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Il y a longtemps, je cheminais dans la chaleur sèche des Tours de Frahar. C'est seulement dans l'ombre procurée par les hauts-plateaux de la région que cette chaleur était supportable, dans une certaine mesure… et cependant, c'était l'automne. L'armure bon marché d'un bleu sombre que je portais ne m'aidait guère. Mais je devais décidément remplir la mission que m'avait confiée la Karavan. Alors déjà, je détestais tuer, mais le porte-parole de la Karavan avait été on ne peut plus clair : cette troupe de brigands regroupait des bouchers sans pitié qui devaient être punis. C'est a dire tués. Pourquoi ces bandes de malfrats comptait-elles tant de membres ?
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Je songeais à cela, parmi d'autres pensées, alors que je traçais mon chemin dans les canyons poussiéreux, leurs parois lisses m'enveloppant de sombres vagues de miel. La sueur s'accumulait dans mon heaume et je me sentais comme une pièce de viande promise à une parfaite tendreté. Je m'appuyai contre une paroi, ôtai le casque et bus un peu d'eau de ma gourde. À l'inverse de mon visage, ma langue me faisait l'effet d'un morceau de viande séchée. Cependant, la sueur s'évaporait rapidement. Je pouvais sentir la poussière et les excréments animaux, ainsi qu'une faible odeur de bois brûlé provenant de la cuvette de la Forêt Enflammée. Une rafale de vent soudaine souffla de la poussière dans ma bouche et, après avoir toussé et recraché, j'ai bu une autre gorgée de ma gourde, puis recraché l'au au sol. Je regrettai dans l'instant ce réflexe : l'eau était précieuse, par ici. Le sol du désert absorba avidement l'eau avant qu'elle ne s'évapore sous le soleil brûlant. Je retins ma respiration en ramenant le casque légèrement puant sur mon visage. En soupirant, je continuai ma recherche du camp des brigands, fouillant des yeux un ravin embrasé de soleil.
Alors que je contournais un affleurement, je repérai une petite meute de Frahars endormie dans la chaleur de midi. Les primitifs étaient blottis à l'ombre d'un décrochement dans la paroi de bois lisse du canyon. Je m'approchai lentement, accroupie et prenant soin de rester hors de portée d'oreille et de n'émettre aucun son. Je ne souhaitais pas éveiller ces demi-animaux de leur sieste. Comme je me frayais un chemin par les failles ombreuses, mes pensées revenaient sur les raisons qui conduisaient de jeunes homins à choisir une vie de hors-la-loi. Pourquoi vivre dans ces conditions ? Pourquoi ne pas rester sur le bon chemin ? Même si ce dernier était aussi dur que le mode de vie, quelque peu rigide, des Fyros.
D'après le description que la Karavan m'avait fournie, je m'approchais du campement. Prudemment, je glissai un œil, au-delà du décrochement, vers un large ravin. Plongé dans une brume bleuâtre, il était parsemé de plusieurs plantes griffues, d'un crâne d'arma particulièrement imposant et de quelques tentes. Parmi les tentes, de hautes silhouettes élancées vaquaient à leurs occupations. À l'autre bout du camp, je pouvais voir quelques unes d'entre elles arpenter un périmètre, munies de lances et de quelques fusils prêts à l'usage. Pourquoi n'y avait-il pas de sentinelles de mon côté du ravin ? Patrouillaient-elles d'un côté à l'autre du camp ? C'est alors que j'aperçus deux homines, appuyées le long de la paroi du canyon, un peu plus loin. Elles portaient des poignards et des épées, mais elles étaient occupées à boire dans une outre d'eau qu'elles se repassaient. Une petite pause, semble-t-il.
Alors que je continuais à observer, quelque chose me titilla. Je regardai longuement les bandits en face de moi, dans le camp. Il manquait quelque chose à ce camp. Quelque chose d'essentiel… de normal même !
Mère Jena ! Ce sont toutes des homines ! ?
Qu'est-ce, au nom du Dragon, qu'est-ce qui avait poussé une bande d'homines à faire leur vie dans cette région aride ? Je devais comprendre.
Je rengainai mon épée dans son fourreau et sortai de derrière la paroi pour m'engager dans l'étroit passage de la gorge.
"Hola ! Salutations, fyrosses. Je suis venue pour parler !" criai-je.
À l'époque, je n'avais aucune idée de la façon dont on s'adresse aux homines fyrosses. C'es pourquoi j'ai donc dû faire preuve d'un peu d'imagination pour les saluer. Immédiatement, certaines homines ont pointé leurs épées et leurs armes à feu vers moi. Surprises par mon appel soudain, aigu comme ceux des yubos, certaines ont plongé dans les tentes et l'une d'elles a laissé tomber un saladier de vannerie rempli de fruits dont le contenu dégringola sur le sol de poussière durcie du camp. J'ai levé les mains en signe d'apaisement, en espérant que les sentinelles ne se laisseraient pas trop aller sur la gâchette. L'une des sentinelles, une grande homine brune, s'est précipitée vers moi. Elle s'est arrêtée à quatre pas de moi. Hors de portée de ma rapière.
“Parler ?! De quoi une matisse pâle du nez voudrait-elle nous parler ?” dit-elle, pointant une dague dans ma direction.
“Pourquoi êtes-vous ce que vous êtes ? Pourquoi vivez-vous comme des hors-la-loi et avez-vous laissé l'Empire ? Pourquoi risquez-vous…” ai-je lancé. Pas très diplomatique, je dois l'admettre.
La fyrosse aux cheveux noirs s'élança en avant et, dans le même mouvement fluide, appuya sa dague sur ma gorge.
“Pourquoi risquer nos vies ici, alors que des gens comme vous et d'autres nous attaquent sans cesse et tentent de nous livrer à la "justice" ? Pourquoi mener une vie de misère ici, alors que nous pourrions jouir du luxe à Pyr ?!” siffla-t-elle entre ses dents serrées.
“Espèce de garce arrogante ! Je devrais te trancher la gorge à l'instant même, juste pour ta naïveté !”
Une fyrosse plus âgée s'approcha d'elle et posa une main apaisante sur l'épaule de sa camarade.
“Laisse-la partir, Bekaya. Regarde-la…. C'est une enfant gâtée qui n'a aucune idée de ce qui se passe réellement dans l'Empire. Elle n'est même pas fyrosse.” dit l'aînée d'un ton lent et pondéré.
La brune baissa sa dague à contrecœur, mais me continua de me fixer, comme si elle préférait me consumer du regard plutôt que de me parler en paix.
L'homine plus âgée s'avança, les cheveux aussi rouges que le ciel du soir traversé de nuages blancs, le visage plissé par les rides que le soleil et l'air sec y avaient gravées au cours d'une longue et dure vie.
Le regard qu'elle me lança était un mélange d'hostilité et de doute qui me fit frissonner.
“Ma'Duk révèle sa sagesse de façon étrange, gamine. Tu n'es en effet pas la première à poser cette question.”
“Cependant, tu es la première matisse que je rencontre qui soit assez audacieuse ou stupide pour le faire. D'habitude, ce sont des fyrosses célibataires ou veuves, qui ne savent pas encore à quoi s'attendre.”. Elle fit un geste et l'homine brune, à contrecœur, abaissa lentement sa dague.
Un sourire amer creusa les rides de son visage et je me rendis compte que plusieurs d'entre elles étaient des rides de chagrin et de douleur. Cette homine avait traversé des moments difficiles et avait beaucoup perdu.
“Assieds-toi, gamine.” m'ordonna la vieille fyrosse, d'une voix qui ne souffrait aucune discussion. Elle me désigna quelques tapis d'herbe drue qui se trouvaient à l'ombre de la paroi du canyon, devant une petite masure. J'enlevai soigneusement mon casque, espérant que cela montrerait encore plus mon refus de me battre. Plusieurs homines me lançaient encore des regards furieux. J'ai donc détaché l'épée de ma ceinture pour la poser au sol et j'ai fait deux pas de plus vers les tapis pour m'asseoir. Je voulais que toutes soient assurées que je n'avais pas l'intention de causer des problèmes de quelque nature que ce soit. Tandis que ses compagnes ne me quittaient pas des yeux, la plus âgée des fyrosses, qui était apparemment aussi la cheffe de ce camp, disparut dans l'une des petites tentes.
Pendant que j'attendais assise, mon regard errait dans le camp et parmi ses habitantes. Elles avaient toutes l'air hagard et tendu. Je m'attendais à des regards suspicieux, mais je n'étais pas préparé à l'expression de tristesse, de colère et de désespoir sur certains jeunes visages et à l'apparente résignation dans les yeux des plus âgées.
La matrone réapparut hors de la tente, portant une outre de cuir remplie de liquide. Elle ôta le bouchon et la porta à ses lèvres pour prendre quelques gorgées, puis me fit un signe de tête et me la tendit . Je l'acceptai et, m'attendant à de l'eau tiède et éventée, j'en pris moi aussi une grande gorgée.
Mais ce qui coula dans ma bouche n'était ni de l'eau ni rien que j'aie jamais goûté. C'était un liquide épais et visqueux, où l'arôme nauséabond et âcre d'herbes se mêlait à la douceur de la sève. M'ébrouant dans un haut-le-cœur, je me penchai en avant et crachai la concoction au sol, devant la vieille homine, en luttant pour que ce qui quittait ma bouche avec violence ne la frappe de plein fouet.
Des éclats de rire retentirent autour de nous. Ils étaient remplis de joie maligne et d'un écho indéniable de pure malveillance. Même la vieille cheffe ne put s'empêcher d'esquisser un sourire ironique en reprenant l'outre que j'avais laissée tomber dans ma hâte de me couvrir la bouche. Momentanément oublieuse de la situation précaire dans laquelle j'étais, je me suis de nouveau penchée en toussant pour cracher encore et encore, jusqu'à ce que le goût infect commence enfin à disparaître de ma bouche. Dans mon champ de vision, étroit et brouillé de larmes, a été poussé un bol, dans lequel de l'eau a bientôt été versée. C'est avec avidité, et transportée par une éternelle reconnaissance, que je l'ai saisi et en ai avalé le contenu, effaçant ainsi l'arrière-goût persistant sur ma langue.
Les rires s'éteignirent enfin, leur écho s'estompant entre les parois du ravin. En me redressant, je croisai le regard plein de pitié de l'aînée…
“Je… Pardonnez-moi, je ne voulais pas déprécier votre hospitalité… Je… Je…”, balbutiai-je.
“Tout le monde ressent ça la première fois.”, sourit l'aînée. “Calme-toi, gamine. Le sang de mektoub n'est pas pour tout le monde.”
Je déglutis difficilement, la bile chaude remontant dans ma gorge tandis que je fixais le sol. Il y avait en effet des taches de sang et des éclaboussures à mes pieds. Me ressaisissant, je regardai la femme plus âgée en affichant mon attitude la plus calme et courtoise.
“Ah, un vraie matisse”, dit-elle sèchement.
“Mais venons-en à tes questions, gamine. Parce qu'au fond, tout se résume à une seule question. Pourquoi ?”
J'acquiesçai de la tête et demeurai silencieuse.
“Tu sais, il y a des traditions anciennes et très respectées dans l'Empire Fyros.”
“Par exemple, celle qui veut qu'un homme soit autorisé à épouser toute femme qu'il désire et aime vraiment, et qu'une femme soit autorisée à épouser tout homme qu'elle aime et désire vraiment.” D'un long regard, elle balaya le groupe de femmes l'entourant, qui toutes semblaient avoir trouvé quelque chose à faire et gardaient leurs distances avec nous deux.
“C'est une bonne et heureuse tradition en soi, mais il y a un petit problème. Et si l'une d'entre nous tombait amoureuse d'un homme d'une autre nation ? Ou si un fier fyros perdait son cœur pour un papillon tryker ?”
“Est-ce interdit, alors ? Je n'ai jamais entendu dire qu'une telle chose serait désapprouvée parmi les peuples.”, demandai-je, incrédule.
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▼ À TRADUIRE ▼
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“Officially it is not, of course. And some even welcome it. But traditions are deeply ingrained in our people. No, it is not the union of two Homins from alien peoples that is not approved, but... the fruit of it.”
“What?!”
“Oh, don't look so shocked, child. Is it all right with the Matis if one of their own brings an illegitimate brat into the world by a blue giant?”
“It's common knowledge, isn't it, that the child belongs to the race of mother....,” I took another look around. “Jena's Light, you are…?”
“Mothers and daughters, yes. Cast out of the Empire because of the sin of having placed a child in it. Bekaya is my daughter. Her father was a Matis. His name is unimportant, because he does not even know that she exists and I have tried in vain to find him. He did not tell me his name or where to find him during that one passionate night. We both didn't care at that moment. We were young and did not think about traditions and tomorrow. I let myself fall for his fine manners, his soft skin and his golden hair. When Bekaya came of age, we were driven out of Pyr.”
“For a time we lived on my art as a potter, in Dyron. But, somehow it became known who Bekaya's father was and she was tested with methods of the Matis. Then we were chased out of the village too. It was a hard time, but eventually we found this alliance of women who had suffered the same fate, and since then we have lived as outlaws.”
“This fate befalls those whose beloved is either untraceable or dead. So you will also find widows and daughters here whose husbands and fathers, though of other Homin stock, have once chose to fight and die for the empire.”
“As long as the husband is still alive and stands for the wife and child with his honor, they are allowed to live a normal life. As far as that is possible, because they will find few friends.”
“But if the husband is no more, then they will be asked to move to another country. If the woman refuses and her family is not willing to help her, which is unfortunately very rare because a mixed child means shame, they will be expelled from the city or village and will have to fend for themselves from then on.” the old Fyra gestured at her fellow exiles.
“Some find their way here. To us. We welcome them with open arms and we do not mind their shame. As all of us share the burden.”
“We live our lives as best as we can. Sometimes, when times are desperate, we attack caravans or those foolish enough to venture alone into these canyons. We try not to kill, but can not always avoid it. We are sorry for that, but the authorities and higher powers care little about that. Our fate is sealed in these lands. We are those who can not be seen and will not be spoken of.”
“We … live, yet do not exist.”
The long speech seemed to exhaust the elder and she sipped water from a skin by her side. Offering it to me also. But I declined. I rummaged in my bag and fished out the piece of parchment the Karavan's representative had given me. Holding it high in front of my face, I slowly, deliberately tore it in half.
“My faith commands me to protect life. And though I see that you rob and some times kill, I also see that you do so to protect and preserve yours. Although the messenger of my goddess gave me the order to kill you, this is only a worldly thing of revenge and ignorance and cannot strengthen my faith. The knowledge of this dark side of the empire will diminish my feelings for the society of the Fyros, but it is clear to me that no Homin is without guilt and no people is free from sins. My faith will be strengthened by following its commandments and not by following the wishes of his messengers. Life is sacred, the need to punish crime is not the task of the faithful.”
I stood and formally bowed to the elder.
“I offer you my sincere thanks for your hospitality. I will spread your story, as is the tradition of the bards. Perhaps this one tradition can influence the other. May the desert be kind to you.”
“The great spirit be with you.” replied the old Fyra, smiling.
Picking up my sword I left the camp. As I walked away a resolve formed inside of me.
From this day on, not to take on any more tasks that required me to kill another Homin.
Better still, to avoid killing another Homin as best as I could and to fight only in self defense.Lylanea Vicciona, Barde des Quatre Nations