“Libre. Pü était enfin libre. Libre de rentrer chez lui et de retrouver ses proches. Malheureusement, le combat ne l'avait pas laissé indemne, et la résurgence de la douleur vint briser ces pensées positives. Le jeune Zoraï se redressa et s’examina : ses jambes et son bassin étaient recouverts de cloques, sa peau était entaillée de manière superficielle à maints endroits et un tiers de sa main droite avait été sectionnée, privée d'une partie de son auriculaire et de son annulaire. C’est en regardant sa mutilation qu’il se rendit compte que son sortilège de feu avait entièrement cautérisé son moignon. En outre, quatre de ses côtes étaient brisées. Mais finalement, tout bien considéré, il s’en sortait plutôt bien. Et surtout, sa douleur présente n’était rien en comparaison de ce qu’il avait vécu il y a quelques mois, lors de la pousse de son masque.« Ma-Duk nous offre l'ultime douleur pour que nulle peine au monde ne puisse atteindre jamais ses soldats. »
Alors qu’il se remettait péniblement debout, il entendit une voix. Pü essaya par réflexe de dégainer ses armes absentes et se mit en position de combat, cherchant du regard son nouvel adversaire. Personne. La voix se fit plus nette : du matéis. Pü comprit alors qu’elle venait du général, et que celui-ci avait donc survécu. Cela ne l’étonna guère, cependant : il avait visé l’aire motrice du cerveau du Matis, non pas pour le tuer, mais pour endommager son système moteur et l’empêcher ainsi d’extraire la lame qui empêchait la régénération. Prendre la vie d’un homin était difficile. Et lorsqu’il était impossible de tuer son adversaire d’un seul coup, il devenait alors indispensable d’essayer d’atteindre ses capacités régénératives. Ainsi, si le Matis avait survécu, il était incapable de régénérer son cerveau, et était donc voué à mourir. Malgré tout, Pü se dirigea prudemment vers lui. Car cet homin était de loin l’adversaire le plus coriace qu’il ait jamais eu à affronter, hormis peut-être son oncle et son père. Lorsqu’il passa dans son champ de vision, le Matis, qui regardait l’astre du jour, la dague toujours fichée dans le crâne, posa son regard sur lui. Du sang coulait le long de son visage. Il articula difficilement.
« Mon garçon, votre dernière acrobatie était impressionnante, dit-il en toussotant. Jamais je n’ai combattu un adversaire aussi agile que vous. »
Pü le toisa froidement sans répondre. Il le félicitait ? Décidément, il n’oubliera pas de sitôt cet adversaire.
« Ah, d’ailleurs… Pardonnez-moi à propos de ce que j’ai dit, sur votre mère et votre peuple. Si je ne peux cautionner vos coutumes, je ne pensais pas mes insultes. Les Zoraïs ne sont pas des sauvages, de la même manière que les Trykers ne sont pas des esclaves. Et si vous êtes en effet endoctrinés, nous le sommes tout autant. J’ai simplement voulu vous provoquer… Ce qui a plutôt bien fonctionné. »
Pü n’en revenait pas. Il avait décimé à lui tout seul la moitié de son escouade et allait bientôt lui ôter la vie. Et pourtant, le général regrettait ses paroles et s’excusait.
« Mon garçon, les secondes me sont comptées. Avant de m’en aller, j’aimerais que vous accédiez à deux de mes requêtes. Vous avez remporté ce duel, vous n'êtes pas obligé d’accepter. Cependant, je vous demande d’écouter votre cœur. »
Si sa mère lui avait parlé du code d’honneur des officiers matis, c’était la première fois que Pü en observait l’application. Aucun des soldats de Matia qu’il avait affrontés jusqu'alors ne s’était jamais comporté de la sorte. Le Zoraï se détendit et s’agenouilla devant le Matis.
« Dites-moi, je vous écoute.
— Premièrement, j’aimerais que vous épargniez et que vous mettiez en sécurité Sivaldo, le mitrailleur que vous avez assommé. C’est un brave soldat, comme bien d’autres, et il est aussi mon neveu. Mais plus que tout, son âme est particulièrement belle. Durant trop de décennies les Matis ont propagé la haine, et l’ont subie en retour. Notre peuple a besoin de garçons comme lui. Tout à l’heure, vous m'avez proposé de fuir, en vous l’abandonnant. Si vous n'avez besoin que d’une vie, c’est chose faite, vous avez déjà obtenu la mienne.
— J’accepte, dit Pü, qui aurait de toute manière épargné le soldat.
— Merci infiniment, répondit le général, en souriant faiblement. Pour finir, j’aimerais que vous me laissiez chanter pour mon épouse et ma fille. Elles sont ce que j’ai de plus cher en Matia. Depuis toujours elles sont ma raison de combattre. C’est avant tout pour elles que je forme des soldats et que je protège le Royaume. »
Des larmes se mirent à couler et se mêlèrent au sang, alors qu’il se remettait à fixer l’astre du jour.
« Si vous acceptez, je serai un homin comblé. Mort lors d’un magnifique combat, sous le regard de Jena, en l’honneur des homines de ma vie. »
Pü regarda discrètement en direction de l’endroit où il avait aperçu le Kami. Il n’était plus là. Au fond de lui, il savait qu’il était mal de laisser un ennemi proférer un chant païen. Mais en évoquant son épouse et sa fille, le général l’avait touché. Comment pourrait-il ne pas accéder à sa dernière requête ? Pü posa une main sur son épaule.
« Je vous écoute.
— Je savais que vous accepteriez, soupira le Matis avant de s’éclaircir la gorge. Fermez les yeux, laissez votre esprit aller, et entendez le chant de la Forêt. Je vais l’accompagner de ma voix. »
Perdant toute notion de prudence, Pü lui obéit. Il était vrai qu’a bien des égards, les forêts de Matia regorgeaient de merveilles, qui une fois les yeux clos, s’exprimaient aussi bien dans ses senteurs parfumées que dans le bruissement apaisant de ses arbres. Le silence se fit. Le général attendit que le vent se lève et entama son chant.
La Mère j'ai prié, et pour Elle combattu,
Qui, enfant, me berça de douces litanies.
Mais à l'heure du trépas, ma petite et ma mie,
C'est à votre douceur que je suis revenu.
Le Karan j'ai servi, et pour lui j'ai lutté,
Qui tôt récompensa ma soif du meilleur.
Mais c'est vous, chères homines pour toujours en mon cœur,
Qui le meilleur sans barguigner m'avez donné.
La Karavan j'ai craint, et pour son compte agi,
Tant ses machines noires déployaient de pouvoir.
Mais c'est peur de vous perdre qui met au désespoir,
À l'heure ultime qui voit du corps s'enfuir la vie.
La Forêt j'ai aimé, et pour Matia souvent,
Quitté les artifices d'une Cour empesée.
Mais si par miracle autre jour m'était donné,
C'est auprès de vous deux que passerais mon temps.
Que Jena me pardonne et ses clercs me maudissent,
Qu'Aniro me renie et flatteurs se réjouissent,
Qu'Atys m'engloutisse et à jamais m'oublie,
Je meurs plein de vous, mon enfant, mon amie.Pü rouvrit les yeux, totalement désorienté. Son masque ruisselait de larmes et son cœur s’était emballé. Pris de vertiges, il suffoquait bruyamment. Que lui arrivait-il donc ? Était-il en train de compenser toute la tension qu’il avait accumulée ces dernières semaines ? En partie, mais pas seulement. Ce chant l’avait complètement bouleversé. Il faisait écho à tant de choses en lui : son amour pour Ma-Duk, qui bien que sincère, ne surpasserait jamais celui qu’il éprouvait pour son frère et surtout pour sa mère ; l’extrême loyauté dont il faisait preuve envers sa tribu, dont il maudissait pourtant les coutumes en silence ; la peur de décevoir son père, qu’il savait capable de le renier ; la crainte enfin, qu’il éprouvait vis-à-vis des Kamis, qui privaient leurs fidèles de liberté sous couvert de grands desseins. Cet étranger était en vérité si peu différent de lui. Il était son miroir, et il venait de lui ôter la vie. Pü resserra ses poings tremblants et tenta de régler sa respiration. Un soir, sa mère lui avait parlé d’une maladie psychosomatique, qui pouvait causer ce type de symptômes à ceux qui s’exposaient à de puissantes œuvres d’art. Ce chant était l’une d’elle. Il le marquerait à vie, il le savait. Remarquant son émoi, le général l’interpella. Sa diction était de plus en plus lente.« Ressaisissez-vous mon garçon, vous devez apprendre à gérer vos émotions. Vous vous engagez sur une voie bien sombre, que vous avez été contraint d’emprunter, et qui va vous faire connaître de nombreuses difficultés. »
Pour la première fois depuis le début de la discussion, le Matis prit un air grave.
« Je vous ai vu combattre, j’ai observé votre manière de faire et votre regard. Vous avez beau être un combattant exceptionnel, vous détestez tuer. Vous n'êtes pas de ceux qui s’enivrent du sang de leurs victimes. À chaque fois que vous enlevez une vie, c’est comme si vous vous tuiez vous-même. Vous êtes jeune, vous pouvez encore reprendre en main votre destin et voguer vers des lendemains plus heureux. »
Si seulement il savait, pensa Pü, en se remémorant les prédictions de Grand-Mère Bä-Bä.
« Allez… Je n’ai fait que trop durer ce moment… Il est temps pour moi de rejoindre mes ancêtres, balbutia-t-il en s’affaissant sur le Zoraï.
— Attendez, dites-moi votre nom ! Ainsi que ceux de votre fille et de votre épouse !
— Je suis Sirgio di Rolo… Mon épouse se nomme Virinia… Et notre magnifique petite fille… Trini… »
Pü maintint les épaules du général, et l’allongea sur le sol. Il était mort. Il lui ferma les yeux et délogea délicatement la dague assassine.
« Sirgio di Rolo, je vous fais la promesse de prier tous les matins, durant l'année qui vient, pour le salut de votre fille. Je m’engage aussi à lier mon âme à la vôtre durant ma Cérémonie du Retour. J’espère que vous me donnerez la force de poursuivre ma destinée. »
Sur ces mots, l’enfant ouvrit la petite sacoche qui flanquait sa cuisse gauche. Celle-ci contenait deux fins et longs instruments qu’il récupéra avec soin. Le premier était une tige de taleng de vingt centimètres de long et d’un centimètre de diamètre, dont l’une des extrémités avait été taillée en pointe. Le taleng, caractérisé par ses tiges vertes formées d'un chaume creux lignifié à la croissance très rapide, était présent en abondance dans la Jungle. Les Zoraïs l’utilisaient couramment comme matériau pour la fabrication d’ustensiles. Le second outil, lui aussi fabriqué à partir de taleng, était une fine et longue pince. Pü enjamba le torse du général et lui releva la tête de la main gauche. De sa main amputée, il enfonça péniblement la tige dans la narine droite du Matis jusqu’à ne plus pouvoir la faire progresser. Alors, d’un coup de paume bien senti, il lui perfora le crâne. Du sang se mit à couler autour et à l’intérieur de la tige rigide, et l’enfant ferma les yeux. Bien que connaissant approximativement sa position, s'il voulait détecter précisément sa cible, il devait faire taire ses autres sens. Il ne lui fallut alors que quelques secondes pour discerner l’imperceptible écho qui pulsait depuis l’intérieur du crâne du Matis, et qui se réverbérait subtilement dans les particules spirituelles avoisinantes. Méditatif, Pü enfonça progressivement le tube dans le cerveau du Matis. Enfin, alors que la tige de taleng arrivait à destination, il rouvrit les yeux. Laissant la tête du général reposer au sol, il récupéra la fine pince de sa main valide et la glissa dans le tube nasal. Bien qu’il dut à nouveau se concentrer pour être certain de ne pas dépasser sa cible, une pulsation nettement plus prégnante que les autres lui confirma son succès. Prudemment, le manche fit marche arrière, et un petit morceau de chair étonnamment ferme émergea du tube serré entre les deux branches de la pince. Pü observa le cocon de chair afin de vérifier qu’il n’était pas abîmé. À l’intérieur de celui-ci était enfermée la graine de vie, que l’on disait être le siège de l’âme homine. L’âme de Sirgio di Rolo. Pü avait déjà pu observer ce fragile trésor, qui ressemblait véritablement à une petite graine grisâtre, longue d’à peine quelques millimètres. Sirgio di Rolo était bel et bien mort, et pourtant, il pouvait toujours discerner l'écho de sa graine de vie. Pü s’était beaucoup questionné sur cet écho durant son exil. Il s’était même demandé s’il pouvait être un signal. Un signal de l’âme. Mais un signal à destination de qui ? De Ma-Duk, nécessairement.
Une envolée de javings fit sursauter l’enfant qui reprit instantanément ses esprits. Ouvrant l’une des petites poches de sa ceinture, il y plaça délicatement son macabre trophée. Il répéta ensuite l’opération sur les trois autres cadavres, prenant bien soin de placer les morceaux de chair dans des pochettes distinctes. En dernier lieu, il se porta vers Sivaldo, le mitrailleur évanoui que le général lui avait demandé d’épargner. Comme les autres soldats, il devait avoir environ l’âge de son frère. À n’en pas douter, ce Matis était probablement considéré par son peuple comme un modèle de beauté. Il était grand et bien bâti, et disposait d’une longue chevelure tressée d’un blond éclatant. Les traits harmonieux de son visage semblaient avoir été dessinés à la main, et quand Pü lui souleva les paupières pour vérifier son état, il découvrit des iris cristallins. Malheureusement pour le Matis, son visage était maintenant traversé d’une longue et profonde entaille. Si le Zoraï était en mesure de refermer la plaie, il ne réussirait pas à effacer totalement la marque causée par l’impact du bouclier. Il était en effet trop faible, et devait conserver assez d’énergie pour guérir ses propres blessures.
Une fois le Matis soigné, il se dirigea jusqu’au buisson où il avait caché son panier cubique. Pü l’extirpa délicatement des feuillages et le posa sur le sol. Satisfait de l’emplacement, il en ouvrit précautionneusement le couvercle, comme s’il abritait un trésor. Le panier contenait un cube d’ambre parfaitement enchâssé dans le réceptacle d’osier, qui semblait lui-même renfermer plusieurs dizaines de formes. Il récupéra méticuleusement un des morceaux de chair qu’il avait rangés dans les poches de sa ceinture, et le posa sur la seule face visible du cube. Il n’eut alors qu’à imprimer sa volonté à la Sève qui l’irriguait, tout en prononçant la célèbre Stance de Daïsha, pour que l’amas sanguinolent s’enfonce dans l’ambre altéré par le sortilège et s’y fige. L’utilisation de cubes d’ambre comme système de stockage avait été inventée, plus d’un siècle auparavant, par le célèbre Hari Daïsha. Aujourd’hui très répandue dans la Jungle, elle permettait de préserver des objets, mais aussi de conserver du savoir, magiquement. Pü réitéra l’opération trois fois et prit soin de terminer par le fragment du général. Il grava l’ambre au-dessus de la position de ce dernier afin de pouvoir le distinguer aisément des autres morceaux de chair. Lorsqu’il referma le couvercle du panier, il exprima un sincère soupir de soulagement. Pour la première fois depuis des semaines, son lendemain ne serait pas souillé de sang. Suite à cela, il veilla patiemment sur le corps du survivant en attendant que les renforts arrivent. Il profita de ce moment de répit pour se reposer et panser ses blessures. S’il répara ses côtes brisées et referma ses plaies, il renonça à régénérer ses doigts manquants : la mutilation laissée ainsi en évidence l’assurait que ce jour resterait à jamais gravé dans sa mémoire. Et lorsqu’il entendit le tumulte des capryniers matis résonner au loin, il disparut dans la pénombre des arbres centenaires.
Le voyage du retour dura plusieurs semaines, mais se déroula sans encombre. Pü quitta les forêts infinies du Royaume de Matia en direction du sud, passa les Cicatrices de Zachini, ces dangereux et immenses gouffres qui séparaient les hauts plateaux boisés des humides plaines luxuriantes, et rejoignit finalement la Jungle, son pays natal. Il n’eut aucun mal à franchir la Grande Muraille, qui isolait la Théocratie Zoraï du reste du monde, et à esquiver les gardes-frontières, qui semblaient d’ailleurs se reposer un peu trop sur le gigantisme du mur. Certes, l’édifice était imposant. Mais, l’ayant escaladé à plusieurs reprises, le jeune homin s’était fait une bonne idée de son état : malheureusement, le manque d’entretien se faisait gravement sentir par endroits. Un jour, des ennemis de la Théocratie Zoraï feraient tomber le rempart avant même que Min-Cho ou le Conseil des Sages ne puissent le prédire. L’enfant espérait que, le moment venu, les Zoraïs seraient prêts à affronter l’envahisseur. Durant tout son voyage de retour, Pü avait été traversé de sentiments contradictoires. Depuis qu’il avait été contraint de quitter son village, son envie d’y retourner au plus vite ne l’avait jamais quitté. Mais s’il avait espéré y reprendre une vie normale une fois rentré, il ne pouvait dorénavant plus s’empêcher de se remémorer les derniers mots de Sirgio di Rolo :
« Vous êtes jeune, vous pouvez encore reprendre en main votre destin et voguer vers des lendemains plus heureux. »
Était-il réellement capable de redevenir maître de sa destinée ? Pourrait-il s’opposer aux coutumes violentes de sa tribu ? Réussirait-il à empêcher son frère de mener l'expédition sanglante qui lui était destinée ? Tant de questions qui le tourmentaient depuis son départ du Royaume de Matia.
L’astre ambré presque disparu derrière l'horizon du nord-ouest annonçait l'aube lorsque Pü arriva finalement à destination. Cela faisait maintenant de nombreux jours qu’il avait passé le fleuve Ti-aïn et la capitale Zoran, pour continuer vers le sud à travers la jungle épaisse. Le second astre, celui du jour, commençait tout juste à reprendre de son éclat, et balayait de ses faibles rayons le panorama qui s’offrait à lui. L’enfant eut un mouvement de recul. Après avoir vécu plusieurs mois au cœur d’envoûtantes forêts multicolores, il avait oublié la froideur de son monde. Au sommet de la colline, la gigantesque souche morte qui abritait son village trônait sinistrement sur l'écorce recouverte d’une végétation rabougrie et noircie. Les ancêtres racontaient qu’autrefois, la souche était l’arbre-ciel le plus imposant du pays, et qu’il renfermait des matières premières exceptionnellement rares. Bien entendu, la Karavan avait tenté de s’en emparer, et les Kamis s’y étaient violemment opposés. Dans un assaut désespéré, les agents de la Karavan avaient déployé une machine infernale cracheuse de feu. Mais pas n’importe quel feu. Un feu bien plus vorace et tenace qu’à l’ordinaire, qui avait ravagé une bonne partie de la région avant de déchirer le sol et de continuer sa course dans les Primes Racines. On raconte qu’encore aujourd’hui le feu serait en train d’œuvrer en silence dans les profondeurs de l'Écorce.
L’enfant gravit la colline en direction de l’inquiétante déchirure qui faisait office d’accès. À peine les gardes l’eurent-ils reconnu qu’ils s’inclinèrent avec déférence. Pü entra dans la souche et fila sans perdre une seconde vers la hutte de Grand-Mère Bä-Bä. Il évoluait par habitude dans les allées tortueuses de cet étrange village aux multiples étages, et esquivait instinctivement les racines qui s’entremêlaient sous ses pieds. La déconvenue née de la comparaison du paysage grisâtre avec les chaleureuses forêts de Matia avait vite été oubliée, laissant place aux souvenirs. Il était né ici. Durant sa course, il croisa plusieurs Zoraïs, qui une fois la surprise passée, inclinèrent tous la tête en signe de respect. Pü leur rendit leur salut, mais évita de leur parler. De toute manière, il savait que tous seraient bientôt au courant de son retour. Lorsqu’il fut à deux pas de chez Grand-Mère Bä-Bä, son nez le piqua et il vit des vapeurs violettes s’échapper de la hutte, signe que la doyenne du village était en train de préparer une concoction. Il poussa les premiers rideaux, et avant même qu’il ait pénétré totalement l’habitation, la vieille dame l’interpella :
« Je t’attendais mon enfant, pose le cube d’ambre sur l’autel. »
Pü passa la dernière étoffe et aperçut Grand-Mère Bä-Bä, debout sur un tabouret et pliée en deux au-dessus d’une grande marmite. En la revoyant ainsi, fripée, squelettique et tordue, Pü se demanda à partir de quel âge la mort se lassait d’attendre, et renonçait à intervenir. Il s’avança vers l’autel et posa son panier. L’ancêtre touillait une étrange mixture odorante avec une grosse cuillère en bois.
« Je suis en train de terminer de concocter le breuvage pour ta Cérémonie du Retour. Maintenant file retrouver ta mère. Tu lui manques terriblement. »
Pü obéit et se dirigea vers la sortie. Cependant, il ne réussit pas à se retenir de lui poser une question.
« Grand-Mère, comment as-tu su que j’allais arriver ? »
Grand-Mère Bä-Bä fit claquer sa langue et Pü se crispa instantanément. Lorsqu’il était plus jeune, ce bruit caractéristique était souvent accompagné d’un coup de canne. L’enfant avait mal aux doigts rien qu’en y pensant. D’un son, elle venait de lui rappeler qu’elle restait la plus haute autorité du village, et qu’il ne fallait pas lui désobéir.
« File je te dis ! Et si tu veux un conseil, évite de mentionner précisément comment s’est soldée la dernière rencontre que tu as faite dans le Royaume de Matia, et les doutes auxquels tu fais face depuis. Le village risque de ne pas apprécier, et surtout pas ton père. »
Pü poussa les rideaux qui masquaient l’entrée tel un automate, perturbé à la fois par la précision des connaissances de Grand-Mère Bä-Bä et par l’idée que son père puisse apprendre la vérité sur l’épisode évoqué. Cependant, si elle l’avait mis en garde, c’est qu’elle ne comptait pas la révéler au Masque Noir. Était-elle de son côté ? Pü n’eut pas le temps de se tracasser plus longtemps. À peine avait-il mis un pied dehors qu’il se rendit compte que la moitié du village, sa famille comprise, l’attendait devant la hutte.
Les retrouvailles se passèrent comme il l’avait imaginé. Son père ne le félicita que brièvement, mais son regard était empli de fierté. Son frère lui cogna violemment l’épaule pour marquer son affection, et lui demanda dans la foulée combien de victimes il avait faites. Pour le futur Masque Noir, c’était ce qui importait le plus. Il fut déçu d’apprendre que son cadet s’était simplement contenté des cent cinquante et une demandées, alors que lui-même en avait presque fait le double à son époque. Quant à sa mère, elle s’effondra dans ses bras. Ou bien Pü s’effondra dans les siens. Il dut faire un effort considérable pour ne pas fondre en larmes devant la foule, et dut attendre de la retrouver en tête-à-tête pour se laisser totalement aller. Si sa mère le réconforta longuement en le couvrant de caresses et de mots doux, elle le réprimanda lorsqu’elle se rendit compte qu’il avait omis volontairement de régénérer ses doigts coupés. Looï avait beau être une grande guérisseuse, passé un certain délai de cicatrisation, certaines blessures devenaient permanentes.
Le soir même, la Cérémonie du Retour eut lieu. Toute la tribu se réunit sur la Place du Cérémonial où un breuvage fut distribué à chaque villageois, nouveaux-nés compris. Il contenait un mélange alcoolisé de sève dans lequel un cocon de chair avait été dissous. Les Zoraïs se placèrent en cercles concentriques et attendirent que Grand-Mère Bä-Bä arrive, accompagnée comme toujours par la mère de Pü. Bien qu’accoutumés aux divers rituels qui avaient souvent lieu au sein de la communauté, tous retinrent leur souffle lorsqu’elle leva le bras. Les lumières des habitations surplombant la place fusèrent dans sa paume fermée et une petite sphère de lumière en sortit lorsqu’elle ouvrit la main. L’astre s’envola jusqu’au totem et s’empourpra, avant de pénétrer la bouche d’un masque. Les orifices des autres visages s’illuminèrent alors instantanément. La vieille dame lâcha le bras de Looï, qui lui servait jusqu’alors de soutien, et récupéra d’un mouvement tremblant le bol qu’elle lui tendait. Elle s’avança jusqu’au totem.
« Mes fils, mes filles, nous sommes réunis ce soir pour célébrer le retour de Pü Fu-tao parmi nous ! cria la vieille dame d’une voix étrangement amplifiée. Le jeune garçon est revenu plus fort de son exil en régions païennes, et avec en sa possession les cent cinquante et une graines de vie demandées ! Le Grand Géniteur salue son effort. Mais ce n’est pas tout ! Ma-Duk m’a aussi confié quelque chose. Nous en avons maintenant la certitude, la Guerre Sacrée débutera bientôt, et sera menée par nos enfants ! D’ici quelques années, nous nous mettrons en route. Guidés par le Guerrier Sacré, nous marcherons sur le monde, traquant les suppôts de la Karavan sans relâche ! »
Pü regardait fixement le breuvage emplissant son bol, comme hypnotisé. La couleur du liquide oscillait entre le violet et le noir, et des petites particules de chair rougeâtre flottaient à la surface. Et puis la graine grisâtre de Sirgio di Rolo émergea. Alors comme ça, Ma-Duk s’était adressé à Grand-Mère Bä-Bä pour lui dire que la Guerre Sacrée aurait bientôt lieu ? Pü frissonna. Lui qui avait passé son voyage de retour à rêver d’un autre futur, venait de se faire froidement rattraper par la réalité.
« Maintenant, buvez l’offrande de Pü ! reprit Looï. Nourrissez-vous de l’essence des suppôts de la Karavan ! Absorbez leurs âmes et priez pour elles ! Elles vous donneront la force d’accomplir le projet divin auquel nous devrons tous participer d’ici peu ! Et si le Grand Géniteur le veut, ils seront alors absous de leurs péchés ! »
Les Zoraïs burent d’une traite le liquide visqueux et les parents s’occupèrent de la dose des plus petits. Pü avala sans rechigner l’horrible mixture, toujours perdu dans ses pensées. Alors que son peuple commençait d'entonner en chœur les premiers chants liturgiques de la soirée, Pü jeta un regard triste vers celle qu’il venait à peine de retrouver, et qu’il risquait à nouveau de perdre d’ici quelques années. Il fredonna un autre air.
Que Jena me pardonne et ses clercs me maudissent,
Qu'Aniro me renie et flatteurs se réjouissent,
Qu'Atys m'engloutisse et à jamais m'oublie,
Je meurs plein de vous, mon enfant, mon amie.Encore quelques années à profiter de sa présence. Ensuite, il n’y aurait plus que la guerre, la douleur, le sang et la mort. Celles des autres, la sienne, mais peut-être aussi celle de sa mère. Quoi qu’il advienne, Ma-Duk devait le savoir : ce combat, il le mènerait avant tout pour elle. Sa vie importait plus que celles de tous les Kamis réunis. Et, à l’instar de Sirgio di Rolo, ses derniers mots lui seraient consacrésBélénor Nébius, narrateur • Cheng Lai'SuKi, illustratrice