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II - Fraternité

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An 2470 de Jena
Lorsque Niï poussa les rideaux de la hutte, il fut assailli par l’odeur alléchante du dîner. Alors qu’il était convenu qu’il prépare le repas du soir, sa mère était déjà rentrée de sa mission diplomatique, et s’y attelait à sa place. Agenouillée au-dessus d’une petite marmite d'ambre, elle était en train d’assaisonner de diverses plantes aromatiques la soupe froide qu’il contenait. Looï jeta un regard à son aîné, s’assurant qu’il n’avait pas oublié de laisser son équipement à l'extérieur. Au sein du foyer familial, les règles étaient strictes, et Looï veillait à ce qu’elles soient respectées de tous. Vêtu d’un simple pagne tressé, Niï salua sa mère. Du haut de ses vingt ans, le Zoraï affichait un corps à la musculature ciselée, dont la peau bleue, claire et lisse, reflétait la jeunesse.

« Ah Niï, te voilà. La rencontre avec la tribu voisine s’est terminée plus tôt que prévu. Peux-tu venir m’aider, s’il te plaît ? »

L’homin s’inclina respectueusement en guise de réponse et vint s'asseoir en tailleur devant un rondin de bois sur lequel de nombreux fruits avaient été disposés. Il ramassa une dague et se mit à couper délicatement les mets colorés. Looï continuait d’assaisonner le contenu de la marmite.

« Ton entraînement s’est-il bien déroulé ? demanda-t-elle à son fils.

— Oui, et même mieux que prévu. Devine ce qui s’est passé ! »

Looï abandonna sa soupe quelques instants et se tourna vers son commis.

« Hum, tu as finalement vaincu l’oncle Ke’val en duel ?

— Non, mieux encore ! »

Looï le regarda avec insistance quelques secondes, essayant de lire au travers de son masque tatoué. En vain.

« Je renonce. Allez, dis-moi. »

Niï posa sa dague sur le rondin et se leva. Se mettant de profil, il pointa sa hanche de l’index.

« Pü a réussi à attraper ma clochette ! Tu l’aurais vu, il a été exceptionnel. Alors que je l’imaginais au bout du rouleau, il a soulevé un nuage de poussière et a bondi comme s’il s’apprêtait à lancer une onde de choc. Partiellement aveuglé et prêt à encaisser le sort, je ne me suis pas rendu compte que ce bond était un leurre : Pü ne m'envoya pas d'onde de choc, mais, profitant de mon regard rivé sur lui, m'enracina les chevilles. Décontenancé, j’ai perdu l’équilibre, et à peine ai-je eu le temps de me libérer de l’entrave qu’il était déjà sur moi, clochette en main. Il m’a dit avoir totalement improvisé, c’était prodigieux ! Il a tout juste sept ans, tu imagines ? »

La louche que Looï tenait en main tomba sur le sol. Elle fixait son fils sans dire mot.

« Maman, ça va ?

— Oui, oui… Pardonne-moi. En effet, c’est un bel exploit.

— Tu t'inquiètes pour père, c’est ça ? répondit Niï en se rasseyant brusquement.

— Niï… Tu connais ton père. Surtout, ne tiens pas compte de ce qu’il dira ce soir », dit-elle d’un ton compatissant.

Et au moment même, l'homin en question, comme obéissant à une invocation, passa les rideaux de la hutte. Posé sur un cou et des trapèzes musclés, l’impressionnant masque entièrement tatoué de noir balaya la pièce du regard. Voyant que son aîné était déjà arrivé, Sang s’arrêta net. Il le fixa froidement quelques secondes, puis déporta son regard sur son épouse.

« Nous avions raison Looï. J’ai passé ma journée à traquer les agents de la Karavan, et je confirme qu’ils ont installé un campement à l’ouest, à la frontière des Marais Pourpres. Ils mènent des expériences sur le mal qui y sévit, j’en suis convaincu ! »

À la mention des Marais Pourpres, le corps de Looï se tendit. Cette région malade de la Jungle était en proie à une forme mystérieuse de pollution ou de maladie, capable de contaminer les êtres vivants et semblant consumer Atys au gré de sa progression.

Sang continua, sur ton toujours aussi rageur.

« Ces démons venus des cieux sont réellement l’incarnation du mal ! Je maudis la Théocratie de s’être liée à eux. D’ailleurs, peut-être est-elle de mèche, et les autorise à mener leurs sombres expérimentations ? »

Looï mit les morceaux que Niï venait de finir de couper dans une jatte contenant des fruits secs et se leva.

« Je ne pense pas, Sang. La Théocratie est cupide et corrompue, mais pas au point d’encourager la Karavan à mener des expériences dans les Marais Pourpres. Jamais les Kamis ne pardonneraient à Min-Cho. Demain, un rendez-vous diplomatique entre les différentes tribus de la Jungle et la Théocratie se tiendra à Zoran. Je tâcherai d’en savoir plus. »

Sang maugréa quelques mots à l’évocation de Min-Cho, le soi-disant Grand Sage, et attrapa une outre d’eau. Looï continua, ignorant l’agacement de son époux.

« D’ailleurs, j’ai reçu cet après-midi une nouvelle importante, par izam, en provenance de l’Empire Fyros. Une nouvelle au fort impact international… Sang, tu m’écoutes ? »

De fait le Masque Noir n’écoutait pas son épouse, mais fixait son fils avec insistance. Une fois désaltéré, il s’avança vers lui.

« Nous devons discuter, Niï. On m’a raconté que Pü t’avait vaincu.

— Père, je…

— Niï, tu es son aîné de douze ans ! Tu es destiné à devenir mon successeur, le futur Masque Noir ! Il est impensable que… »

Looï surgit subitement dans le champ de vision de son époux, la louche à la main.

« Sang, pas ici. Pas à l’heure du repas. D’ailleurs Niï, va chercher ton frère s’il te plaît. Il est dans mon atelier. »

Le masque baissé et les poings serrés, le jeune adulte se dirigea vers la sortie de la hutte. Lorsqu’il franchit les rideaux, sa mère fixait toujours son père intensément, et lui tendait désormais l'ustensile de cuisine. L’atmosphère semblait extrêmement tendue. Dehors, les lucioles qui peuplaient la souche de l’arbre-ciel s’étaient éveillées, baignant les abords de la hutte de poches de lumières mouvantes. Plein de colère, Niï attrapa l’épée courte qu’il avait rangée dans le râtelier en arrivant, et la projeta au loin. L’arme alla se planter dans une épaisse racine voûtée qui servait de portail pour les homins, et de perchoir pour les izams, ces messagers ailés rouges et blancs qui s’envolaient désormais à tire-d’aile en direction du plafond d’écorce, en poussant leurs cris moqueurs et stridents.

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Penché au-dessus d’une bassine d’eau, Pü admirait son reflet. Certes, son visage ne possédait pas encore le masque osseux caractéristique de ceux de son peuple, mais la figure ainsi recouverte de peinture, il se trouvait particulièrement beau. En effet, le jeune Zoraï avait peint l’entièreté de son visage en blanc et reproduit les symboles ésotériques noirs tatoués sur les masques de ses aînés. Ressemblerait-il à cela lorsqu’il deviendrait adulte après la pousse de son masque ? Il se le demandait bien. Autour de son cou, plusieurs colliers bien trop grands pour lui étaient emmêlés. Il en allait de même pour les bracelets qu’il était obligé de retenir en mains, car trop larges pour ses poignets. C'est alors qu’il s’apprêtait, pour finir, à couronner ses cheveux bleus et crépus d’un magnifique diadème, qu'un craquement sonore se fit entendre dans son dos. Instinctivement, Pü roula sur le côté et se mit en posture défensive : bien qu'encore enfant, il était un guerrier né, en partie déjà conditionné, de plus, par plusieurs années d'entraînement intensif. Scrutant la petite pièce, il fronça les sourcils. Hormis les nombreux outils et bijoux qui y étaient entreposés, elle était vide de toute présence. Pensant avoir rêvé, il se retourna alors vers la bassine d’eau, et tel un animal surpris, bondit en arrière : un Kami se tenait désormais face au récipient et semblait lui aussi contempler son reflet.

C’était la première fois que Pü rencontrait un esprit protecteur d’Atys. Fidèle à la description qu’on lui avait faite des Kamis peuplant la Jungle, celui-ci avait pris l’apparence d’une boule de poils noire d’à peine un mètre. Légèrement bedonnant et doté de deux courtes pattes griffues, il tenait les bords du récipient de ses bras trop longs. Curieux, le jeune Zoraï avança d’un pas. Alors, la petite tête de la créature se tourna vers lui, et Pü put observer ses deux grands yeux totalement blancs. Son regard vide était hypnotisant. À la fois angoissant et réconfortant. À la fois étranger et familier. Pü déglutit, incapable de sonder ses propres émotions. Comme intrigué par le petit homin, le Kami pencha la tête sur le côté. Il pointa une griffe dans sa direction. Pü déglutit une seconde fois.

« B… Bonjour Kami. Je m’appelle Pü Fu-Tao. T… Tu as un nom ? »

Le Kami pointa derechef sa griffe dans sa direction.

« Heu… Tu sais parler ? On m’a dit que les Kamis savaient parler. »

Le Kami posa sa griffe sur sa tête poilue, avant de la pointer à nouveau dans la direction de Pü. Le visage de l’enfant s’illumina.

« Ah ! Tu veux le diadème de maman ? dit-il en s’avançant vers lui, la couronne d’ambre à la main. C’est elle qui l’a fabriqué, comme tous les bijoux que tu peux voir ici ! C’est son atelier, et maman est une maître bijoutière. Elle fabrique des parures incroyables qui protègent les guerriers de la tribu avec de la magie ! »

Le Kami, dont la griffe était toujours pointée en direction de Pü, posa son regard sur le diadème.

« Tu le veux ? Je peux te le donner. Je pense que maman serait très contente de faire un cadeau à un Kami ! »

Pü tendit l’ornement au Kami, qui l’attrapa de ses longs bras. La créature fixa la merveille quelques secondes, et la colla brusquement contre sa poitrine. Au même moment, quelqu’un pénétra dans l'atelier. Pü se tourna vers les rideaux, et alors qu’il distinguait le masque de son frère, quelque chose roula sur le sol : le Kami s’était volatilisé aussi subitement qu’il était apparu quelques dizaines de secondes plus tôt, abandonnant son cadeau derrière lui.

Voyant l’accoutrement de son frère, Niï soupira.

« Pü, lave-toi le visage et range les bijoux de maman, s’il te plaît. C’est l’heure du dîner. »

Obéissant, Pü inspira un grand coup et plongea son visage dans la bassine. Émergeant de l’eau, il déposa les bijoux qu’il portait sur l’établi de sa mère. Finalement, il se baissa pour ramasser le diadème.

« Niï, un Kami était là, dans l’atelier. Je crois qu’il voulait le diadème de maman. Il l’a serré fort contre lui.

— Quoi ? Répondit son frère d’un air dubitatif.

— Je te promets, il y avait un Kami, juste là ! Tout poilu, tout noir. Avec deux grands yeux blancs. Il est apparu d’un coup et a disparu quand tu es arrivé. »

Niï s’agenouilla face à son petit frère.

« Si c’est vrai, alors c’est que tu es probablement très spécial, Pü. J’ai moi-même déjà vu un Kami, un jour en mission, mais seulement de loin. »

La voix de Niï changea, pour prendre un ton bien plus morne.

« Enfin non, pas probablement, c’est une certitude, tu es très spécial, petit frère. »

Déposant le diadème sur l’établi, Pü se dirigea vers la sortie de l’atelier, son visage encore nu éclairé par un sourire.

« On est tous les deux très spéciaux, Niï ! Toi tu seras le Masque Noir, et moi je deviendrai ton Ombre ! »

Niï soupira et acquiesça. Il se releva et suivit son cadet.

« Pü, peux-tu ne pas parler à table de l'entraînement de cet après-midi ? demanda Niï, alors qu’ils se dirigeaient vers la hutte principale.

— Heu… Oui, si tu veux. Pourquoi ?

— Père est en colère. Pas contre toi, mais contre moi…

— Mais, pourquoi ?

— C’est compliqué… Je t’expliquerai, un autre jour. »

Pü maugréa.

« Il est tout le temps en colère… »

Et effectivement, Sang Fu-Tao semblait en colère. Comme promis, Pü ne parla pas de la clochette. D’ailleurs, personne ne prononça un mot, et la famille dégusta sa soupe en silence. L’atmosphère était bien plus pesante qu’à l’ordinaire. Tendu, et ne sachant pas pourquoi son père était en colère, Pü tenta d’égayer l’ambiance avec ce qu’il imaginait être une bonne nouvelle. Il prit la parole d’une voix hésitante.

« Ah, au fait, tout à l’heure quand… quand j’étais dans l’atelier, avant que Niï vienne me chercher, un Kami est apparu. Il voulait ton diadème, maman ! »

À ces mots, son père manqua de s’étouffer.

« Qu’as-tu dis, Pü ? Un Kami t’est apparu dans l’atelier de ta mère ? »

Le jeune Zoraï sourit gaiement à son père et hocha la tête, trop jeune pour comprendre qu’il venait de sceller le sort du dîner. Sang répliqua sans tarder.

« Pü, l’heure n’est pas à l’amusement. Arrête de raconter des bêtises et concentre-toi sur ton bol. »

Un voile de peine recouvrit instantanément le visage de l’enfant.

« Mais… Je… Je ne raconte pas de bêtises…

— Pü, s’il te plaît, mange. Et en silence. »

Le cadet lança un regard plein de tristesse à sa mère, convaincu qu’elle prendrait sa défense sans tarder, mais, à sa grande surprise, c'est son grand frère qui s'en chargea dans un sursaut. Habituellement, Niï ne s’opposait pas à son père, avec qui il était rarement en désaccord. Mais cette fois-ci, excédé par l'injuste remontrance du Masque Noir, il ne réussit pas à contenir sa colère. L'aîné tapa du poing sur la table et se leva brusquement.

« Ne traite pas Pü de menteur ! »

Sang manqua de s’étouffer une seconde fois. Se levant à son tour, il lança un regard glacial à son aîné.

« Je te demande pardon, Niï ?

— Tu… Tu m’as bien entendu ! Si Pü a dit qu’il a vu un Kami, alors c’est qu’il en a vu un ! Pü n’est pas un menteur.

— Tu as laissé Pü attraper ta clochette et maintenant, tu couvres ses mensonges ? Mais à quoi joues-tu ? » répondit le Masque Noir d’un air trompeusement calme.

Niï explosa de colère.

« Je ne l’ai pas laissé prendre la clochette, il s’est simplement extrêmement bien débrouillé ! Il serait temps que tu acceptes que, parfois, les choses puissent ne pas se passer comme tu le souhaites ! Tu n’es que Masque Noir, tu n’as pas les dons de prescience de Grand-Mère Bä-Bä ! »

Sang fit valser son tabouret et s’avança vers son fils. Alors la Grande Prêtresse se leva, et la hutte se chargea en influx d’énergie. Autour d’elle, l’air se mit à vibrer, et la lumière se déforma brutalement : Looï dégageait une aura écrasante.

« Il suffit ! » hurla-t-elle d’une voix amplifiée.

Instinctivement, Sang et Niï se laissèrent tomber au sol.

« Sang, Pü ne ment pas ! J’ai senti la présence voisine d’un Kami tout à l’heure, il confirme donc mon intuition. N’oublie pas, tu n’es pas seulement le Masque Noir, tu es aussi le père de ces enfants ! Niï, respecte ton père, et ne blasphème pas ! Le Masque Noir et Grand-Mère Bä-Bä jouent chacun leur rôle. Ta comparaison est déshonorante ! Maintenant, terminons de dîner, et en silence, s’il vous plaît. »

Les deux Zoraïs se rassirent sans dire mot. Pü fixait sa mère, les yeux brillants d’admiration. Celle-ci lui adressa un sourire. Conformément à ses ordres, et malgré la tension palpable, la suite du repas se déroula calmement. Lorsque tous quatre eurent terminé leur bol de fruits et que la table fut débarrassée, Sang se leva et se dirigea vers la sortie de la hutte.

« Niï, prends ton équipement et rejoins-moi au dojo », dit son père d’un air calme.

Niï se leva et jeta un regard vers son frère et sa mère. Tous deux lui renvoyèrent un sourire encourageant.

« Oui père, je te suis. »

Sang et son aîné sortirent de la hutte et l’atmosphère s’apaisa instantanément. Pü courut se réfugier dans les bras de sa mère, toujours assise devant la table en bois.

« T’es trop forte maman ! Dis-moi, tu es plus forte que père ? »

Looï serra son fils dans ses bras et émit un rire.

« Tout dépend Pü. Ton père est un bien meilleur guerrier que moi. Au corps-à-corps, je ne fais pas le poids. En revanche, comme Grand-Mère Bä-Bä, j’ai été bénie par les Kamis. Ma maîtrise de la magie est bien supérieure à la vôtre.

— Moi aussi je veux être béni par les Kamis ! » répondit Pü en lui rendant son étreinte.

Looï s'esclaffa à nouveau.

« Ce n’est pas quelque chose qu'on choisit, Pü. Ce sont les Kamis qui nous choisissent. D’ailleurs, peux-tu m’en dire plus sur le Kami que tu as rencontré ?

— Il était tout poilu, tout noir, et avait de grands yeux blancs. Il m’a pointé de la griffe plusieurs fois de suite, sans que je ne comprenne pourquoi. Et puis j’ai compris qu’il voulait ton diadème, alors je lui ai donné ! Mais il a disparu en le laissant tomber au moment où Niï est arrivé… »

Pensive, Looï passa une main derrière la nuque de son fils et lui caressa tendrement le crâne.

« Je vois, c’est intéressant. Accroche-toi à ce souvenir Pü, ce n’est pas tous les jours qu’un Kami vient à la rencontre d'un homin, si jeune de surcroît. »

Looï se leva, obligeant son cadet à descendre de ses genoux.

« Pü, peux-tu m’attendre dehors pour tes cours du soir ? Comme tu le verras, le programme du jour a changé. »

Pü acquiesça et sortit de la hutte.

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Installé au bord de la grosse racine sur laquelle était construite la hutte familiale, Pü observait les autres habitations du village, situées de part et d’autre des hauteurs de la souche, et éclairées par le bal infatigable des lucioles. Plusieurs étages sous ses pieds, il pouvait apercevoir le toit de chaume du dojo, où son père était probablement en train d'entraîner son frère. Il espérait que tous deux s'étaient calmés. Pü entretenait une relation très complice avec son grand frère, qui lui témoignait constamment de l’amour, et qui savait néanmoins faire preuve d’autorité lorsque nécessaire. Il était son meilleur ami ainsi que son confident.

Comme convenu, sa mère ne tarda pas à le rejoindre pour ses cours du soir. Elle s’assit à côté de lui.

« Donc, comme je disais tout à l’heure, j’ai décidé de changer le programme du jour. Initialement, je comptais te donner un cours approfondi de botanique, mais de fraîches et importantes nouvelles me sont venues de l’Empire Fyros, plus tôt dans l’après-midi. Elles concernent la politique impériale. J’ai donc pensé qu’il serait plus pertinent de prendre le temps d’en discuter. Cela te convient-il ? »

Pü hocha la tête et se blottit contre sa mère. Il adorait ces moments passés avec elle, en toute intimité, sans personne pour les déranger. Il adorait écouter sa voix, et la rendre fière, en récitant ses leçons à la perfection. En tant que future Ombre du Masque Noir, Pü devait plus que quiconque connaître l’Histoire d’Atys, pour apprécier correctement les rapports entre ses nations, et ainsi conseiller son frère au mieux lorsque celui-ci mènerait la Guerre Sacrée. Aujourd’hui, le cours de botanique s’était donc transformé en une séance de discussion sur les actualités de l’Empire Fyros, dont le territoire situé dans les lointains déserts boréaux avait toujours fasciné Pü. Habitué aux jungles luxuriantes, le jeune Zoraï s’était toujours demandé comment il était possible de vivre dans de telles contrées. Mais le climat hostile qu'elles subissaient correspondait cependant bien à l’idée qu’il se faisait des Fyros, ce peuple de fiers et courageux guerriers, dont le tempérament ardent les poussait sans cesse à avancer. D’ailleurs, même le physique des Fyros transpirait la rudesse : corps trapu, muscles saillants, peau basanée. Des guerriers nés. Alors que l’attitude va-t-en-guerre de la tribu de Pü la rendait presque unique au sein des différentes peuplades de la Jungle, elle était son dénominateur commun avec celles du Désert.

« Bien. Je ne t’apprendrais rien en rappelant que l’Empereur actuel des Fyros est Thesop, le fils cadet d'Abylus l'Érudit. Car si c'est Pyto, son fils aîné, qui lui succéda à sa mort, comme le veut la tradition impériale, le règne de ce dernier fut fort court. Comme tu sais, deux ans après son accession au trône il fut assassiné par son petit frère Thesop. »

Comme Looï s’y attendait, le visage de Pü s’assombrit brusquement. Il resserra son étreinte et enfouit son visage dans la poitrine maternelle. Une voix étouffée en sortit.

« Maman, je ne comprends toujours pas pourquoi Thesop a tué son grand frère. Ça me rend triste. »

Looï caressa affectueusement le dos nu de son fils.

« Je te l’ai déjà dit, Pü : c’est l’appel du pouvoir. Certaines personnes sont prêtes à tout pour obtenir plus de pouvoir. Même à tuer des êtres chers.

— Je ne comprends pas maman, et cela me fait peur, se lamenta Pü, le visage toujours enfoui entre les seins de sa mère. Un jour Niï sera le Guerrier Sacré, l’homin le plus puissant d’Atys. Tu crois que moi aussi je voudrai prendre sa place ? J’aime beaucoup Niï, je ne veux pas que ça arrive… »

La Zoraï attrapa son fils par les épaules et l’aida à se redresser. Pü fut surpris par son regard. Il était étrangement mystique, comme si elle tentait de sonder son âme. Sa voix aussi avait changé.

« Pü, désires-tu le pouvoir ? »

À ces mots, l'expression du visage du petit homin changea radicalement. Il était rare de lire une telle détermination dans les yeux d’un enfant.

« Non ! Le pouvoir ne m’intéresse pas ! Tout ce que je veux c’est grandir vite pour vous protéger toi et Niï ! »

Looï posa son front osseux contre celui de son fils, brisant ainsi le contact visuel.

« Alors n’aie crainte Pü, n’aie crainte. Tout se passera bien. Tout se passera selon les prédictions de Grand-Mère Bä-Bä… »

Pü hocha la tête de haut en bas.

« Bien. Comme tu le sais, le début du règne de Thesop a été marqué par une répression féroce et une véritable chasse aux démons. Les généraux impériaux, très fidèles à l’Empereur Pyto, n’ont jamais pardonné à son frère. C'est pourquoi, probablement, l'assassinat de Thesop le Fratricide, voici une semaine, n'a été suivi d'aucune cérémonie funéraire. On dit même que le peuple Fyros fête depuis maintenant plusieurs nuits le couronnement de son successeur, qui n'est autre que le fils du regretté Pyto, le désormais Empereur Krospas… Telles sont les nouvelles qui me sont parvenues du Désert cet après-midi, et dont je tenais à te faire part. »

Le visage de Pü s’illumina.

« Waouh ! Pyto a été vengé ! On sait qui est l’assassin ?

— Pas à ma connaissance, non. Bien qu'il ait été assassiné en public, sur l'Agora de Fyre...

— Ça va changer beaucoup de choses, tu penses ?

— Pour les Fyros peuplant les villes de l’Empire oui, beaucoup. Très peu de Fyros soutenaient Thesop. Pour le Royaume de Matia, la Fédération de Trykoth, et la Théocratie Zoraï, je ne saurais encore me prononcer. Tout dépendra de la politique internationale que mènera l’Empereur Krospas. Pour nous en revanche, cela ne change rien : les Fyros sont certes en bons termes avec les Kamis et en froid avec la Karavan, mais ils restent pour la plupart des mécréants qui ignorent l’existence de Ma-Duk, le Kami Suprême. Tôt ou tard, nous devrons les convertir à la Vraie Foi. »

Pü acquiesçait mollement, quand soudain, une voix se fit entendre. Elle appartenait à Ke’val, le frère de son père. Le frère du Masque Noir, donc. Son frère et son Ombre, à qui Pü devrait un jour succéder.

« Looï, Pü, je ne vous dérange pas, j’espère.

— Non Ke’val, j’étais en train de discuter avec Pü de l’assassinat de l’Empereur Thesop, nous avions justement terminé », répondit Looï en se levant.

Pü se leva à son tour. Son oncle ressemblait beaucoup à son père, jusqu’aux cornes de son masque. Seules les parties non tatouées de celui-ci permettaient de différencier facilement les deux homins. Pü appréciait beaucoup son oncle, qui était son maître instructeur référent. Il s’entraînait avec lui presque tous les jours. Comme son père, Ke’val était très sévère. Mais à l’inverse de celui-ci, il savait exprimer des compliments. Repensant à la conversation qu’il venait d’avoir avec sa mère, Pü ne put s’empêcher de se demander si Ke’val avait déjà souhaité prendre la place du Masque Noir. Cette idée le terrifia. Fort heureusement, son oncle ne lui donna pas l’occasion de s’égarer plus longtemps dans ses pensées.

« Pü, je tenais à te féliciter. Shengi m’a parlé de tes prouesses au dojo. »

Shengi, le fils de Ke’val, lui avait donc raconté pour la clochette. Pü s’entendait très bien avec son cousin, avec qui il aimait beaucoup passer du temps. L’enfant rougit à nouveau et baissa la tête.

« Merci oncle Ke’val. »

L’Ombre du Masque Noir ébouriffa les cheveux de son neveu de façon abrupte.

« Tu es vraiment exceptionnel. Je suis impatient de te voir grandir. Je suis impatient de voir les prédictions de Grand-Mère Bä-Bä se réaliser. Toi aussi Looï, n’est-ce pas ? »

La Zoraï recula d’un pas. Pü leva la tête, regardant successivement son oncle et sa mère, ne comprenant pas la réaction de celle-ci. Les prédictions de Grand-Mère Bä-Bä. Oui, un jour, Niï et lui succéderaient à son père et à son oncle, afin de mener la Guerre Sacrée. Afin de faire advenir les Jours heureux. C’était ce que toutes et tous attendaient au sein de la tribu. Alors pourquoi, en cet instant précis, l’enfant décelait-il de l’inquiétude derrière le masque de sa mère ?

Encore une question sans réponse. Définitivement, Pü avait hâte de grandir.

Bélénor Nébius, narrateur


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