sur la côte, à Karavia, la Cité Sainte, bâtie sur le site de la rencontre entre Jena et Zachini, le premier roi des Matis ! À l’est, ensuite, sur les hauts plateaux verdoyants du Royaume de Matia, où vous avez déjà eu l’occasion de vous perdre ! Et enfin au nord-ouest, au-delà du Munshia, dans les régions boréales arides et les profonds canyons du Désert Fyros… Mais à votre place, je commencerais par visiter Zoran à la recherche de survivants. »

Pü, comme anesthésié par l’ampleur de la tâche qui l’attendait, ne releva pas l’hérésie et se concentra uniquement sur la fin de la tirade. Zoran, la capitale du peuple Zoraï. Il se demandait ce qu’il était advenu du reste de ses semblables. Zoran était certes protégée des attaques homines par d’épais murs, mais rien ne la gardait d’une attaque venue des profondeurs. Et surtout, si mêmes les plus puissants guerriers de sa tribu avaient rendu l’âme, comment pouvait-on espérer que la garde régulière de la Théocratie Zoraï ait pu repousser le fléau ? L’espérance, c’est tout ce qui lui restait. Pü leva la tête et regarda autour de lui. La jungle était étrangement calme. Ni cricris de grillons. Ni chants d’oiseaux. Ni hurlements lointains de prédateurs. Seulement cette odeur âcre et caractéristique, qui marquerait à jamais ses cauchemars. La vie semblait s’être éteinte à jamais, et au loin, les monstres semblaient grouiller. Pü, la gorge serrée, essaya de se concentrer sur autre chose :

« Pourquoi m’aides-tu ?

— Parce que, mon garçon, nos âmes sont liées », répondit calmement la voix.

Pü déglutit.

« Tu ne veux toujours pas me dire qui tu es ? »

La voix se transforma en rire.

« Si vous ne l’avez pas deviné, c’est que vous avez encore besoin de moi. Tout vient à point à qui sait attendre, mon garçon. »

Le Masque Noir poussa un soupir de soulagement. Il préférait ne pas savoir. Il ne voulait pas être seul. Tout. Tout sauf la solitude.

Bélénor Nébius, narrateur



Notes de l’auteur
Bonjour cher lectorat. Je suis Bélénor Nébius, Fyros de sève, auteur de La Guerre Sacrée, scribe des Disciples du Culte Noir de Ma-Duk et indéfectible ami de Pü Fu-Tao. Avec ce neuvième chapitre se termine la première époque de notre histoire. Ouverte alors que Pü n’est âgé que de quelques mois, elle se clôt par l’événement cataclysmique qui ravagea les Anciennes Terres en 2481 de Jena, et qui sera plus tard connu sous le nom de Grand Essaim. Je dus attendre bien des années avant que Pü ose me parler de son enfance. Comme vous pouvez vous en douter, cette période ravivait en lui de douloureux souvenirs. D’ailleurs, si je parvins au cours de nos discussions à deviner de joyeux et tendres moments passés, les événements violents restaient ceux dont il parlait avec le plus de précision, d’où la sombre atmosphère qui se dégage de ces premiers chapitres.
L’époque suivante contera le voyage, tout aussi ténébreux, du Masque Noir, ses rencontres avec ceux qui deviendront ses alliés ou ses ennemis, et in fine, la nôtre. Jamais je n’oublierai ce moment, qui me transforma de manière irréversible. À ce stade de votre lecture, Pü est à la recherche d’un Fyros et d’une Matisse. Les plus érudits d’entre vous auront relevé les noms de Damakian, Rory, et même celui de Kalbatcha. Si ces noms ne n’évoquent probablement rien à la plupart d’entre vous, leur énoncé a pu plonger certains dans la perplexité. Que ces derniers sachent que je comprends totalement leur ressenti. Il fut le mien lorsque, déjà âgé et finalement parvenu sur les Nouvelles Terres, je rencontrai par hasard certains de ces homins, qui en de nombreux points, me rappelaient le groupe que Pü, moi et tant d’autres avions formé autrefois. Des homins que nous n’avions jamais rencontrés, et dont les noms nous avaient pourtant été révélés, bien avant leur naissance. Était-ce le fruit du hasard, une cruelle plaisanterie, où l’incarnation même du destin ? Encore aujourd’hui, alors que j’écris ces quelques mots, je ne saurais le dire. Mais comme vous le verrez plus tard, cette étrangeté n’est que l’une de celles, nombreuses qui ponctuèrent notre voyage, et qui de tant de manières différentes, unissent notre passé à votre présent. Ma-Duk veille derrière chaque fragment de matière d’Atys, et par-delà l’espace et le temps, tisse entre eux la toile de son Grand Œuvre.