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VII - Occire et polir

An 2481 de Jena
Pü venait d’achever de limer le chanfrein de la sertissure, tout était prêt. Déposant son outil, il saisit délicatement le magnifique cabochon d’ambre à l’aide de brucelles et le mit à portée de masque pour le contempler une dernière fois. Il était composé d’un subtil mélange de trois ambres de nature différente et de suprême qualité : l'ambre de Zun, celui de Soo et celui de Beng, tous issus des profondeurs de l’Écorce. Satisfait de son ouvrage, il s’apprêtait à l’asseoir dans un réceptacle qu’il avait confectionné la veille. Celui-ci était constitué de phanères d’animaux. Impropres à la consommation, ces productions épidermiques étaient généralement jetées après dépeçage du gibier. Cependant, les artisans émérites connaissaient leurs incroyables propriétés conductrices de Sève. Pour sa création, le Zoraï avait utilisé un fragment d’ongle de gubani et un morceau d’épine d’arma. Les gubanis étaient de grands herbivores grégaires et craintifs, au pelage jaune, pourvu d’un postérieur puissant, de pieds adhérents et de deux « ailettes » sur le haut du dos, améliorant leur aérodynamisme et leur vitesse. Quant aux armas, ces lourds pachydermes aux pattes courtes, ils se caractérisaient par leur carapace verdâtre recouverte de mousse et munie d'excroissances épineuses, leur peau épaisse et l’impressionnante rangée de cornes de défense qui ornait leur tête. Mais les deux herbivores dont étaient issus les phanères en question n’étaient pas des spécimens ordinaires. Avant de périr sous les coups des chasseurs, ils vivaient dans d’obscures et profondes cavernes situées sous la jungle, dans les Primes Racines, et dominaient en force et en rapidité les autres représentants de leur espèce. Leur apparence aussi dénotait singulièrement : gigantisme, couleurs vives, excroissances fastueuses et démarche princière. Lorsqu’on croisait l’une de ces créatures de légende en compagnie de ses congénères, on avait l’impression d’observer un roi et sa cour. Les composants récupérés sur leur corps étaient de fait d’une qualité hors du commun. L’ingrédient le plus rare était issu du sabot d’un antique rendor tout aussi étonnant, demeurant dans les régions désertiques boréales, et que des explorateurs de la tribu avaient rapporté de leurs voyages. Les rendors étaient des quadrupèdes trapus et pourvus d’une avant-main massive, d'un petit cou épais, et d’une grosse tête recouverte d'une carapace en cuir faisant office de casque.

Concentré, Pü s’assura que le feuilletis de la perle de résine fossilisée était exactement à la bonne hauteur : aucun décalage n’apparaissait entre la surface de l’ambre et la sertissure du futur bijou. Mesurant chaque respiration, il se mit à pousser le réceptacle vers le joyau à l’aide d’une petite masse, en exécutant des mouvements latéraux et opposés. Il modifia ensuite son angle afin de rapprocher ses bords de la matière précieuse, en exécutant de légers mouvements de droite à gauche, et finit par le repousser de haut en bas, cloîtrant à jamais l’ambre dans son écrin protecteur. L’artisan contempla son travail, sortit une petite lime triangle de son tablier et supprima les marques laissées par l’outil précédent. Il décrivait des arcs de cercle, lentement, mais précisément, sans jamais égratigner le précieux cabochon. Après un dernier examen, Pü prit son échoppe qui recule, prêt à écrouir la bordure du réceptacle en massant la surface vers l’ambre. Et alors qu’il s’apprêtait à exécuter le délicat mouvement, sa main trembla légèrement. Le Zoraï se mordit les lèvres. Il avait failli abîmer sa création. D’un simple amateur, une telle égratignure n’aurait pas fait de différence. Mais Pü était maître-bijoutier. En temps normal, il était assez peu exigeant envers lui-même et encore moins envers les autres. Pour beaucoup, il était un génie, qui amenait au sommet de l’art toute activité qu’il choisissait de pratiquer. Malheureusement, être au centre de l’attention avait tendance à l’angoisser, et il préférait donc faire le minimum en public. Mais son rapport à la joaillerie était très différent. Avant tout car cet artisanat lui avait été enseigné par sa mère dès le plus jeune âge, mais aussi, probablement, car il nécessitait une délicatesse extrême, trait rarement mis à contribution au cours des enseignements martiaux de son oncle. La joaillerie était un art solitaire et silencieux, qui lui permettait d’oublier un temps sa qualité de guerrier, et par là même de s’opposer symboliquement à son père. Il la pratiquait par plaisir et non par obligation. Et pour lui, cela changeait tout, et le motivait sans cesse à se dépasser.

Pü replaça la perle entre ses doigts, bien décidé à écrouir correctement la bordure du réceptacle. Une fois terminé, il irait finir d’ornementer le diadème sur lequel il travaillait en secret depuis plusieurs semaines, et qu’il destinait à sa mère. Ce bijou était la pièce manquante. Et alors qu’il s’apprêtait à effectuer son geste, ce ne fut pas sa main qui trembla, mais son bras : la secousse ne venait pas de lui. Le Zoraï déposa la pièce inachevée avec ses outils et sortit en toute hâte de son atelier. Il fit quelques pas et leva la tête, fixant le plafond d’écorce de l’arbre-ciel duquel filtrait les rayons astraux. Le sol trembla à nouveau légèrement. Jusqu’alors, l’immense souche abattue avait toujours su protéger le village, aussi bien des menaces naturelles que des homins. Elle était le refuge de nombreuses espèces animales, notamment des volatiles qui nichaient dans les plus hautes strates, mais aussi le leur. La tribu s’était installée au niveau du sol, mais avait aussi bâti un certain nombre d’habitations sur les pans d’écorces et les hautes racines, préférant cependant l’archaïsme des techniques ancestrales de construction à l’innovation païenne du magnétisme karavanier. Quoi qu’il en soit, pour Pü, il était impossible d’imaginer que l’arbre-ciel faillisse à son ancestrale mission de protection. Comme pour le faire mentir, le sol trembla plus fortement, et les premiers cris se firent entendre. Inquiet, il se mit à courir en direction de la demeure familiale située à une dizaine de mètres, espérant y retrouver sa mère. Il tenta d’analyser la situation. La première hypothèse qui lui vint à l’esprit fut celle d’une attaque homine. Après tout, leurs ennemis étaient nombreux. Mais les nouvelles secousses, plus violentes, eurent raison de cette idée. À sa connaissance, aucun homin ne possédait le pouvoir de faire trembler l’écorce de cette manière. La menace semblait venir d’en bas. Les Primes Racines, situées sous la Jungle, étaient composées d’immenses cavernes bioluminescentes, véritables écosystèmes habités par de gigantesques herbivores. Peut-être un troupeau de pachydermes était-il en train de passer sous le village ? Son esprit voguait d’hypothèse en hypothèse, essayant tant bien que mal de composer rationnellement avec les faits. Arrivé devant chez lui, il passa les rideaux en hâte, appelant sa mère et son frère à haute voix. Aucune réponse. Sa mère devait probablement être chez Grand-Mère Bä-Bä. Et alors qu’il reprenait sa respiration pour repartir de plus belle vers le sommet du village, ses poumons le brûlèrent. Un agressif voile toxique venait d’empoisonner l’atmosphère. Jamais le jeune Zoraï n’avait senti odeur aussi acerbe. Ce terrible effluve annonçait le pire, il en était certain. Plissant les yeux, il eut le réflexe de saisir une épée au râtelier de son père, et se glissa à l’extérieur de la hutte aussi vite qu’il y était entré.

Et le sol craqua. L’onde de choc, d’une violence inouïe, projeta Pü au sol. Masque contre écorce, il se releva tant bien que mal. Ce qu’il vit alors l’horrifia : la secousse avait fissuré la souche, arrachant au passage la haute racine située à proximité de celle où trônait la hutte de Grand-Mère Bä-Bä. L’énorme masse de bois emporta dans sa chute plusieurs habitations et s’écrasa dans un fracas assourdissant sur un autre quartier du village. Des hurlements lui parvinrent et un nuage de sciure envahit tout l’espace. Pü connaissait les Zoraïs qui habitaient ces demeures, comme chacun des membres de sa tribu. Priant le Grand Géniteur, il espérait qu’aucun ne se trouvait chez lui au moment du drame. Mais le pire restait à venir. Car il l’entendit. L’épouvantable bourdonnement du déclin, celui qui pourchasserait l’hominité à jamais. Des ombres ailées de plusieurs mètres surgirent alors des niveaux inférieurs du village et les cris s’intensifièrent. Dans l’atmosphère obscurcie par la poussière, il ne put clairement les distinguer, mais à sa connaissance, aucun volatile de cette taille n’avait jamais été répertorié. Le Zoraï essaya de rester concentré sur son objectif et fonça en direction de chez Grand-Mère Bä-Bä. Comme pour l’en empêcher, l’une des apparitions volantes piqua sur lui et une immense gerbe de flammes jaillit. Pü esquiva de peu le jet ardent, choqué par la vision qui venait de lui parvenir. Le flash de lumière lui avait en effet permis de voir le monstre de près. Il était le reflet répugnant des ignobles bêtes qui avaient hanté ses nuits d’enfant. Un corps fuselé et tranchant recouvert d’écailles iridescentes et porté par six longues ailes translucides, quatre excroissances tubulaires et creuses reliées à un crâne ovoïde, un immonde trou bardé de minuscules crochets en guise de gueule, deux pseudo-membres soudés entre eux par une glande tuméfiée, et terminés d’une trompe d’où suintait un liquide jaunâtre fumant et odorant. Cette créature était la caricature abominable d’une libellule, qu’un artiste fou aurait pu cauchemarder durant une nuit fiévreuse.

Le cœur de Pü se souleva et son cou s’enfonça entre ses épaules. Il sentit chaque muscle de son corps se contracter, sa mâchoire se resserrer et une sueur froide lui parcourir l’échine. Cela faisait bien des années qu’il n’avait pas ressenti la peur. Chaque parcelle de son corps lui hurlait de prendre garde. Pour faire face à cette menace, trois réactions différentes étaient programmées au plus profond de ses cellules, sélectionnées par la vie bien avant sa naissance et celle de ses ancêtres. Réflexes ataviques, préhistoriques, ancrés dans sa chair jusqu’à la mort : l’immobilité, la fuite et l’attaque. Pü était un guerrier né, conditionné depuis sa plus tendre enfance. C’est donc par pur automatisme que son bras dégaina l’épée de son père et frappa l’horrible apparition. La lame d’ambre heurta la cuirasse écailleuse du kipesta sans réussir à la percer, mais ricocha jusqu’à une des ailes filandreuses qu’elle trancha. La créature poussa un couinement repoussant et prit la fuite dans le brouillard de sciure duquel elle avait surgi. À cet instant du moins, la peur avait changé de camp.

Pü ne perdit pas de temps et reprit sa course. Les kipestas tentèrent à plusieurs reprises de s’en prendre à lui et aux villageois qu’il croisait, mais plus habile qu’eux, il les mit facilement en déroute. Plus il progressait dans son ascension du village, plus le nuage de poussière se dissipait. Ce qui n’avait été d’abord à ses yeux que de lointaines lueurs dans l’obscurité devenait des incendies. Certaines huttes étaient déjà calcinées par les flammes. Des corps aussi. Il les connaissait, tous. Face à ces visions, le jeune Zoraï réussit à garder son sang-froid. L’urgence de la situation ordonnait de protéger les vivants et d’exterminer la menace. Le temps des pleurs et du recueillement viendrait après. Alors qu’il prenait pied à l’étage précédant celui où il espérait tant retrouver sa mère saine et sauve, la situation changea. Soudainement, les monstres ailés prirent de l’altitude et s’envolèrent par-delà le sommet de la souche. Le bourdonnement disparut dans les cieux et laissa place au silence de la désolation. L’ouïe de Pü, qui s’était habituée à l’oppressant grésillement des ailes, devint particulièrement sensible aux autres sons l’environnant : le plaintif grincement de l’écorce, le crépitement des flammes, les déchirantes lamentations et les cris lointains. Durant un bref instant, il fut pris par l’espoir de voir le cauchemar s’arrêter là. Mais son odorat lui envoya un signal opposé, un signal de mort. L’émanation âcre qui empoisonnait l’atmosphère depuis le début de l’invasion s’accentua brusquement. Le Zoraï fut pris d’un haut-le-cœur et réprima de la main un réflexe nauséeux. Et alors qu’il s’apprêtait à emprunter la dernière passerelle, celle qui allait le mener à la hutte de Grand-Mère Bä-Bä, là où se trouvait probablement sa mère, quelqu’un cria son nom depuis un étage inférieur. C’était la voix de Ke’val, son oncle.

« Pü, c’est bien toi ? Ton père et ton frère te cherchent partout ! Nous avons besoin de tout le monde, quelque chose d’encore plus terrible est en train d’arriver. Le départ de la brèche se trouve au niveau de la Place du Cérémonial, dépêche-toi ! »

Le Zoraï attrapa une liane et se prépara à sauter.

« Et ne t’en fais pas pour ta mère, elle est bien plus dangereuse que ces créatures ! »

Il disparut alors de son champ de vision, laissant Pü comme hébété. Mais où avait-il la tête ? Bien sûr que sa mère était bien plus dangereuse que ces monstres volants. Elle était la magicienne la plus douée du village, et c’était bien pour cette raison qu’elle était assignée à la protection de Grand-Mère Bä-Bä. Obnubilé par l’amour intense qu’il lui portait, il avait couru la rejoindre, alors que sa place aurait dû être auprès de ses frères et sœurs d’armes, sur le front. Combien de ses amis aurait-il pu protéger s’il avait été là ? Pü maudit sa bêtise, attrapa une liane à son tour, et sauta dans le vide.

Il atteignit bientôt les niveaux les plus profonds du village, parvenant à l’étage situé juste au-dessus de la fosse hébergeant la Place du Cérémonial. Son cœur se souleva lorsqu’il vit le totem d’ordinaire dressé en son centre, fendu en deux et échoué sur le sol. Des Zoraïs étaient en train d’en déplacer les morceaux. Sur l’un des murs de la fosse, une énorme cavité fumante défigurait l’endroit. C’était d’ici que partait la profonde fissure qui avait meurtri la souche et causé la chute d’une des racines supérieures. C’était d’ici que les créatures s’étaient extirpées de ses cauchemars et avaient envahi la réalité. Certains masques de ses aïeux, qui recouvraient auparavant le totem, traînaient encore dans la poussière et les copeaux de bois. Pü croisa leur regard vide. Cette image était plus terrifiante que toutes les horreurs qu’il avait vues aujourd’hui. Elle était un horrible présage. Heureusement, quelqu’un le sortit de sa stupeur avant que son esprit ne divague davantage. Pü le reconnut facilement. Une musculature saillante, bien plus imposante que la sienne, un masque recouvert de maints symboles ésotériques, bien plus noir que le sien… C'était son frère Niï, qui apparut devant lui chargé d’un ensemble de pièces d’armure de bois renforcé et de paille tressée, et commença à l’en vêtir. Pü écarta les bras et se laissa faire sans piper mot, tel l’enfant qu’il était encore face à son grand frère. D’un geste familier, celui-ci décrocha aussi l’épée longue de sa ceinture. De l’autre côté de la fosse, il vit son père, occupé à discuter avec des soldats.

« Voilà une épée courte et une dague, les armes que tu manies le mieux. Tu prendras aussi le fusil.

— Sommes-nous certains que d’autres sont en route ? répondit machinalement Pü, encore perturbé par ce qu’il venait de voir.

— Tu ne sens pas l’odeur ? Elle s’est accentuée. Une vague encore plus puissante est en train d’arriver. Une fois que tu seras prêt, nous descendrons sur la place. La stratégie est simple : notre groupe formera un arc de cercle opposé à la déchirure par laquelle les monstres sont entrés tout à l’heure. Car nous devrons contenir l’afflux, notre objectif sera de faire en sorte que chacun des assauts nous soit destiné. Je commanderai ce front-là. Depuis l’étage supérieur, nous aurons l’appui de père qui commandera le second groupe, composé de tireurs lourds et de lanceurs de sorts. Leur objectif sera à la fois d’éliminer la menace et de nous prodiguer les soins nécessaires. De là, il bénéficiera aussi d’un meilleur point de vue pour superviser la bataille. Pour finir, nous avons enduit l’intérieur de la déchirure de différentes huiles inflammables. Dès que les monstres arriveront, les artilleurs pilonneront sans relâche le conduit. Il se peut que cela suffise et que nous n’ayons pas besoin de dégainer nos armes. Mais ne comptons pas trop là-dessus. Voilà, c’est tout ce que tu as besoin de savoir. Le reste, tu le connais déjà. »

L'aîné accrocha un long bouclier en bois renforcé dans le dos du cadet et lui tapa sur l’épaule.

« Je compte sur toi Pü, tu me seconderas, comme à l’accoutumée. »

Certes, leur relation s’était extrêmement dégradée ces dernières années. Souvent, les deux frères ne s’adressaient pas la parole de la journée, et se retrouvaient uniquement au dojo pour l’entraînement quotidien. Souvent, Pü laissait Niï gagner : il ne fallait pas frustrer le futur Masque Noir. Pourtant, Niï restait son grand frère, et, quoi qu’il advienne, Pü se sentait rassuré en sa présence. Le jeune Zoraï vérifia les attaches de sa cuirasse et suivit son aîné dans la fosse. Ses compagnons lui firent un signe de tête, probablement rassurés de voir le jeune prodige parmi eux. Il se positionna non loin de Niï et sentit peser sur lui le regard perçant du Masque Noir. Les minutes passaient et l’odeur s’accentuait. Puis le silence se fit. Il allait parler.

« Soldats ! En formation ! »

Dans une chorégraphie parfaite, la ligne de guerriers se subdivisa en une suite de paires placées côte à côte. Pour chacune d’entre elles, le soldat de droite posa un genou au sol et planta fermement son bouclier dans l’écorce, puis celui de gauche se positionna derrière son camarade et ancra son propre bouclier à celui déjà fiché dans le sol. Les plaques de bois jumelées une fois disposées ainsi, les canons des fusils vinrent combler les interstices qu’elles ménageaient. Cette formation avait fait ses preuves au cours d’une multitude de batailles. La tribu étant faiblement peuplée en comparaison des autres groupes d’homins qui vivaient dans la région, elle était passée maîtresse en stratégies défensives.

Agenouillé dans la poussière, Pü observa longuement la déchirure à travers de la mire de son fusil. Près de celle-ci, Pia, la meilleure sentinelle de la tribu, était à moitié allongée sur le sol, oreille contre écorce. Ses sens surdéveloppés faisaient d'elle une traqueuse hors pair, pouvant repérer un troupeau de mektoubs à plusieurs kilomètres à la ronde. Brusquement, elle leva la main. Un frisson se propagea parmi la ligne de guerriers, qui se resserra un peu plus. Pü sentit les muscles de ses camarades se tendre et les appuis se corriger. Ils étaient prêts, quoi qu’il advienne. Et les choses, en effet, n’allaient pas se dérouler comme prévu.

« Je crois que quelque chose cloche ! cria Pia. J’entends comme des galops, mais aucun bourdonnement d’ailes. Les créatures qui approchent se déplacent au sol à toute vitesse ! »

Pü déglutit et vit ses camarades faire de même. Les abominations volantes qui avaient semé tant de désolation n’étaient donc pas les seuls monstres à hanter les profondeurs ? Sang Fu-Tao, le Masque Noir, réagit sans attendre.

« Restez concentrés soldats ! Rien ne change ! Si ces monstres sont apparentés aux premiers, ils ressembleront eux aussi à de gigantesques insectes. En ça, les articulations de leurs pattes seront probablement des points sensibles ! »

Pü se ressaisit instantanément. Son père avait raison, il n’y avait aucune raison de paniquer. Comme toujours, son expérience parlait. Il avait su analyser la situation en une fraction de seconde tout en rassurant ses troupes. Malgré le ressentiment qu’il lui portait, le jeune Zoraï devait bien reconnaître ses qualités inégalées de meneur. Mais le Masque Noir ne se contenta pas d’un simple discours rassérénant.

« Mes frères, mes sœurs, qui pourrait imaginer que de telles monstruosités puissent être le fruit de notre belle Écorce ? Ni vous, ni personne ! Car tout comme moi, vous l’avez senti, je le sais : ces créatures ne sont pas naturelles et ont été conçues pour une unique raison. Laquelle ? Mettre notre Foi à l’épreuve, assurément ! Et qui nous propose cette épreuve ? Ma-Duk, lui-même ! Oui, mes frères, mes sœurs, vous l’avez compris ! Le temps de la Guerre Sacrée approche à grands pas et le Grand Géniteur veut s’assurer que nous sommes prêts à marcher sur le monde pour le reprendre en son Nom ! Alors ne me décevez pas soldats, ne décevez pas nos ancêtres, qui nous regardent en ce moment même ! D’aucuns, parmi eux, rêveraient de vivre les glorieux événements qui nous attendent ! »

En réaction à ces paroles, les Zoraïs poussèrent des exclamations fanatiques, alors qu’au même moment, le sol commençait à trembler, signalant l’approche de la troupe ennemie. Un ultime frisson se propagea parmi la ligne de soldats qui se resserra un peu plus. Les individualités disparurent et, corps contre corps, sueurs et souffles mélangés, ils ne firent plus qu’un. Un mur impénétrable, noir et immense, prêt à encaisser toute l’horreur du monde. Briques, en cet instant et à jamais unies par l’histoire passée et le futur grandiose qui se présentait à elles. Pü, quelque insensible qu’il ait été à la harangue religieuse, ne put lui-même résister à la force d’attraction que dégageait le groupe.

« Soldats ! Qui sommes-nous ? hurla le chef de guerre.

— Nous sommes les Guerriers Noirs de Ma-Duk ! Nous sommes son bras armé et purificateur ! Nous sommes les gardiens de la Foi Véritable ! Nous sommes le fléau qui s’abat sur les hérétiques ! scandèrent en chœur les guerriers, alors que Pü le murmurait du bout des lèvres.

— Oui ! Nous ne craignons aucun fléau, nous sommes le fléau ! » renchérit le Masque Noir.

La force des secousses s’intensifia et l’odeur malsaine atteignit la limite du supportable. Mais en cet instant, rien n’aurait pu faire céder les homins et les homines de la tribu.

« Soldats, nous y sommes ! La journée de gloire est arrivée ! Réveillez la cruauté qui sommeille en vous ! Aujourd’hui, nos lames seront souillées, nos boucliers voleront en éclats ! Une journée grandiose, une journée rouge, avant que ne tombe la nuit ! Artilleurs, feu ! »

Pü eut à peine le temps d’apercevoir l’infecte ombre rampante s’extirper de la déchirure que les coups de feux claquèrent au-dessus de lui et qu’une pluie de grenades s’abattit sur l’ennemi. Le choc fut terrible. Alimentée par les huiles, une gigantesque gerbe de flammes s’élança vers le sommet de la souche, faisant trembler le sol et projetant avec elle une nuée de morceaux d’écorces et de carapaces carbonisées. Protégé par son bouclier et amarré aux murs de soldats, Pü résista sans mal au souffle de la déflagration, dont seules quelques flammèches vinrent lécher son armure. Malgré la puissance de la détonation, il réussit à distinguer les horribles sons stridents qu’émettaient les créatures prises sous le bombardement. De nombreuses secondes passèrent et le cataclysme n’en finissait pas. La Place du Cérémonial serait défigurée à jamais, un faible prix à payer pour leur victoire. Quelques instants plus tard, alors que plusieurs artilleurs rechargeaient leurs armes, un des monstres réussit à s’extraire du chaos. Haut d’un mètre cinquante, il ressemblait à la version monstrueuse d’une araignée. Un corps couleur bronze, étriqué, arqué. Segment chitineux, courbé, reliant un dard et un crâne sans visage, telle une lame incurvée, aiguisée, conçue pour trancher la chair. Accrochées en son centre, non pas huit pattes, mais six, articulées, et plus acérées que des épées. Sur la partie supérieure, une paire de crochets dentelés, qui faisaient probablement aussi bien office d’armes que d’appendices manipulateurs. Cette chose n’avait, en terme d’horreur, rien à envier aux monstres volants que Pü avait affrontés peu auparavant. Elle était le prédateur fantasmé, taillé dans la Sève par un sculpteur maniaque qui se serait évertué à en retirer toute fioriture. D’une agilité folle, la créature fusa sur la ligne de guerriers en faisant claquer ses crochets. Mais les soldats étaient préparés, et depuis leur couverture, ils mitraillèrent l’hexapode. Comme prévu, seuls les tirs atteignant les parties molles eurent un réel effet. Ruisselant d’un sang laiteux, le monstre perdit des morceaux au fur et à mesure de sa course et finit par s’affaisser en un tas fumant avant même d’avoir parcouru la moitié de la distance qui le séparait de ses proies. L’événement se reproduisit plusieurs fois et Pü eut l’affreuse surprise de découvrir qu’il existait des versions du monstre frôlant les trois mètres. Mais étrangement, à distance, ils représentaient une menace moindre. Leur taille les rendait plus lents et ménageait une meilleure fenêtre de tir sur leurs points faibles. À quelques reprises, des monstres réussirent à atteindre les soldats et furent exécutés sommairement. La stratégie était toujours la même : absorber l’impact de l’attaque à l’aide de la muraille de boucliers, accompagner le mouvement de la créature, utiliser l’énergie du rebond pour la repousser en arrière, profiter du déséquilibre créé pour ouvrir une brèche et la tailler en pièces. La simplicité apparente de cette technique défensive était en réalité le résultat d’années d’entraînement intensif, et témoignait d’un incroyable travail coopératif.

Les minutes passèrent sans que la situation n’évolue. Si les soldats avaient espéré que le combat se termine rapidement, l’assaut des créatures n’en finissait pas. Leur nombre était tout bonnement invraisemblable. Les artilleurs continuaient à bombarder la déchirure et l’atmosphère était devenue presque irrespirable, entre l’âcre odeur des monstres, les retombées de poussière et celles de particules de chair fondue. L’armure de chaque soldat était dorénavant recouverte d’une pellicule de cendres suintante et odorante. Mais alors que la source du mal ne semblait jamais devoir se tarir, les réserves de munitions commençaient à atteindre leur limite. Malgré le tumulte des détonations, Pü entendit son père crier. Il était comme possédé.

« Artilleurs, nous arrivons à bout des dernières grenades, préparez-vous à enfiler vos amplificateurs de magie ! Je veux que vous puisiez jusqu’au plus profond de votre être ! Cette fureur qui vous habite, elle n’est que pure énergie ! Visualisez-là, domptez-là ! Saisissez-vous d’elle, dans le creux de vos mains, et forgez-y une arme ! L’arme la plus mortelle qui soit ! Le reflet tranchant de l’âme des Guerriers Noirs de Ma-Duk ! Montrez à ces horreurs que même désarmés, nous sommes capables de les broyer, du simple fait de notre volonté ! Ce soir, nous festoierons sur les cendres de nos ennemis ! Alors souriez, hurlez votre joie ! Car le Grand Géniteur est fier ! Soldats, soyez dignes du regard qu’il vous porte ! À mort !

— À mort ! » rugit en chœur la meute galvanisée, en écho à l’exhortation du chef de guerre.

Le bombardement cessa peu à peu, et rapidement, les créatures inondèrent la fosse. D’une violence sidérante, le raz-de-marée de dards et de crocs percuta le barrage de boucliers. L’atmosphère souillée et obscurcie par la bataille changea alors à nouveau, tandis que les premiers sortilèges fusaient au-dessus des guerriers : jets de flamme, ondes de choc, faisceaux électriques, langues d’acide, giclées de poison et souffles glacés. L’air se chargea en influx d’énergie, et compressé derrière son bouclier, muscles gainés et pieds enfoncés dans la sciure, Pü sentit les particules spirituelles qui composaient son être entrer en résonance avec celles de ses camarades. La sensation fut décuplée alors que la ligne de guerriers recevait les salves de soins prodiguées par les soigneurs. Le processus de cicatrisation des soldats, accéléré des milliers de fois, avait effacé les dernières traces de peur subsistant en eux. Chaque plaie ouverte se refermait sur-le-champ, chaque os brisé était instantanément ressoudé. De ce fait, et même si chaque ouverture dans la muraille noire permettait aux monstres d’atteindre les homins dans leur chair, ils n’hésitaient jamais à riposter, portés qu'ils étaient par un sentiment d’invincibilité. Leur âme restait hors de portée. Il ne fallut que quelques minutes pour que la Place du Cérémonial déborde d’insectes. Ceux qui réussirent à atteindre l’étage supérieur furent anéantis instantanément par les mages de guerre. Les carcasses s’accumulèrent progressivement à tel point qu’un charnier de plusieurs mètres recouvrait dorénavant l’entièreté du sol. Les minutes passèrent et la monstrueuse vague sembla se calmer. Oui, les créatures étaient de moins en moins nombreuses. Pourtant, leur comportement ne changea pas. Elles fonçaient sur les homins, inexorablement, comme s’il y avait encore une chance, ou comme si elles ne savaient faire que ça. Pattes arrachées, carapaces brisées et chairs brûlées. Rien n’arrêtait leur folle course, hormis l’extinction de leurs fonctions motrices. Il était là, leur point faible. Aussi innombrables et armées qu’elles fussent, il leur manquait quelque chose. Un esprit, une âme. Pü avait observé à maintes reprises la subtilité des comportements animaux. Et ces monstres n’en étaient pas, ils étaient moins que ça. Ils étaient semblables à des outils. Des objets sans conscience. Là résidait la cause de leur défaite.

Pü s’arrêta sur cette conclusion. Pourtant, lui, le maître-bijoutier, devait bien savoir que la responsabilité d’un échec n’incombe pas à l’outil, mais à celui qui le manipule. C’est en forgeant qu’on devient forgeron et l’apprentissage passe toujours par l’erreur. Sa mère le lui avait pourtant appris. À quelques centaines de mètres sous ses pieds, le kinkoo ne savait rien de l’étendue de son échec. Mais cela n'était qu’une question de temps. Car un kipesta qui avait observé la bataille se dirigeait déjà à tire-d’ailes vers le siège du général kitin, via un autre réseau de galeries. Si l’émissaire ne pouvait ressentir la peur, il savait que l’inévitable réaction colérique que provoquerait chez son maître la nouvelle de la défaite pourrait lui coûter la vie. Mais plus que tout, il savait que le général kitin condamnerait alors ces primates arrogants à un sort bien plus terrible que la mort elle-même : l’extinction.

Bélénor Nébius, narrateur


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