De EncyclopAtys
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Des êtres étranges, en forme de champignons, pulvérisaient une brume paralysante autour d'eux. Et ce monstre massif, énorme, noir et blanc, avec des yeux jaunes et brillants a démoli le clocher de notre quartier général, ensevelissant pour toujours ceux de mes camarades gardes qui s'étaient barricadés là. | Des êtres étranges, en forme de champignons, pulvérisaient une brume paralysante autour d'eux. Et ce monstre massif, énorme, noir et blanc, avec des yeux jaunes et brillants a démoli le clocher de notre quartier général, ensevelissant pour toujours ceux de mes camarades gardes qui s'étaient barricadés là. | ||
− | Je ne sais pas comment je pourrais ni même si je dois me sentir chanceux d'avoir survécu. Jena sait que c'est plutôt punition que de devoir vivre avec sa honte. | + | Je ne sais pas comment je pourrais, ni même si je dois, me sentir chanceux d'avoir survécu. Jena sait que c'est plutôt punition que de devoir vivre avec sa honte. |
J'ai couru. J'ai lâché ma pique et couru. J'ai esquivé les autres homins et les insectes géants, fuyant tête baissée dans la forêt, courant jusqu'à ce que mes jambes me manquent et que je tombe au sol, inconscient, terrassé par le choc et l'épuisement. Quelques jours plus tard, j'ai trouvé un autre groupe de réfugiés et nous nous sommes dirigés vers un camp de la Karavan dont ils avaient entendu parler. | J'ai couru. J'ai lâché ma pique et couru. J'ai esquivé les autres homins et les insectes géants, fuyant tête baissée dans la forêt, courant jusqu'à ce que mes jambes me manquent et que je tombe au sol, inconscient, terrassé par le choc et l'épuisement. Quelques jours plus tard, j'ai trouvé un autre groupe de réfugiés et nous nous sommes dirigés vers un camp de la Karavan dont ils avaient entendu parler. | ||
Version du 23 décembre 2022 à 21:16
“L'année 2481 fut une année funeste pour toute l'Hominité, dont tous les peuples souffrirent énormément. Mais aucun ne souffrit autant, à cause de sa propre stupidité et de son arrogance, que l'ancien peuple matis. Certes, cela n'aurait pas changé grand-chose à l'issue finale, mais bien plus de vies auraient pu être sauvées sans l'avidité et la paranoïa des nobles matis et de leurs chefs militaires d'alors.
Lorsque se répandit la rumeur selon laquelle quelque chose d'anormal se tramait dans les tréfonds du désert, et que l'armée impériale toute entière était de ce fait occupée à l'intérieur des frontières de l'Empire, les autorités matis virent là une opportunité de régler de vieux comptes et d'agrandir leur territoire. Profitant de l'aubaine, la quasi totalité de l'armée matis marcha vers les frontières de Trykoth, dans le but de soutirer la précieuse eau des sources du petit peuple à leurs protecteurs auto-proclamés, les Fyros. Alors que la grande armée quittait la Forêt, le peuple matis l'acclama, lui souhaitant de rentrer auréolée de gloire, avec de nouvelles terres à coloniser. Mais c'est alors que s'abattit sur eux une terreur sans précédent. Ces quelques longues heures du printemps 2481 restèrent dans les mémoires sous le nom de la « Nuit des ombres hurlantes ».
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Dans ma quête incessante de nouvelles (ou anciennes) histoires à raconter, j'ai récemment obtenu la permission de parler à l'un des plus anciens habitants du Sommet Verdoyant.
Après que je lui ai expliqué mes efforts pour préserver ce qui reste de l'histoire de notre peuple, sa famille a été assez aimable pour m'accorder une heure en présence de cet homin remarquable. Un vrai survivant du Grand Essaim. Un homin qui a survécu à la terrible calamité alors survenue, jusqu'à ce jour. Par la grâce de Jena elle-même, j'en suis sûr.
À mon arrivée au domaine familial à l'heure dite, je fus saluée par un domestique en livrée, belle mais mais point trop ostentatoire. La maîtresse de maison m'accueillit dans une salle de réception joliment décorée et après avoir échangé les civilités obligatoires, nous nous dirigeâmes sans tarder vers l'intérieur du logis. Comme nous en étions convenus précédemment, via quelques lettres échangées, je devais désormais mener rapidement à bien mes affaires et quitter le domaine le plus tôt possible.
Il semble que la réputation dont jouit son plus ancien membre soit plus un fardeau qu'une bénédiction pour la famille.
Je suis conduite dans une petite pièce au sol revêtu de mousse verte et aux murs tendus de belles tapisseries tissées-main représentant des scènes de l'enseignement de Jena – béni soit son nom – et de grandes fenêtres ouvertes à travers lesquelles l'astre du jour brille et peint sur tout l'intérieur les ombres doucement mouvantes des feuilles des arbres au-dehors.
La pièce exhale un parfum de fleurs fraîches mêlé d'un peu d'encens.
Qui masque à peine l'odeur de la mort qui approche.
Le vieil… non, l'antique homin dans le lit, appuyé sur des coussins moelleux, détourne son regard de la fenêtre et me fait un signe de tête lorsque je m'approche.
Un geste impatient et brutal, comme pour dire : « Posez vite vos questions idiotes et sortez. »
Mais dans ses yeux, je vois quelque chose d'étrange.
De la tristesse et de la honte.
Ma curiosité piquée au vif, je me présente à lui avec mon plus charmant sourire, mais il se contente à nouveau de hocher la tête. Un peu plus aimable et moins impatient qu'auparavant, cependant.
Alors que je m'assieds et que sa petite-fille, la Dame de la maison, qui a d'ailleurs à peu près mon âge, lui rappelle ce que je suis venue faire, il pousse un profond soupir.
« Je suis ici pour écouter, lui dis-je doucement, pour enregistrer votre histoire et la préserver pour notre peuple. »
Sa poitrine se soulève et s'abaisse à plusieurs reprises, puis ses yeux retrouvent la belle journée dehors et il commence à raconter son histoire d'une voix hésitante, hachée par l'émotion…“Je me souviens… Oui, je me souviens. Il ne m'est certes pas difficile de me rappeler ces heures et ces moments. Car ils sont imprimés à jamais dans mon esprit et les images de cette nuit ont été gravées dans mes yeux avec la lame aiguisée d'un maître artisan.
J'étais alors un jeune membre de la garde de la ville. Je l'avais rejointe à peine quelques semaines auparavant, et j'avais l'espoir de rejoindre un jour la garde du palais, pour finalement intégrer la garde royale. J'étais loin de me douter que ma promotion ne viendrait jamais. Je ne sais toujours pas si je peux tirer une quelconque fierté de mes actes cette nuit-là. En pensant à ce qu'il en est advenu plus tard… Mais ce n'est pas notre propos ici, n'est-ce pas ?
Vous voulez en savoir plus sur la dernière nuit de l'ancien empire, la « Nuit des griffes », ou « Nuit des ombres hurlantes » comme certains aiment à l'appeler de façon si poétique. Eh bien, c'était une nuit de griffes, certainement, et aussi de beaucoup, beaucoup d'ombres hurlantes… parmi lesquelles la mienne propre.
La veille, notre armée était partie pour Trykoth dans le but officiel de « récupérer » des territoires assurant au Royaume un approvisionnement régulier en eau pour les années à venir. Alors que l'arrière-garde disparaissait, au premier coude de la large « Route des Nobles », derrière les arbres antiques de la forêt, j'eus fort envie d'en faire partie. Pour atteindre la gloire et accomplir des actes héroïques qui assureraient à mon nom une place dans les archives de notre peuple. J'étais loin de me douter que la quatrième nuit après que l'armée eut quitté la Forêt me donnerait l'occasion de plus d'actes « héroïques » qu'une vie entière.
Ce jour-là, nous avons rempli nos tâches habituelles. Tout comme les trois jours et nuits suivants. Paisibles et tranquilles furent ces derniers jours de notre empire… Le quatrième soir, quelques camarades et moi nous rendions au poste de garde pour commencer nos rondes qui se succéderaient jusqu'à l'aube. Il faisait chaud et les rues étaient remplies de l'agitation habituelle de l'heure précédant la fermeture des boutiques pour la nuit.
Durant les dernières et interminables périodes de garde d'une ville dont nous étions convaincus qu'elle était imprenable et aussi sûre que le giron de Jena, nous avions tous spéculé sur le temps qu'il faudrait à notre armée pour revenir et sur ce qui pouvait bien empêcher les Fyros de remplir leur engagement de protection des frontières trykeri.
« Peut-être que les petits crabes ne les ont pas payés dernièrement ? » dit, réfléchissant à voix haute, un de mes camarades.
Un autre répondit :
« Non, les Trykers ont bien payé, mais les Fyros sont fatigués de devoir surveiller constamment ce paiement. Car sinon, les saute-flaques le leur voleraient juste sous leur nez bouché par la sciure. »
Nous avons tous ri, à l'exception de notre chef d'escouade, un Matis plus âgé aux états de service impeccables. Il nous regarda d'un air pensif :
« J'ai entendu dire qu'ils se battaient. Certains parlent d'un nouveau Grand Incendie, d'autres d'une armée inconnue qui attaque l'Empire depuis sa frontière sud. D'autres encore parlent de monstres… »
Sa voix s'éteignit.
« De monstres ! » m'exclamai-je en riant, « Ces monstres fuiront sûrement les Fyros dès qu'ils les verront, car aucun monstre qui se respecte ne ferait de mal à quelque chose de plus laid que lui. »
Tout le monde rit de ma remarque et je me sentis fier pendant un instant (oui, c'est idiot, je sais).
Nous avons continué vers la salle de garde, inconscients dans un premier temps du changement qui affectait la ville. Puis un de nos camarades, marchant plus lentement, la tête légèrement inclinée vers la droite comme s'il écoutait quelque chose, s'est laissé distancer. Nous avons cessé notre échange de plaisanteries et attendu qu'il nous rejoigne.
« Qu'est-ce que c'est ? ai-je demandé.
— Vous n'entendez pas ? » a-t-il répondu.
Nous nous sommes alors tous arrêtés pour écouter. Un bourdonnement étrange et grave se faisait entendre, au-dessus des conversations et des bruits familiers du marché. Au loin, un craquement de branches se fit entendre, comme si quelque chose d'énorme se déplaçait dans le sous-bois. Avant que nous ayons pu nous interroger davantage, un cri à glacer le sang est venu d'en haut traverser l'atmosphère paisible.
Nous avons tous levé les yeux et au début, je n'étais pas sûr de ce que je voyais. Des gens fuyaient l'arcade faisant passerelle entre deux habit-arbres. Une grande ombre obscure s'y déplaçait à une vitesse surnaturelle, vacillant dans la pénombre de la canopée. Puis quelque chose est passé par-dessus la balustrade et a quitté la passerelle pour atterrir sur nous. J'ai d'abord pensé qu'il s'agissait d'une branche ou d'un morceau de l'ornement de la passerelle. Mais lorsque quelque chose d'humide m'a éclaboussé la joue avant de tomber à mes pieds avec un bruit sourd, j'ai compris ce que c'était. Stupéfaits, nous avons tous regardé le bras coupé qui gisait devant nous. Horrifié, j'ai vu ses doigts bouger dans un dernier effort spasmodique. Quand j'ai retiré ma propre main de mon visage, elle était rouge de sang.
Nous avons à nouveau entendu des cris… De toute part dans la ville, montaient des cris d'alarme et de terreur. Quand j'ai levé les yeux, le sang s'est presque figé dans mes veines. L'ombre étrange que nous avions vue parcourir la passerelle l'avait quittée. Elle volait maintenant au dessus de nous avec une aisance de prédateur. Ses énormes ailes bourdonnaient et laissaient traîner du sang derrière elle, qui dégouttait en filets cramoisis d'une forme homine en train de se débattre, empalée sur un antérieur de l'ombre insectoïde. Puis l'insecte géant se secoua violemment et l'homin tomba de son dard, sa forme molle dégringolant au sol pour s'écraser dans un arbuste, tout près de nous.
Le bruit de sa chute nous fit sortir de notre torpeur. Comme un seul homin, nous avons commencé à courir vers le corps de garde, nous frayant un chemin à travers la panique et la confusion qui régnaient autour de nous. Tout le monde courait quelque part ou cherchait quelqu'un et les cris de panique résonnaient dans toutes les rues. Tout autour de la ville, la forêt semblait animée d'invisibles présences. Les cloches d'alarme du corps de garde ont commencé à résonner pour appeler aux armes tous les homines disponibles, et quand nous l'avons rejoint, beaucoup de nos camarades étaient déjà armés et prêts à se lancer contre nos assaillants. Mais beaucoup d'autres n'avaient pas la moindre idée de ce à quoi nous étions confrontés. Et, par Jena, j'aurais souhaité que jamais nous ne le sachions.
Au milieu de la confusion et du vacarme notre capitaine nous a hurlé l'ordre de nous calmer et de faire notre devoir. Nous avons saisi nos piques et sommes sortis à nouveau dans les rues à sa suite.
Nous avons essayé de nous frayer un chemin jusqu'à la périphérie de la ville, mais avant même que nous ayons passé le centre-ville, des gens sont accourus vers nous. Je n'avais jamais vu – et n'ai jamais revu depuis – tant d'homins terrifiés. Ils criaient et hurlaient quelque chose à propos de la forêt qui venait sur eux et pour se saisir indistinctement d'amis, de proches et d'inconnus. Certains déliraient à propos de monstres surgissant soudain des sous-bois pour attaquer tout ce qui se trouvait sur leur chemin, d'autres criaient que des bêtes volantes tentaient de pénétrer dans les étages supérieurs des habit-arbres. Nous avons continué à courir, les poumons brûlant sous l'effort, jusqu'à ce que notre escouade atteigne finalement la périphérie de la ville.
Là, tout était étrangement calme, à l'exception du bourdonnement qui devenait plus fort de minute en minute. On ne voyait plus d'homins alentour, les petits bâtiments étaient abandonnés et tous les habit-arbres et les portails étaient verrouillés contre les envahisseurs. Le mur, une clôture améliorée à vrai dire, semblait fragile et en tout cas incapable de contenir la peur qui s'insinuait lentement dans nos cœurs depuis la forêt sombre. La forêt qui avait si longtemps protégé et nourri le peuple Matis. Cette forêt qui, associée à l'épaisse palissade de fibres tissées, d'écorce et de branches vivantes, avait résisté dans le passé à tout ce qui avait tenté de la vaincre. Nous nous sommes avancés prudemment vers la lisière de la forêt. Jamais auparavant ces bois ne m'avaient semblé si sombres, si maléfiques. J'ai cru voir du mouvement là, entre les grands arbres et le sous-bois luxuriant ; quelque chose qui détalait à une vitesse incroyable.
Alors que nous nous approchions prudemment des broussailles, un sifflement profond se fit entendre. Prudemment, contre tout bon sens, nous avons fait un pas de plus. Je retins mon souffle, mon cœur battant dans mes oreilles et dans ma gorge. J'entendis certains de mes camarades faire de même, mais nous avons tous glapi comme des Yubos effrayés lorsque quelque chose a surgi brusquement des buissons.
L'animal était aussi véloce qu'une étoile filante, et sa carapace vert foncé, tachetée de brun clair, scintillait à la lueur des lampadaires. Il s'est précipité sur nous avec une telle férocité que ça nous nous a tous pris par surprise. Quatre de ses pattes tapaient en staccato sur le sol dur tandis qu'il courait vers nous, les pattes avant levées haut, comme des lances vicieuses, prêtes à nous transpercer. Sa tête plate et large était abaissée comme un bouclier pour protéger son torse étrangement bombé. Il était plus grand qu'un Matis adulte, et même qu'un Zoraï adulte. Il nous a férocement attaqué, tentant de nous poignarder avec ses pattes avant. Il grognait et rugissait horriblement. Nous huit, tous ensemble, l'avons haché avec nos piques, en gardant nos distances pour demeurer hors d'atteinte de ses pattes qui s'agitaient follement en tous sens.
Puis, alors qu'il se tordait devant nous, dans une mare de sang jaune, nous nous sommes rassemblés autour de lui :
« Qu'est-ce que c'est que ça, au nom de Jena ?!
— Que je sois damné si je le sais…
— C'est une araignée, tu vois pas ses pattes ?
— Les araignées on huit pattes, cette chose n'en a que six. C'est une espèce d'insecte, plutôt.
— Un très gros insecte !
— Restez groupés les gars, on ne sait pas s'il y en a d'autres dehors… dit prudemment notre chef d'escadron, toujours à voix basse. Bien, nous ferions mieux de garder les yeux ouverts. Enfin, ils sont faciles à tuer… »
À ce moment précis, le bourdonnement en arrière-plan s'est fait à nouveau plus fort. De plus, les cris des citoyens aussi ont augmenté en volume. Le tintement frénétique des cloches des postes de garde était presque noyé dans cette horrible cacophonie. Puis un cri terrible et inhomin a percé l'obscurité depuis l'extérieur de la ville. Un autre y a répondu un peu à notre gauche, puis un second à notre droite, suivis bientôt d'autres cris stridents et de grognements profonds. Des jacassements sifflants ont émergé de la forêt tout autour de la ville. D'en haut, nous est parvenu le bruit de branches cassées : quelque chose d'énorme descendait en trombe au travers de la Canopée.
Alors la forêt obscure prit vie. Je ne me souviens plus que de jambes et de corps grêles et inquiétants se dégageant des arbres où ils s'étaient accrochés, camouflés par l'obscurité. Mais c'est toute la forêt qui s'animait autour de nous, et elle se dirigeait droit sur nous.
Horrifiés, la moitié d'entre nous a fait demi-tour et a couru vers la ville. Seuls deux camarades, notre chef d'escouade et moi, sommes demeurés sur place. Nous avons essayé de les retenir. Mais c'était comme tenter de contenir une rivière en furie. Ils coulaient autour de nous et au-dessus de nous.
En quelques secondes, mes camarades sont tombés à côté de moi.
J'ai poignardé à plusieurs reprises le corps d'un petit insecte vert qui avait plongé ses griffes dans la gorge de mon chef jusqu'à ce que celui-ci gise, mort, à ses côtés. Je dis petit, mais seulement comparé à ceux qui continuaient à rôder dans la nuit autour de nous.
Il était plus grand qu'un jeune mektoub.
J'en ai empêché un plus gros de tuer l'homin à côté de moi, quand un autre a sauté dans la mêlée depuis le côté et l'a entraîné. Ses cris se sont mêlés à ceux de la ville mourante.Le vieil homme s'interrompt un instant dans son récit, ses yeux bleus se remplissent de larmes et fixent ses mains croisées sur ses genoux. Il reste silencieux pendant un moment, puis soupire lourdement et continue. Sa voix est remplie d'une profonde tristesse :
“Je l'admets sans contrainte et j'en ai profondément honte, mais après ce moment, consceient soudain de la futilité de ce que nous faisions, j'ai couru pour sauver ma vie. Nous avons tous couru cette nuit-là. Il n'y a pas une seule âme qui ne l'ait fait. Nous n'avions aucune chance. Ces pauvres âmes courageuses qui sont restées pour se battre, on ne les a jamais revues. La plupart d'entre nous ont simplement couru et n'ont jamais regardé en arrière… ou se sont jetés droit dans les griffes des kitins.
Bien sûr, à l'époque, ils n'étaient pas connus sous ce nom. Personne n'avait encore pris la peine d'attacher des noms aux différents monstres. Ils étaient juste là.
Des horreurs sans nom qui tuaient tout ce qui leur tombait sous la griffe. Homme, femme, enfant ou bête de somme.
Ces monstres se déplaçaient dans la ville comme des moissonneurs dans un champ de blé, récoltant la terreur et le sang. Ils affluaient par centaines, voire par milliers, de la forêt, se laissant tomber sur les passerelles depuis la Canopée inférieure, grimpant et descendant des arbres ou arrachant simplement l'écorce comme du papier et rampant à l'intérieur pour atteindre la vie fragile qui s'y cachait. Elles volaient dans l'air froid, attrapant les gens en plein vol, sans même ralentir, leurs pinces et leurs dards tranchants comme des épées, déchirant et arrachant, laissant les corps tomber et rejoindre au sol les restes mutilés des amis et de la famille.
Je me souviens de ma première vision de ce qu'on a nommé depuis un kipesta. Il est descendu en piqué de la Canopée sur un groupe d'homins blottis sous une épaisse racine. Au début, il a essayé de les atteindre avec ses dards de queue en se contorsionnant de façon horrible pour atteindre sa proie. Puis, semblant réaliser l'inutilité de ses efforts, il a dégonflé son étrange sac de sécrétions, vidant son contenu sous la racine refuge. Le petit espace où les gens se pelotonnaient a été immédiatement rempli de flammes brûlantes. J'étais trop loin pour faire quoi que ce soit, trop surpris et choqué aussi par cette perversion de la nature.
J'étais incapable de rien faire d'autre que de regarder, l'œil fixe.
Les cris de ceux qui étaient piégés et brûlaient vifs dans ce petit espace hantent encore mes rêves après toutes ces années.
J'ai vu les formes lourdement blindées des kipuckas foncer au travers des broussailles à l'extérieur, du mur puis de la ville. Écrasant toute résistance sous leurs jambes massives. Piétinant, transperçant toute chose vivante sur leur passage. Les kinchers couraient à leurs pieds, découpant en rubans rouges tout ce qui bougeait encore.
Des êtres étranges, en forme de champignons, pulvérisaient une brume paralysante autour d'eux. Et ce monstre massif, énorme, noir et blanc, avec des yeux jaunes et brillants a démoli le clocher de notre quartier général, ensevelissant pour toujours ceux de mes camarades gardes qui s'étaient barricadés là.
Je ne sais pas comment je pourrais, ni même si je dois, me sentir chanceux d'avoir survécu. Jena sait que c'est plutôt punition que de devoir vivre avec sa honte.
J'ai couru. J'ai lâché ma pique et couru. J'ai esquivé les autres homins et les insectes géants, fuyant tête baissée dans la forêt, courant jusqu'à ce que mes jambes me manquent et que je tombe au sol, inconscient, terrassé par le choc et l'épuisement. Quelques jours plus tard, j'ai trouvé un autre groupe de réfugiés et nous nous sommes dirigés vers un camp de la Karavan dont ils avaient entendu parler.
Telle ma honteuse histoire et je n'en dirai pas plus.Sur ce, le vieil homme redevient silencieux et maussade. Je ne suis pas en mesure de confirmer son histoire, bien que nous ayons bien sûr rencontré à nouveau les kitins dans nos Nouvelles Terres.
Nous ne pouvons qu'espérer que ces horreurs ne se reproduiront jamais et que nos peuples ne seront pas la proie d'un second Grand Essaim.Lylanea Vicciona, Bard of the Four Lands