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Au fond du gouffre
Le 10 Pluvia, 2nd CA 2537
La nuit sur fairhaven était magnifique, le ciel dégagé laissant apparaître mille merveilles étoilées. En pleine saison d'été, la douceur des températures rendait agréable les promenades sur les pontons et sur les plages environnantes. La bonheur humeur était de mise parmi les spectateurs admirant les animations diverses et variées comme le jonglage, les clowneries, le théâtre.
La taverne de Ba'Naer était bondée comme à l'habitude, les rires, les chants se faisaient entraînant. Rares étaient ceux qui ne se laissaient pas prendre au jeu, même les plus réticents des matis finissaient par bredouiller quelques mots. Et pourtant, parmi eux, une âme solitaire enchaînait lentement les verres d'eau de feu, le regard vide de tout amusement.
La voix douce, enchanteresse presque, une trykette se tenait à côté de l'homin, la main tendue vers lui en signe d'invitation. Accompagné d'un murmure à peine audible par le brouhaha ambiant, ce dernier tourna la tête.
Le visage de l'individu apparaissait petit à petit, dévoilant une barbe blonde de plusieurs semaines à peine entretenue, la peau tiré par la fatigue, les yeux cernés, l'œil gauche borgne et l'œil droit rougis par les larmes. Etait-ce de la peur ou de la pitié? Toujours était-il que la trykette disparut rapidement au milieu de la foule, annulant son invitation par le même coup.
Prenant sa bouteille à la main, Amatsu se leva doucement et entreprit, non sans mal, de se frayer un passage parmi la foule. Les dents serrées comme jamais, il arriva finalement à l'entrée de la cité flottante, loin de l'agitation populaire. Puis comme si sa vie en dépendait, il courut à en perdre haleine malgré les effets de l'alcool et alors que Fairhaven était plus lumineuse que jamais, lui s'enfonçait dans l'obscurité.
Ploc... Ploc...
Des gouttelettes d'eau salée se mêlaient à celle des lacs, elles perlaient du bout du menton du tryker bravant l'épaisseurs de la barbe. A genoux au pied des vaguelettes, il regardait le ciel d'un air misérable, pitoyable même.
"Tu me fais souffrir en vivant avec moi, mais... Vivre sans toi m'est insupportable"
Ces mots ne l'avaient plus quitté depuis le jour où ils furent prononcé par Nymphéa à la souche capitale dans le vide. Non, ils n'étaient pas surprenant pour lui, le temps avait été long pour lui de le remarquer mais ses yeux avaient fini par le voir. Trop tard...
Il ne méritait aucun pardon, n'avait aucune excuse car après tout, Liiana ne lui avait rien demandé et il s'était présenté à elle de son plein gré. Etait-ce du fait de la difficulté du choix à faire entre Melowen et Nymphéa? Il n'en savait rien lui-même...
Le fatalisme se joignit à la rageuse tristesse, il se rappelait le choix qu'il avait fait quant à ce dilemme. Partir loin d'elles, ne plus en aimer une seule pour ne pas faire souffrir l'autre. Finalement le résultat aurait été le même. Les larmes auraient tout autant coulé.
Portant la bouteille d'alcool à sa bouche, il se saoulait presque chaque soir malgré les tentatives de certains proches pour le dissuader. Chaque soir, il le répétait alors que ses pensées s'embrumaient de plus en plus, vouloir mourir. Cela serait tellement facile, tellement lâche que d'accéder au repos éternel, pouvoir rejoindre son frère Atrynx.
"Si tu le fais, je le ferai aussi !"
Nymphéa n'avait jamais été aussi sincère en lui criant dessus cette phrase, le regard si déterminé. Vivre était finalement tout ce qui lui restait, être dragon autant que possible, être présent dans l'ombre pour ses enfants, les soutenir sans leur imposer sa présence qu'ils détestaient désormais. Survivre devait sûrement être le mot le plus adapté...
S'effondrant sur la sciure de la plage, Amatsu s'endormit sous l'effet de l'alcool, le vent n'ayant toujours asséché les larmes qui avaient coulé... Et qui coulaient encore...
La pluie tombait sans relâche durant la tempête orageuse qui sévissait sur Fairhaven depuis plusieurs jours. Les gouttes d'eau cognaient les structures de la cité flottante durement, tel le bruit léger d'un millier de petites cascades. Assez courageux pour braver le déluge, les rares passants ne s'attardaient pas, courant les bras chargés de victuailles vers leur foyer.
De ci de là, les lumières aveuglantes de la foudre éclairaient un paysage devenu grisâtre, morne, sans couleur. Les lacs en été devenaient assez méconnaissables, plus particulièrement pour les étrangers venus y chercher paix et repos sous les palmiers. Malgré cela, les alentours de la cité accueillaient quelques amateurs de tous âges, venus assister aux spectacles offert par mère nature, Atys.
Plus loin dans les lacs de la liberté, Amatsu avait élu domicile derrière une des nombreuses chutes d'eau, dont les accès permettaient d'atteindre les hauts plateaux ainsi que les landes obscures. Isolé de la pluie violente, il s'était installé en position méditative, technique héritée du très ancien enseignement de La Win Cho et ne l'avait plus quitté depuis deux jours. Ni la faim, ni la soif n'avait su faire fléchir cette concentration qui émanait du tryker, pas même le bruit assourdissant des trombes d'eau de la cascade si proche.
Malgré la tempête qui régnait en maître sur les lacs, rien ne parvenait à briser la tranquillité du lieu et c'était sans crainte pour l'humidité que des bâtonnets d'encens brûlaient avec patience. La fumée, résultant de la combustion, avait depuis le temps envahit l'endroit d'une mince brume dont l'odeur particulière, épicée et presque voluptueuse trahissait un mélange subtil de plantes inconnues. Décidemment, Kurutani était douée...
Mes amis et ma famille m'ont tendu la main pour m'aider à me relever... Je leur ai présenté mes excuses et demander leur pardon, mais ce n'est pas suffisant. Il me faut me retrouver, découvrir quand mes pas m'ont amené sur le chemin des erreurs et comprendre...
A peine installé et ces premières pensées émises, les effets de l'encens commencèrent à agir sur la concentration et sur l'intensité de l'introspection. Tel des sujets d'études, les souvenirs refaisaient surface les uns après les autres lentement du plus récent vers les plus anciens quel qu'ils furent. Avec patience et volonté de réussir, chacune des erreurs qu'avait commis Amatsu était l'occasion pour une remise en question, ce qui amenait à remonter plus loin en arrière pour obtenir une partie de la réponse.
Les adultères, les actes de violences, la colère et la haine, la plupart de ces erreurs était apparue suite à deux évènements graves qu'avait connu le tryker dans sa vie, la perte de son frère Atrynx et la corruption de Saleem sur Lex.
Le souvenir d'Atrynx était le plus vieux, le plus douloureux aussi, non pas par la violence du geste mais par celle que le fatalisme lui imposait à son cœur. Lentement, l'esprit d'Amatsu revivait ce moment tragique où ce frère qu'il aimait tant se donnait la mort avec son épée afin d'échapper à la corruption inévitable de la Goo. S'en suivit la détresse de tenir son corps sans vie dans ses bras et de l'emmener à Fairhaven pour lui offrir une sépulture digne de Still Wyler lui-même. Ce fut au travers des larmes incessantes et acides que les germes de la colère et de la haine tournées vers lui-même commencèrent à s'immiscer en lui sous la forme de culpabilité. Celle d'avoir obtenu la guérison du fléau rongeant son corps de la main de Marung au détriment d'Atrynx et Still Wyler...
Les souvenirs concernant l'emprise de Saleem sur Lex se firent, quant à eux, beaucoup plus brûlant et violent tant les nerfs et les sentiments furent mis à dur épreuve. Tel un poison implacable et malgré les inquiétudes d'Amatsu pour ce dernier frère qu'il lui restait, rien ne permit d'empêcher ce qui arriva. Durant une banale chasse au ploderos en terre zorai, la maudite sorcière prit possession de Lex ainsi que de Talooss au terme d'une bataille fratricide. Le premier acte venait d'être joué dans ce qui allait devenir une vaste folie meurtrière : la colère des mots laissant place à la violence des gestes, le rage dans le regard à l'aveuglement conviction de bien faire. Dès lors, Amatsu faisait ses premiers pas sur un sentier qui le dénaturait déjà.
Malgré de rares escarmouches très sanglantes, le paroxysme de la démence n'arriva qu'assez tard laissant le temps aux sentiments de s'exacerber et sous la forme d'une mise à mort sur les pontons de Fairhaven. L'œil gauche perdu à jamais et le corps meurtri de long mois, le germe de la folie n'eut aucun mal à s'emparer du corps de celui qui devint le borgne et à lui faire accomplir des actes d'une rare cruauté. Famille comme amis proches, très peu nombreux furent ceux épargnés par les dégâts collatéraux à ce conflit, Nymphéa, Melowen, Kurutani, Baal, Erato, la liste s'allongeait de jours en jours alors que s'affrontaient les deux frères... Le premier pour sauver l'autre, l'autre pour l'humilier et accomplir la volonté de Saleem. Plus d'une année de Jena plus tard, les combats cessèrent et vint le temps d'une paix relative durant laquelle le retour à la réalité pour Amatsu ne se fit qu'à moitié. Sans s'en rendre compte, il empruntait toujours le sentier qui le dénaturait petit à petit : le sage avait laissé place à l'impulsif, le réfléchi à l'adepte de la violente, l'homin fidèle et droit à un être imprévisible.
Sandwich au clopper, fruits et gâteaux secs étaient au menu après le jeune de presque trois jours que le tryker venait de s'infliger par sa méditation. Cependant malgré l'appétit vorace qu'il démontrait, il ne cessait de repenser à ces découvertes mises à jour à l'aide de ce recueillement grandement facilité par l'encens de Kurutani. Etrangement, les paroles d'Omaale lui revinrent à l'esprit et ce fut de vive voix qu'il les répéta.
Il faut savoir dire non... Et pour cela, il faut que tu saches qui tu es.
La fumée de l'encens, faute d'être alimentée par de nouveaux bâtonnets, avait fini par s'éclaircir petit à petit avant de disparaitre totalement, attirée à l'extérieur par les courants d'air. L'odeur si difficile à cerner persistait encore comme fixée à l'écorce mais les effets ne se faisait plus ressentir dans l'organisme, seul l'air adoucie par l'eau de la chute parvenait à Amatsu.
Je n'ai pas su faire confiance à mes proches lorsque le besoin s'en faisait ressentir. En souhaitant affronter mes peines moi-même, je n'ai fait que nourrir mon aveuglement face à la réalité...
La tempête faisait toujours rage au dehors, le tonnerre succédant aux flashs aveuglant des éclairs et la pluie caressant à sa manière l'écorce qu'Atys avait donné aux lacs.
Ce qu'il me fallait, c'était un objectif pour m'aider à surmonter ces obstacles. Pour Atrynx, confier mon désarroi et mes larmes à Nymphéa aurait été la solution. Pour Lex, il m'aurait fallu confier mes craintes aux dragons et focaliser mon attention sur celle qui tirait les ficelles, Saleem.
Omaale avait raison quelque part.
En ne me donnant aucun objectif, j'ai fini par oublier qui j'étais réellement et je n'ai pas su dire non lorsque s'est présenté à moi ce chemin parsemé d'erreurs. Mais qui suis-je réellement et quel sont mes désirs? A moi d'y répondre...
Je suis un tryker élevé dans l'orphelinat de Fairhaven, fils de la défunte famille O'Nehly. Aujourd'hui, je suis un maître épéiste mais mon rêve reste toujours celui de pouvoir apporter aide et soin à ceux qui en ont le besoin.
Fermant les yeux, Amatsu se remémorait ce sermon qu'il avait fait à Baal à l'entrée de Fairhaven face à tous les dragons présent pour son intégration. Puis lui parvint une autre image à l'esprit, il l'accueillit en offrant sur son visage un sourire sincère.
Depuis tout petit, je suis amoureux de Nymphéa Lae Lia et aujourd'hui encore, ce sentiment brûle au fond de moi comme au premier jour. Je ne désire plus qu'une chose désormais, fonder ce foyer de notre enfance avec elle.
Observer les lagons des lacs de la libertés au travers de la chute d'eau était un spectacle magnifique malgré la grisaille et Amatsu ne put retenir l'envie d'en profiter quelques minutes encore. Souriant une dernière fois à toute cette eau qui déferlait sans cesse, le tryker rangea le contenu de ses affaires dans son sac avant de s'engager lentement par l'étroit chemin d'accès à la grotte.
Affronter la tempête demandait des efforts importants et nager dans les eaux troubles encore plus, cependant aux prix de nombreuses heures de lutte acharnée, le borgne arriva épuisé sur la plage de Fairhaven.
Fatigué mais heureux, Amatsu se dirigeait vers l'appartement d'Annyah pour dormir un peu. Il allait lui falloir être en forme pour régler les derniers détails qui lui permettrait enfin de se retrouver complètement et de reconquérir celle qu'il aimait...