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La lettre avait été transmise par la voie diplomatique régulière. Pour une fois, cette horrible Yene n'était pas parvenue à devancer mes diplomates avec son réseau d'espions.
Le chemin jusqu'aux appartements privés du Karan Yrkanis fut l'un des plus oppressants de toutes mes années auprès du Fils de Jena. Les immenses piliers végétaux, splendeur du génie botanique de notre Peuple, semblaient se faner et perdre leur splendeur pour se faire étouffants et opaques.
La missive ne comportait que quelques mots : « Dexton est guéri. Il reprend la tête du peuple et de l'armée. Conseil de guerre en cours ». C'était trop tôt, beaucoup trop. Nous n'étions pas prêts.
Le page m'annonça, et je me retrouvai devant Lui, la Lumière des Sommets Verdoyants, le Karan Yrkanis. Après les nombreuses années passées à le servir, le cérémonial était plus restreint que celui que les convenances imposaient. Après les salutations d'usage, je me contentai de lui donner la missive, sans commentaire.
Le Karan ne laissa pas paraître la moindre émotion, son visage exprimant son immense majesté. Il me fixa quelques instants, d'un de ses regards transperçant l'âme, comme si la Déesse lui avait transmis le pouvoir de voir au plus profond de chacun de ses Sujets.
― Venez, Ser di Varello, allons prier.
― Sil, na-Karan.
Je ne m'attendais pas à une quelconque explosion de colère comme aurait pu le faire le traître Jinovitch en son temps, mais la réaction du Roi me surprit néanmoins. Dans certains de ses choix récents, il me semblait par moments voir un autre Yrkanis que celui que j'avais connu depuis son accession au trône en 2514.
La Chapelle Royale était encore plus splendide que la Salle du Trône elle-même. Le Roi s'avança jusqu'au milieu de la splendeur végétale, sous la voûte formée de lianes. Yrkanis leva les mains vers le ciel pour une prière silencieuse à sa Mère, notre bien-aimée Déesse. Je l'accompagnai dans sa méditation.
― Vous arrive-t-il de douter, Ser di Varello ?
― Douter, na-Karan ?
― De ce que nous faisons, de nos choix ?
― Jamais, na-Karan. Votre parole est celle de la Déesse, dont l'infinie sagesse nimbe la moindre de vos pensées.
Le Roi réfléchit quelques instants.
― Nous ne devons pas oublier l'impact de nos décisions, Ser di Varello. Lorsque nous décidons quelque chose, cela engage le Peuple. Il m'arrive de me demander comment nous en sommes arrivés là en si peu de temps
― Les Fyros sont seuls responsables de l'état de fait actuel, na-Karan. Ils ont créé un état de tension extrême par de multiples incidents et attentats avant de déclencher les hostilités par leur ultime provocation. Ils ont envahi notre territoire, rien de moins !
― Je ne l'ignore pas. Notre honneur était en jeu, nous ne pouvions pas transiger, mais ... Cela n'était pas la vision à laquelle nous adhérions, du temps du Gouverneur Wyler, que Jena garde son âme.
― Il n'y avait pas d'alternative, na-Karan, et c'est votre vision à laquelle le Peuple souscrit entièrement !
Yrkanis me regarda d'un air interrogateur qui m'étonna.
― Les Sujets approuvent cette guerre, cette escalade ?
― Ils font plus que cela, na-Karan. Ils mettent, et notamment les Réfugiés, l'intégralité de leurs ressources et de leur dévotion en jeu, notamment pour palier à la défection de nos alliés. Ce sont vos Sujets et vos Nobles qui se sont investis pour les rallier à notre cause. Les Ambassadeurs comme les Seri Zagh et Scorman ont travaillé dur, et d'autres Sujets n'ont pas hésité à prendre d'importants risques avec la Goo des lacs.
Le Karan sourit et je poursuivis.
― Tous se sont montrés dignes des plus grands Matis depuis Zachini. Le plan impulsé par les membres de l'ordre Alkiane avec les sources de Thesos nous a permis d'affaiblir les forces Fyros et de pénétrer profondément dans le désert.
― ll n'en reste pas moins que mon vieil adversaire est guéri et que notre plan n'est pas complètement prêt.
― C'est vrai, na-Karan, mais grâce au dévouement sans faille des maisons telles que les Gardiens du Savoir, les Jardins d'Atys, ou les Taciturnes, nous avons tout de même atteint une bonne partie de nos objectifs de récolte. De plus, le stratagème d'interruption de la Route de l'Eau qu'ils ont mis en place contribue à l'affaibilissement des barbares.
Le Karan resta silencieux. A cet instant, la porte de la Chapelle s'ouvrit. Le Karin Stevano fit son entrée.
― Ah Père, je vous trouve enfin ! Avez-vous reçu la nouvelle ?
Les informations circulaient vite. Trop vite. Il faudrait que je remédie à cela.
― Oui, mon fils, je l'ai entendue. Viens, Karin, rejoins nous dans Notre Prière Royale.
― Si cela vous agrée, Père. Je suis néanmoins en pleins préparatifs pour la guerre. Nous utiliserons tout notre génie pour combler les retards de nos plans. Très bientôt, nous marcherons sur le Désert. D'ici la fin de cette Année de Jena, je n'ai aucun doute sur le fait que les infâmes barbares Fyros demanderont grâce, et nous pourrons les piétiner sous nos bottes Parok !
― Penses tu qu'il faudra que nous allions jusque là ?
Je n'oublierai jamais la réponse du Karin Stevano et son air outré .
― Bien évidemment, Père ! Bientôt, nous pourrons enfin prendre la place qui est la nôtre sur Atys ! Enfin, la supériorité de notre Peuple s'exprimera à sa juste valeur ! Pensez ! Lorsque les inférieurs barbares du désert seront à nos pieds, implorant notre grâce ou un quelconque salut de leur Démon Ma-Duk, nous pourrons enfin éradiquer la principale menace pour notre peuple et pour la domination absolue de Jena. Plus rien ne nous empêchera de marcher sur la jungle. A Pyr comme à Zora, les bûchers s'élèveront comme ils ne l'ont jamais fait et le feu consumera l'hérésie, consacrant la domination de Jena et de ses enfants favoris, le Peuple Matis ! Quant aux Trykers, nous leur ferons regretter leur trahison, et nous leur rappellerons leur vraie place, celle qui était la leur du temps béni d'Aniro III !
Je me tournai vers le Roi, mais son visage restait parfaitement indéchiffrable. Stevano termina :
― Je complèterai cette vision qui fut la vôtre, Père !in « Auprès du Fils de la Lumière », Mémoires du Duc Rodi di Varello, Volume II.