Les chroniques d'Eolinius : Le mektoub qui aimait les fleurs
C’est avec une mine déconfite et contrariée qu’Eolinius ouvrit son sac et examina tout son matériel ce matin. Il vérifia la présence de son armure, les armes disponibles et ses rations de nourriture, sans oublier des nombreuses tranches de pain d’épices empilées dans des feuilles de slavenis pour ne pas qu’elles sèchent.
Il était encore plein de bosses et de pansements sur le visage après l’attaque des maraudeurs devant Fairhaven , sa première bataille en compagnie des Dragons noirs contre une vague offensive envers les lacs. Il avait goûté plusieurs fois la poussière mais il avait défendu son honneur avec ses amis et sa guilde. Mais ce n’était pas ça qui le contrariait le plus. Après tout, pour lui ce n’était que des exactions d’individus oisifs qui se battent parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire.
Non, il y avait des choses bien plus importantes à ses yeux. Ce qui l’inquiétait le plus, c’était l’attitude étrange que Ny’Pom avait eu ces derniers temps, puis sa disparition subite auprès des Rangers malgré les protestations de Ny’Kyriann. Il aurait bien aimé l'aider, mais que pouvait-il faire ? Tout cela ne lui disait rien de bon. Lui qui avait un esprit rationaliste, il n’aimait pas les choses inexplicables.
Il sortit de Fairhaven d’un pas décidé en direction de l’étable la plus proche. Il soupesa sa bourse en cuir de bodoc qui contenait cette fois un peu plus de Dappers que d’habitude. Depuis plusieurs semaines il s’était résolu à faire des analyses pour la compagnie des eaux, ce qui lui permettait de pouvoir acheter un mektoub qui lui serait fort utile pour ses explorations lointaines. Arrivé devant l’étable, il posa sa bourse sur le comptoir. Le palefrenier O'Cauty Eoppie le regarda d’un œil perplexe.
- C’est pourquoi mon bon ami ?
On était toujours l’ami d' O'Cauty Eoppie quand celui-ci voyait une bourse devant lui. Eolinius pointa les mektoubs dans l’arrière-boutique. O'Cauty Eoppie lui donna le parchemin ou était indiqué les tarifs des différentes bêtes. Eolinus pâlit. Il avait certes des Dappers, mais à ce tarif-là, c’était exagéré. O'Cauty Eoppie le regarda d’un air contrarié et secoua la tête.
- Ces Trykers sont tous les mêmes. Il faudrait peut-être que je les donne avec une botte de foin en plus aussi ?... C’est que j’ai des bouches à nourrir moi… Et les taxes, vous les avez vu les taxes ?... Et les concurrents des autres étables qui ne pensent qu’à me couler ! ...
Eolinius commençait à avoir mal à la tête. O'Cauty Eoppie se pencha alors vers lui et regarda autour du comptoir pour voir si d’autres personnes pouvaient entendre. Il s’adressa à lui à voix basse d’un air complice.
- J’ai peut-être quelque chose pour vous. J’ai là un jeune mektoub qui n’est pas encore entièrement dressé. Il est peut-être un peu bourru, mais je vous le laisse à moitié prix.
Eolinius sentit l’arnaque, mais le palefrenier insistait.
- Il me vient d’un marchand ambulant Fyros dont sa femelle mektoub a mis bas ici. Celui-ci était pressé comme un izam portant une missive. Comme il n’avait pas pu vendre toute sa marchandise et payer sa note, il m’a laissé le jeune mektoub en gage. Il est parti en vitesse car il voulait marier sa filleule dans le désert. Une vraie histoire de fou, hihihi. Celle-ci a en effet rencontré un Zorai qui méditait dans le désert sur les turpitudes de la vie. Chassé de sa famille à cause d’une sombre histoire de dette avec son cousin qui avait des démêlés avec les autorités locales, il errait sur les dunes d’Oflovac quand un torbak attaqua une caravane de mektoubs qui passaient par-là …
(15 minutes plus tard)
… et sa grande tante qui avait des douleurs était partie se soigner chez un rebouteux Matis à Yrkanis. De vrais charlatans ceux-là. En revenant chez ses neveux, elle voulut attraper un pot de crème au beurre de capryni posé sur les étagères et alors…
Eolinius n’en pouvant plus s’affala sur le comptoir.
- Stop, c’est bon. Y le prends. dit Eolinius résigné.
En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, Eolinius se retrouva avec sa bourse vide et une corde dans les mains au bout de laquelle se trouvait un drôle de mektoub , les yeux globuleux et sans expression qui le fixait. Il répondait au doux nom de Tapioca.
Pour sa première sortie avec Tapioca, Eolinius choisit de rester près de l’entrée de la ville. Il essaya de le faire marcher en le tirant au bout de sa corde, mais Tapioca rechignait à avancer et Eolinius dut acheter une botte de foin à O'Cauty Eoppie qui se frotta les mains. Au bout d’un certain temps et avec de la patience, Eolinius réussit à lui faire faire le tour de l’étable. Mais le Mektoub était entêté et tirait toujours à droite et à gauche pour renifler ce qu’il y avait autour de lui.
A sa deuxième sortie, Eolinius se décida à le monter. A sa grande surprise Tapioca n’offrit pas trop de résistance. Cependant le pas et l’assise étaient mal assurés et Eolinius tanguait sur sa selle. Mais bon, il était peut-être le descendant de corsaires et ce n’est pas cela qui allait lui donner le mal de mer. Eolinius voulut pousser un peu plus loin la balade et en passant devant la colline à la sortie de FairHaven, le mektoub obliqua soudain sur sa droite pour aller renifler encore une fois dans les fourrés. Surpris par ce mouvement brusque, Eolinus fut désarçonné et se retrouva la tête dans le sable de carapaces, ce qui se termina par une bordée d’injures dirigées contre O'Cauty Eoppie . Il ne se doutait pas à ce moment-là que quelque temps plus tard, Tapioca allait peut être lui sauver la vie…
Au fil du temps Eolinius finit par apprivoiser Tapioca, mais ce dernier restait quand même parfois assez retors, surtout quand le mektoub voyait une homine avec des fleurs dans les cheveux. Il voulait toujours aller renifler dans sa coiffure, ce qui provoquait parfois des situations délicates.
Par une belle journée, Eolinius prépara son sac et décida de faire une expédition en emmenant Tapioca dans les landes obscures. Il ne savait pas pourquoi mais ce lieux produisait sur lui toujours un effet spectaculaire. En fait il aimait ces paysages étranges et désolés que d’autres auraient dit malsains mais que lui trouvait romantiques. Il aimait s’assoir sur les grosses racines surplombant les eaux vertes et saumâtres, étudier ou relire ses notes qu’il avait prises lors de ses excursions, ou bien rédiger son courrier personnel. On ne savait pas trop ce qui se passait dans la tête d’Eolinius. Parfois, il s’allongeait sur la racine géante, regardant le ciel en rêvassant.
Après un assez long voyage et avec un pas parfois encore mal assuré, le duo arriva enfin près des landes. Il existait plusieurs chemins pour y arriver. Eolinius ne prit pas le plus rapide mais le plus sûr pour préserver Tapioca des coups de pinces des cloppers qui pullulaient dans la région. Les rayons de l’astre lumineux commençaient légèrement à baisser et donnaient un bel éclairage contrasté aux hautes racines sur lesquelles les deux compères s’engageaient. Eolinius descendit de son mektoub et s’avança sur la racine centrale, contemplant le paysage et les marécages en dessous. La lumière rasante donnait une belle couleur verte émeraude à l’étendue d’eau en contrebas et procurait une impression encore plus irréelle.
C’est à ce moment qu’il l’aperçu pour la première fois. Sa silhouette longiligne contrastait avec le paysage désolé. Elle était là, insolente, admirable, fière et presque arrogante. Une magnifique fleur solitaire se tenait au milieu de la grande racine. Elle n’était pas très haute mais ses couleurs étaient éclatantes. Eolinius n’en avait encore jamais vu de pareille. Ces pétales semblaient doux comme du velours, ses feuilles étaient effilés et légères comme du satin. Il était évident qu’elle avait poussé là par accident. Une graine venue d’on ne sait où avait germé dans cet endroit hostile et elle paraissait encore plus fabuleuse comparé à la froideur du lieu.
Eolinius se dit tout de suite qu’il ne rentrerait pas sans elle, il devait la ramener coûte que coûte. Elle sera le plus beau spécimen de son herbier qu’il avait décidé de constituer pour les besoins de la science. Enfin ça c’est le prétexte qu’il se donnait. Peut-être avait-il une autre idée en tête, comme par exemple offrir une des tiges à une homine qu’il avait rencontré. Mais nous avons déjà dit que nous ne savions pas tout ce qui se passait dans sa tête de Tryker.
Il l’examina pendant de longues minutes et regarda comment il pourrait la prendre aisément. La fleur n’était pas en fin de compte si facilement accessible. Elle avait poussée sur le bord externe de la racine, un peu en contrebas dans une anfractuosité pleine de mousse. Eolinius s’approcha et tendit le bras pour la saisir mais ses doigts arrivaient à peine à l’effleurer. Il se pencha un peu plus, s’agrippant comme il pouvait avec son autre main sur les rugosités de la grande racine. Il ne se rendit pas alors compte qu’en cette fin de journée, les rayons lumineux chauffant la souche avaient maintenant presque disparus, et l’humidité du lieu et des marais en dessous emplissait maintenant l’atmosphère, rendant tout d’un coup sa prise de plus en plus glissante.
Il se sentit partir vers l’avant et pris machinalement la fleur pour s’agripper, mais celle-ci n’offrit que peu de résistance et se déracina presque immédiatement. La tige de la fleur dans une main, l’autre essayant de se raccrocher sur une surface glissante, il ne dut son salut qu’à son pied gauche qui se prit légèrement dans un bout de liane qui n’allait pas résister très longtemps. Eolinius resta ainsi suspendu au-dessus du vide, les bras ballants, n’osant plus bouger de peur de glisser d’avantage. Il distinguait maintenant en contrebas les marais verdoyants et des fumerolles rosées sortant des sources de goo. Allait-il finir de cette façon ? S’écraser lamentablement dans un gisement toxique ? Il repensa à ses amis de la guilde des Dragons noirs, Kyriann, Jazzy et Mohe qui étaient bien loin de lui maintenant. Il repensa aussi à ses parents à qui il avait promis de continuer leurs travaux scientifiques. Il s’était égaré ces derniers temps dans des considérations terre à terre et se promis, s’il arrivait à se sortir de ce mauvais pas de reconsidérer ses priorités. Ces quelques secondes lui semblèrent durer une éternité.
Il entendit à ce moment-là quelque chose remuer derrière lui. Tapioca qui était resté un peu plus loin et étonnamment tranquille jusqu’ici rappliquait.
- C’est bien le moment pour qu’il se remette à gambader n’importe où celui là ! se dit Eolinius.
Soudain il sentit une pression sur sa jambe gauche et se sentit soulevé subitement. Le mektoub le saisit en encerclant la jambe d’Eolinius de sa trompe et le leva au-dessus de lui. On vit alors un petit Tryker suspendu en l’air et qui se balançait, tenu au bout d’une trompe d’un gros mektoub. Celui-ci le déposa délicatement sur la racine. Eolinius encore essoufflé parce qu’il venait de vivre tenait toujours dans sa main au-dessus de lui la fleur tant convoitée. Ébahi, Il regarda Tapioca sans rien dire ni comprendre, puis fini par bredouiller :
- Ben alors sul ! y ne sais pas comment y pourrai sul remercier.
Sans attendre, le mektoub attrapa rapidement avec sa trompe agile la fleur que tenait Eolinius et l’engloutit aussitôt dans sa bouche. Eolinius regarda encore plus abasourdi sa main vide, puis Tapioca, et ne sut pas si il devait en rire ou en pleurer. Les petits yeux noirs globuleux et sans expression du gros mektoub le fixaient. Eolinius fini par se jeter au cou de Tapioca en riant. Alors Tapioca émit un « trrrompffe » triomphal.
Les deux compagnons rentrèrent tranquillement vers Fairhaven comme deux larrons en foire, Eolinius chantonnant et Tapioca gambadant.