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I·IV - Exil sylvestre

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An 2474 de Jena


… Pü déroulait en silence…

Perché sur une haute branche d’un grand arbre sylvestre, Pü déroulait en silence sa prière quotidienne. Au-dessus de lui, plus proche même, si loin de la jungle, de son zénith, l'astre du jour allait atteindre son plein éclat, et malgré l’épaisse couche feuillue qui le séparait du ciel, la lumière chaude réussissait à chauffer la peau bleutée du jeune Zoraï. Il avait cependant appris à oublier l’empreinte astrale de Jena, s’évertuant à se rappeler le froid et l’écho des puits d’abîme qui parsemaient son village sous l'écorce, et qui permettaient à Ma-Duk de veiller sur lui et sa famille depuis le cœur d’Atys. De toute manière, il n’avait pas le choix : les hauteurs étaient de loin l’endroit le plus adapté aux moments de méditation. Au sol, les prédateurs et les patrouilles de soldats étaient un dérangement permanent, qui menaçait sa tranquillité et l’empêchait de s’adonner à des activités paisibles.

À un millier de kilomètres de là, les membres de sa tribu étaient probablement en train de terminer eux aussi leur prière. Malgré l’éloignement et la solitude, Pü avait essayé de garder un rythme identique à la vie qu’il menait avant son départ. Aux premières lueurs de l’aube, le village s’éveillait et se préparait aux travaux routiniers nécessaires au bon fonctionnement de la communauté : entretien, artisanat, chasse, cuisine, réunions diverses, accueil des rares émissaires et commerçants, etc. L’objectif était d’effectuer un maximum de tâches avant le début de la longue litanie matinale. Celle-ci était conduite par Looï, la mère de Pü, et se soldait par un repas collectif au cœur du réfectoire, repas auquel toute la tribu participait. Après le déjeuner, les Zoraïs s’entraînaient à l’art du combat, et cela durant plusieurs heures. Les enseignements, destinés à tous, sans distinction d'âge ou de genre, étaient très variés : corps-à-corps, armes blanches, armes de tir, magie. En effet, la tribu était avant tout un clan de combattants, qui tôt ou tard, participerait à l’avènement de la Guerre Sacrée. Une fois l’entraînement terminé, les familles se retrouvaient dans l’intimité d’un repas, et s’adonnaient à diverses activités personnelles avant le coucher. Depuis toujours, Pü suivait des cours du soir avec sa mère, qui lui apprenait l’histoire homine, les relations internationales, la maîtrise des autres langues et les sciences. De temps à autre, il était accompagné de son grand frère Niï. Mais dans la grande majorité des cas, celui-ci suivait d’autres cours particuliers, avec leur père, le Masque Noir.

L’enfant fut brusquement arraché à ses souvenirs lorsqu’un triste son vint briser l’harmonie du chant des arbres. Au-dessus des cimes, le vrombissement sourd d’un engin volant de la Karavan venait de faire trembler l’air et de faire fuir les javings, ces étranges volatiles aux ailes dentelées, à la couleur verdâtre, et dont la longue langue noire, luisante et barbelée, servait à transpercer les proies. Se relevant à toute vitesse, Pü vérifia la solidité de sa ligne de vie et entreprit de gravir les derniers mètres du gros tronc qui le séparait du ciel. Alors que son corps frêle s’extrayait de l’océan de feuilles, il fut contraint de plisser les yeux derrière son masque, tant la lumière du jour était aveuglante. Non loin de lui, la machine infernale était en train de perdre de l’altitude. L'étrange matière noire qui composait sa coque reflétait la vive lueur astrale de Jena, comme pour le narguer. Malgré tout, Pü réussit à identifier l’engin. C’était l’un de ces petits transporteurs que la Karavan utilisait généralement pour récolter les ressources rassemblées par ses esclaves homins. Étrangement, il semblait tout droit venir d’une des immenses racines célestes qui composaient la Canopée, cette partie encore inexplorée de l'Écorce, mot par lequel ses habitants désignaient couramment Atys, leur monde de bois vivant, uniquement composé de matières végétales en croissance permanente. Ses vallées opulentes et collines luxuriantes étaient formées de colossales racines, sur lesquelles les homins avaient établi leurs civilisations. L’eau qui remplissait les profondes fissures racinaires donnait vie à ses lacs, ses lagunes et ses océans. Les racines les plus inclinées formaient ses montagnes et s'étendaient vers le ciel dans une montée lente et inexorable. Certaines anomalies thermiques entraînaient même la lente consumation du tapis de racines, donnant ainsi naissance aux déserts. Et plus profond sous l'Écorce se trouvaient les racines primaires, dites aussi Primes Racines, l'écosystème le plus mystérieux d'Atys après celui qu’on supposait exister dans la Canopée. Il formait un immense labyrinthe fait de cavernes verdoyantes et humides, plongeant dans les entrailles du monde végétal jusqu’en son Cœur.

Pü regarda l’engin karavanier plonger à toute vitesse. Il y avait fort à parier que, comme à l’accoutumée, un point de rendez-vous avait été convenu entre la Karavan et ses suppôts, et qu’un convoi était en route pour livrer tribut. Le jeune Zoraï sentit son cœur s’emballer. Quatre. Il ne lui en manquait plus que quatre. Quatre, et il pourrait enfin rentrer chez lui et retrouver ses proches. C’était l’occasion parfaite. Il devait intercepter le convoi avant que celui-ci ne rejoigne les agents de la Karavan. Pü s’échappa du jour nu en se laissant chuter de quelques mètres, et atterrit sur la branche sur laquelle il avait laissé ses affaires. Il les rassembla et les empaqueta hâtivement, hormis un panier d’osier de forme cubique, qu’il manipula avec soin. Ce panier contenait le fruit de plusieurs mois d’efforts. Jamais il ne se pardonnerait de le perdre ou de menacer son intégrité. Sûr de n’avoir rien oublié, il vérifia une dernière fois son baudrier et plongea. Pü s’enfonçait à vive allure dans l’abysse verdoyante, se mouvant habilement entre les branchages, et décrochant d’un coup de main expert sa ligne de vie des broches qu’il avait plantées durant son ascension. Il traversa durant de longues secondes les strates multicolores de cette forêt continentale aux mille saisons, et finit par se poser gracieusement sur son sol feuillu. Au vu de la direction prise par l’engin volant, celui-ci se poserait probablement dans la clairière située plus au nord.

Les convois partant le plus souvent de Matia, la capitale du royaume éponyme, il y avait fort à parier que celui espéré emprunterait le large sentier artificiel qui éventrait la forêt à l’ouest. Pü était à la fois impressionné et terrifié par les pouvoirs des botanistes du peuple Matis. Lui qui avait vu de ses propres yeux la colossale muraille racinaire de Matia et les immenses complexes d’habit-arbres qui s’étendaient à perte de vue au-delà de l’enceinte, avait été subjugué par une telle démesure. Mais en agissant de la sorte, et en essayant de plier la nature à sa volonté, le peuple Matis tentait de bouleverser le dessein des Kamis, et par extension, celui de Ma-Duk. Le Grand Géniteur veille derrière chaque fragment de matière d’Atys. Altérer la nature revient à travestir son Grand Œuvre. Bien entendu, comme la maîtrise du magnétisme et de l’écriture aux Zoraïs, les secrets de la manipulation de la matière vivante, et en particulier celle des plantes, avaient été transmis aux Matis par la Karavan.

Au cours de ses longs mois d’exil dans le Royaume de Matia, Pü avait compris en quoi les mœurs païennes des peuples endoctrinés par la Karavan pouvaient être attrayantes. À ces pensées, il avait eu honte. Mais cela lui avait aussi permis de mieux comprendre toute la dangerosité de ces démons venus des cieux. Le jeune Zoraï ne perdit pas de temps. Glissant et sautant par-dessus les racines et les ramifications de la sylve, il avala les derniers kilomètres qui le séparaient du sentier en un rien de temps. Les quelques gingos qui tentèrent de le poursuivre durant sa traversée n’eurent d’autre choix que d’abandonner, tant il manœuvrait adroitement dans l’enchevêtrement dense de cette nature libre de toute oppression matisse. Arrivé en bordure du chemin, il se dissimula derrière un large arbuste, guettant l’arrivée du convoi. Alors qu’il s’apprêtait à abandonner et à chercher ailleurs la trace des Matis, il entendit au loin des bruits ordonnés de sabots.

Pü déglutit. Son rythme cardiaque commençait doucement à s’accélérer. Jamais. Jamais il ne s’habituerait à cette impression. Son frère lui avait pourtant assuré que sa première fois serait jouissive, et que les sensations ressenties le marqueraient à vie. D’un côté, il n’avait pas eu tout à fait tort. Les mains menues couvertes de sang d'un Zoraï exilé dès ses onze ans, agenouillé seul devant le cadavre encore chaud de sa première victime : ces images le hantaient depuis de longues semaines, jour et nuit, à en perdre la raison. Mais cette dernière épreuve annonçait aussi la fin de son pénible exil. Bientôt, il serait de retour dans son pays, dans sa souche, et pourrait à nouveau serrer sa mère dans ses bras. Cette pensée joyeuse le réconforta et lui permit de retrouver ses moyens. Le convoi se dessinait maintenant à l’horizon. Il fut rapidement à portée d’observation. En son centre, une solide charrette lourdement chargée était tirée par deux mektoubs, des pachydermes placides aux pieds agiles et dépassant les deux mètres de hauteur, au pelage brun rayé de gris, mais surtout reconnaissables à leur longue trompe puissante et à leur tête sans oreilles. Elle était conduite par un Tryker, comme nombre de celles que Pü avait croisées jusqu'alors. En effet, il n’était pas rare de rencontrer des Trykers loin à l’est de leurs cités flottantes, s’affairant à des travaux ingrats et mal rémunérés en pays matis. Car, si leur curiosité et leur goût de la liberté faisaient d'eux d'excellents explorateurs et inventeurs, la petite taille, l'apparence enfantine et, surtout, le caractère pacifique et bon vivant des Trykers, leur avaient hélas valu d'être mis en esclavage par les Matis à plusieurs reprises au cours des siècles passés. Et, comme les cours donnés par sa mère en avaient instruit Pü, c'est durant l'épilogue de la « Guerre de l'Aqueduc », quarante ans auparavant seulement, que les Trykers avaient pour la dernière fois subi un tel esclavage.

En 2435, intrigués par la découverte, à l'occident de leur désert, de ruines enfouies sous l'écorce, des mineurs fyros percèrent une veine d’acide qui embrasa toute la région autour de la cité impériale de Coriolis. L’incendie, qui dura plusieurs semaines, se propagea jusqu’à la frontière du Royaume et coupa le gigantesque aqueduc honni des Matis. Celui-là même qui reliait le Désert à la région des Lacs administrée par la Fédération de Trykoth, l’alliée de l’Empire Fyros. Alors, la guerre dans laquelle l’alliance et le Royaume étaient enlisés depuis bientôt un siècle et demi, prit une nouvelle tournure. Car l’Empereur fut contraint de retirer ses troupes des Lacs, pour les envoyer combattre l’incendie qui menaçait son peuple et le privait d’eau. Sur quoi, profitant de l’occasion, l’armée matisse envahit la région des Lacs, asservit le peuple Tryker et reprit la cité de Karavia que l’Empire lui avait dérobée près d’un siècle auparavant. Karavia ; la « Cité Sainte », réputée bâtie là même où Zachini, sur la côte du Royaume qu'il fonda ensuite, avait rencontré pour la première fois la Karavan et la déesse Jena. Karavia ; la « Cité Profane », pour Pü et sa tribu, le lieu le plus maléfique qui soit sur l'Écorce… C'est dans son enceinte, pourtant, que fut signé l'année suivante le traité qui mit fin à la Guerre de l'Aqueduc et libéra les Trykers du joug des Matis. Mais ce dernier épisode avait laissé des traces certaines dans l’inconscient du peuple des Lacs, et beaucoup de Trykers étaient demeurés en Forêt comme domestiques… à l'image du conducteur de la charrette, manifestement voué au service du Matis assoupi à son côté sur la banquette.

Pü, à la vue de ce dernier, l'identifia aussitôt comme un clerc de l’Église de la Lumière, que l'on nommait Herena. Le Matis était en effet vêtu de son costume ecclésiastique : une couronne d'ambre blanche et une longue toge constituée de plusieurs grandes capes faites de plumes colorées et décorées de tresses de bijoux ambrés. L’Église de la Lumière, fondée autour du culte de Jena et placée sous l'égide de la Karavan, était aujourd'hui toute-puissante dans le Royaume de Matia, et singulièrement dans l'enceinte de Karavia, rétrocédée au Royaume par le traité portant son nom. C'est sous son influence que tant d'homins avaient été convaincus de la nature démoniaque des Kamis…

Plus haut sur la charrette, perché sur son chargement bâché, un Matis armé d’un fusil-mitrailleur se tenait debout et guettait l’horizon. Il n’était pas casqué et portait la tenue ordinaire des soldats de l’armée régulière : une combinaison souple et solide en peau de cactus surmontée de pièces d'armure de bois blanc. Un autre semblait être assis à l’arrière du véhicule. Les Matis étaient un peuple naturellement svelte, aux traits émaciés et à la peau de nacre. Esthètes, raffinés et ambitieux de par leur culture, ils n’avaient de cesse de rappeler leur supériorité aux autres peuples, même inconsciemment. Entourant la charrette, cinq Matis montés servaient d’escorte. Ils étaient fièrement dressés sur des caprynis, des quadrupèdes sveltes à la peau épaisse, claire et par endroit rayée de bleu, coiffés d’un unique bois et au long museau orné d’une singulière barbichette. Tous les soldats étaient équipés d’une armure de solide bois blanc gravée de motifs mauves, bombée au niveau du torse et resserrée à la taille. Les épaulières de l’armure, aussi arrondies que larges, donnaient une allure impérieuse aux soldats. Mais le plus étonnant était leur casque, constitué d’un masque d’ivoire au front serti d’un bijou bleu azur, et d’une coiffe solide et imposante, elle-même ornée d’ambre blanc, et dont les extrémités constituées de chitine retombaient au niveau des oreilles, leur donnant ainsi l’aspect de cornes. L’un des soldats se distinguait des autres par la finesse des décorations et des gravures qui constellaient sa cuirasse et son casque. Jusqu’à aujourd’hui, Pü n’avait jamais eu l’occasion d’observer de tels ornements. Le Matis était sans nul doute un haut gradé de l’Armée Royale, envoyé avec l’Herena pour représenter le Roi devant la Karavan.

… Tous les soldats étaient équipés…

L'enfant disposa soigneusement son panier au centre de l’arbuste et attendit quelques secondes supplémentaires que le convoi progresse. Lorsqu’il fut environ à une cinquantaine de mètres de sa position, il sortit calmement de sa cachette et se planta au centre de la route. Le repérant sans tarder, la vigie située sur le sommet du chargement sonna l’arrêt et le convoi stoppa net. La halte inattendue eut pour effet d’interrompre brusquement le sommeil du Herena, qui manqua tomber de la charrette.

« Qui êtes-vous ? Déclinez votre identité ! » s’exclama la vigie d’un ton puissant mais néanmoins mélodieux.

En réponse, Pü s’avança de quelques mètres, alors que les capryniers alignaient leurs montures et se plaçaient devant la charrette. Le Zoraï se racla la gorge et prit son plus beau matéis. Sa mère lui avait enseigné les langues utilisées par les autres peuples, en mettant l’accent sur le matéis, la plus parlée à l’international.

« Je suis un apôtre des Kamis, envoyé dans les régions païennes pour révéler aux égarés l’existence du Grand Géniteur, et pour offrir à certains élus le Pardon Éternel. Enfants de l’Écorce, soyez heureux d’apprendre que par mon fait, vos péchés ont d'ores et déjà été lavés. D’ici peu, vos âmes seront purifiées puis offertes aux Guerriers Noirs de Ma-Duk. À travers eux, vous contribuerez à leur combat pour la préservation d’Atys. Et si Ma-Duk le veut, vous assisterez à la Guerre Sacrée et à l’avènement des Jours Heureux. »

Malgré toute sa bonne volonté, le jeune homin ne parvint à insuffler nulle passion dans son homélie. Après tant de mois de prêches morbides, ce rituel était devenu aussi lassant que douloureux. Pü le savait, la folie le guettait. Les voix dans sa tête se faisaient de plus en plus présentes, et il développait semaine après semaine de nouveaux troubles comportementaux. Combien de ses frères et sœurs avaient perdu pied durant leur exil ? Nombreux étaient ceux à n’être jamais rentrés. Avant son départ, il les avait longtemps jugés sévèrement, mais maintenant, il comprenait. Sa vision se troubla alors qu’une puissante céphalée se manifestait. Il dut se concentrer longuement pour éteindre les premiers murmures mentaux. Durant ces longues secondes d’absence, le Herena avait rejoint la vigie sur le sommet de la charrette. Se tenant à elle sans ménagement pour ne pas tomber, il hurlait à la cantonade.

« Ma-Duk ? Le Grand Géniteur ? Mais de quoi parlez-vous ! Si nous savions que les sauvages de votre espèce vénéraient les démons Kamis, nous pensions que vous aviez la présence d’esprit de ne pas remettre en cause l’existence de notre Mère à tous, Jena ! Votre infamie n’a donc aucune limite ? Général, saisissez-vous de cet hérétique sur-le-champ ! »

Pü avança à nouveau de quelques pas en se massant le masque.

« Soyez alors rassurés d’apprendre que, cachés au cœur de Zoran et derrière leur Grande Muraille, Min-Cho, son Conseil des Sages, et toute la Théocratie Zoraï, vouent toujours un culte à votre déesse usurpatrice, dit-il d’un air las. Il y a de cela des décennies, les Kamis ont choisi de révéler l’existence de Ma-Duk à ma tribu. Aujourd’hui, nous sommes malheureusement les seuls à reconnaître sa nature de Kami Suprême. Mais d’autres apôtres travaillent au sein de la Jungle. Un jour, nos frères Zoraïs comprendront l’étendue des mensonges qu’on leur sert depuis l’enfance, et si Ma-Duk le veut, ils seront pardonnés pour leurs péchés. »

Le visage du clerc se teinta de rouge alors qu’il manquait de tomber par l’effet de ses gesticulations, qui emmêlaient les multiples capes de sa tenue. Heureusement pour lui, la vigie faisait tout son possible pour éviter que l’Herena ne s’humilie en chutant.

« Cessez vos infamies, sauvage ! Aucun pardon pour votre race de dégénérés adorateurs des Démons ! Vos visages squelettiques sont des abominations, une offense à la Karavan ! Vous méritez d’être exterminés comme tous les primitifs qui souillent Atys de leur présence ! Qu’on m’attrape ce sauvage sans attendre, c’est un ordre ! »

Juché haut sur son capryni, le général matis tenta d’intervenir pour apaiser la tension grandissante. C’était compter sans la fougue de l’un des capryniers, qui obéit à l’exhortation du religieux en s’élançant à toute vitesse. Pü secoua son masque pour balayer ses derniers maux de tête et se concentra pleinement sur la situation. À partir de maintenant, tout allait s’enchaîner très vite. Il devait faire taire ses questionnements intérieurs. Déjà, le Matis avait franchi la moitié de la distance qui le séparait du Zoraï. Il tenait dans sa main droite une longue lance creuse qui s’achevait par un collet d’ambre tressé. Près de la barre horizontale, une manette permettait rapidement de desserrer ou de comprimer l’anneau qui la terminait. Cette arme ingénieuse était généralement destinée à attraper à la gorge les futures montures des Matis, lorsqu’elles étaient encore à l’état sauvage, mais était aussi déclinée pour immobiliser et soumettre les homins sans les blesser.

Le corps de Pü oscillait légèrement. Il lui fallut quelques secondes supplémentaires pour synchroniser le battement de ses membres avec le galop de la monture. Arrivé à une dizaine de mètres de lui, l'assaillant activa le mécanisme de son arme et la brandit, sans ralentir l’allure. Le collier s’ouvrit assez largement pour réussir à enserrer la tête masquée du Zoraï. À n’en pas douter, il savait parfaitement se servir de son instrument. C’était compter sans l’agilité du jeune homin. Alors que le soldat fendait l’air sur sa droite pour saisir sa proie à la gorge, Pü plongea volontairement en direction de l’attaque tout en l’esquivant. Passant entre l’arme et le capryni, il réussit à attraper la sangle située au flanc de l’animal avant même de toucher le sol. Fermement agrippé, il tira autant qu’il put, non pas pour déstabiliser la bête lancée à toute vitesse, mais pour projeter son corps léger d’enfant par-dessus l’animal. Il voltigea et atterrit de justesse sur l’arrière-train du capryni, au moment où le Matis jetait un coup d’œil dans son dos pour chercher ce qu’il était advenu du Zoraï. Alors que le caprynier croisait le regard de Pü, qui se maintenait en équilibre sur l’animal uniquement par force de ses cuisses, sa proie, devenue bourreau, passa rapidement ses mains autour de sa nuque, et la rompit d’un coup sec. L’arme du Matis glissa de sa main droite et se brisa au sol. Si Pü ne pouvait s’assurer de son décès, sa paralysie était garantie. Il laissa le corps en armure s’affaisser sur lui pour ne pas qu’il chute, récupéra les rênes tenues par sa main gauche, ralentit la cadence et fit demi-tour. Revenu à son point de départ, il interrompit sa course et sauta au sol, à gauche de l’animal. Le corps du soldat s’écroula lourdement sur la droite. Le casque se décrocha sous le choc, ce qui permit au Zoraï d’observer son visage inerte. Le soldat était une homine, et de ce fait, peut-être une mère. Durant une fraction de seconde, Pü vit le masque de la sienne se superposer au visage du cadavre. Il ferma les yeux. Trois. Il ne lui en manquait plus que trois.

… Le soldat était une homine…

Au sommet de la charrette, le visage du clerc était passé d’un teint rougeâtre à un blanc bien plus livide qu’à l’accoutumée. Quant aux soldats, aucun ne réagit, choqués qu’ils étaient par la violence de la scène à laquelle ils venaient d’assister. Seul le général avait su garder son sang-froid. Il fit avancer sa monture de quelques pas et se retourna vers le convoi.

« Giero, filez aussi vite que votre capryni le peut en direction de l’avant-poste le plus proche ! Mettez au courant l’intendant de la situation et envoyez-nous des renforts. Ne sous-estimez pas la menace. Be’maty, rendez-vous aussi à l’avant-poste ! Vous n’arriverez pas à suivre Giero à cause du chargement, mais vos mektoubs sont forts, ne les ménagez pas. Dès qu’il aura transmis son message, Giero vous rejoindra sur la route. Vicho, restez dans la charrette ! Vous protégerez le chargement et le Herena au prix de votre vie en attendant le retour de Giero. Zani, Lichnini, Sivaldo, avec moi ! N’intervenez pas tant que je ne vous en donne pas l’ordre. »

Le ton assuré du général aida les soldats à sortir de leur léthargie. Tous s’exécutèrent sans dire mot. La sentinelle sauta de la charrette et arma son fusil-mitrailleur, le Matis assis à l’arrière du véhicule le remplaça au faîte de la charrette, qui commença à manœuvrer pour faire demi-tour. Seul le clerc, qui reprenait à peine ses esprits, manifesta l’intention de protester. Mais le regard inquisiteur que lui jeta alors le général le dissuada, et sa pâleur de craie s’accentua. D’ordinaire, Pü ne laissait pas de survivants, car seule l'absence de témoins l’assurait de pouvoir continuer d’opérer sans encombre dans ces régions. D’ailleurs, il évitait généralement de s’en prendre à l’armée régulière, dont chaque soldat disparu donnait lieu à enquête, et préférait s’attaquer aux tribus de fanatiques ou aux groupes de bandits qui parsemaient le royaume. Mais cette fois-ci, tout était différent. Quand les premiers parleraient, lui serait déjà sur la route du retour. Il observa scrupuleusement ses quatre futurs adversaires, tandis que l’un des capryniers s’élançait à toute vitesse en direction du sud-ouest, suivi par la charrette. Il devait éviter de les affronter tous ensemble. Il patienta quelques secondes, assez de temps pour que le messager disparaisse à l’horizon, et se mit à avancer doucement. Au premier pas, le général cria.

« N’avancez plus ! Pour vous être rendu coupable du crime d’homicide volontaire sur un soldat du Royaume de Matia, vous devez comparaître devant la justice royale. Comme le veut notre loi, vous aurez le droit de vous défendre durant votre jugement. Maintenant, coopérez, ou nous serons dans l’obligation de vous appréhender par la force. »

Pü leva les mains pour feindre la soumission et continua d’avancer. Il savait que les Matis ne seraient pas dupes, mais il devait gagner quelques mètres. Actuellement, la plus grande menace était le mitrailleur. Il devait l’éliminer en premier. Pour autant, il ne devait pas sous-estimer le haut gradé. En temps normal, il aurait eu à faire à un simple chef d’escouade, et non pas à un militaire expérimenté.

« Je ne me répéterai pas, plus un geste ! » cria à nouveau le général.

Le Zoraï ne réussirait probablement pas à faire un pas de plus avant que le général ne sonne l’assaut. Il passa sa main droite dans son dos et la posa sur le petit bouclier rond qui y était accroché. Il n’avait pas droit à l’erreur. S’il se manquait maintenant, la suite serait beaucoup plus incertaine. Il ferma à nouveau les yeux et laissa pleinement ses sens s’ouvrir au monde. La direction et la force du vent, l’humidité de l’air : importants paramètres à prendre en compte pour réaliser le lancer parfait. Rouvrant les paupières, il posa son regard sur le tireur. S’il était trop loin pour en être certain, la position de ses bras indiquait qu’il était prêt à faire feu. Pü inspira un grand coup et se mit en action. Plus rapide que jamais, il décrocha son bouclier et banda ses bras en arrière comme une corde. Il lui fallut moins d’une seconde pour valider sa trajectoire et propulser sa rondache. Le projectile vola vers la gauche du sentier, donnant l’illusion d’un lancer manqué. Pü profita de l’incompréhension générale pour foncer dans l’autre direction. Comme prévu, le mitrailleur reçut l’ordre d’intervenir et enclencha son arme. Les deux pieds fermement plantés dans l’écorce, il se mit à tirer à feu nourri en direction du Zoraï. Mais, vu son recul, l’arme était malaisée à diriger, ce qui laissait à Pü quelques secondes avant que les impacts ne fassent mouche. L’enfant se déhanchait et sautillait habilement, s'efforçant de compliquer la tâche du mitrailleur, dont les tirs se faisaient de plus en plus précis. À ce moment-là, les Matis crurent probablement qu’ils allaient l’emporter. C’était compter sans la courbure impromptue que prit la trajectoire du bouclier. Frôlant les arbres qui marquaient le bord de la route, la rondache dévia en direction du tireur qui était maintenant positionné dos à elle. Personne ne remarqua la manigance, hormis le général qui, plus avisé que le reste de son escouade, aperçut le projectile mortel alors qu’il s’apprêtait à percuter l’arrière du crâne du mitrailleur. Il hurla quelque chose et sauta de son capryni. Se relevant en vitesse, il fonça vers le soldat. En réponse au cri de son supérieur, celui-ci venait de se retourner vers la menace volante. Ne le voyant pas réagir, le général tenta de le plaquer, mais ne réussit qu'à le bousculer. Le bouclier fendit profondément le visage du Matis hébété qui virevolta et s’écroula lourdement sur le sol.

… Les deux pieds fermement plantés…

Pü cessa ses gesticulations et reprit son souffle. Si le mitrailleur n’était certainement pas mort, il semblait être évanoui, et ne représentait donc plus une menace pour le moment. Alors que le général s'attardait au chevet du malheureux, le jeune Zoraï crut à tort qu’il aurait le temps de réfléchir à son prochain mouvement. Mais les deux capryniers ne l’entendaient pas de cette oreille, et s’incitèrent mutuellement à passer à l’attaque.

« Général, restez avec Sivaldo, nous nous occupons du primitif masqué ! cria le premier.

— Oui général ! Jusqu’alors, ses techniques de lâche ont fonctionné uniquement parce que nous n’y étions pas préparés, renchérit le second. Laissez-nous venger la mort de Tinailli ! Nous vous promettons de lui faire honneur ! »

Le général eut beau protester, les deux soldats s’élancèrent à pleine vitesse en direction du Zoraï, qui ne semblait pas s’en inquiéter. Les dernières dizaines de mètres qui les séparaient furent englouties en quelques secondes. Mais se souvenant de la mort de leur première camarade, les Matis ne firent pas l’erreur de charger le jeune guerrier. Ils s’arrêtèrent avant d’arriver à son niveau, sautèrent de leur monture et s’avancèrent pour le prendre en tenaille. Au vu de leur comportement respectif, les deux Matis devaient être des soldats inexpérimentés. Aveuglés par la haine et le désir de vengeance, ils ne savaient pas encore qu’ils venaient de se jeter dans la gueule du gingo. Au loin, le général venait à peine d’atteindre son capryni pour rejoindre en urgence les deux imprudents. Seul contre deux, le jeune guerrier avait toutes ses chances. Il fallait donc qu’il en termine au plus vite avant que le seul militaire réellement expérimenté de l’escouade ne les rejoigne. Le Matis qui s’était positionné dans son dos tenait à deux mains une lourde épée d’ambre joliment ornementée, alors que celui qui lui faisait face était armé d’une longue pique couronnée d’ambre tressé. Pü aurait aimé lire sur son visage, mais l’imposant casque cornu qu’il portait l’en empêchait. Rapidement, les Matis se rapprochèrent. En toute logique, le soldat situé face à lui lancerait le premier assaut, laissant ainsi l’opportunité à celui positionné dans son dos d’utiliser un angle mort pour attaquer. C’est exactement ce qui se passa. Le piquier cria et perfora l’air d’un geste précis, espérant empaler le Zoraï d’un seul coup. Sans même bouger ses pieds, Pü envoya sa main droite au contact de la pique tout en pivotant et décalant son bassin du côté opposé. La protection de son avant-bras érafla bruyamment les multiples pointes aiguisées. Retournant brusquement son poignet, il attrapa le long manche de l’arme. Au lieu de repousser l’offensive, il encouragea le mouvement, et se servit de l’élan du Matis pour le déstabiliser tout en préservant l’impulsion de son assaut. Déviant légèrement la direction de l’attaque, et toujours sans décoller les pieds du sol, il courba son dos en arrière, et esquiva le coup horizontal que l’épéiste tenta de lui asséner. Il n’eut alors qu’à faire en sorte que la pique conserve sa vélocité pour que ses pointes mortelles transpercent la cuisse gauche du malheureux à l’épée, qui s’écroula sous le choc en hurlant. Emporté par le mouvement non contrôlé de son arme, l’assaillant manqua de tomber sur le blessé. Pü saisit l’opportunité et l’y aida. Dégainant sa dague de sa main libre alors que l’autre lâchait la pique fermement enfoncée dans la chair de son camarade, il fit un pas en arrière pour reprendre son équilibre et enfonça d’un coup précis sa lame dans la jointure cervicale du casque du piquier. Une longue gerbe de sang gicla lorsqu’il retira sa dague de la carotide de son adversaire. Comme il s’y attendait, le soldat paniqua et retira son casque en vitesse pour comprimer et soigner sa gorge à l’aide des pouvoirs de la Sève, et avant que son cerveau ne cesse d’être irrigué en sang. Ne lui laissant pas le temps d’agir, Pü attrapa la chevelure brune du Matis et lui asséna plusieurs violents coups de dague dans la gorge. Lorsque la tête du soldat se sépara finalement du reste de son corps, le décapité s’effondra sur la pique qui s’enfonça encore plus profondément dans la plaie sanguinolente de l’homin cloué au sol. Pü jeta un coup d’œil en arrière : le général serait bientôt là. Il rangea la dague maculée de sang, laissa tomber la tête de sa victime, et s’approcha du soldat gravement blessé qui, désormais coincé sous la lourde armure encore palpitante de son camarade, n’était plus capable d’extraire la pique pour soigner magiquement sa jambe. L’homin ôta son casque et se mit à gémir. Il devait avoir l’âge de Niï, soit environ dix ans de plus que Pü.

« Pitié, ne me tuez pas ! »

Pü avait sincèrement pitié. Il détestait tuer. Et particulièrement quand ses adversaires n’y étaient pas préparés. Mais il n’avait plus le choix. Il y était presque, il ne pouvait pas tout abandonner maintenant. Le jeune Zoraï fit à nouveau le vide dans sa tête et ignora la plainte du Matis. Il se rapprocha de lui, posa délicatement son pied gauche sur son cou, et lui broya d’un coup de talon. Ramassant l’épée du malheureux désormais paralysé, il lui planta dans la gorge, empêchant ainsi toute régénération. Un. Il ne lui manquait plus qu’un. Si le mitrailleur évanoui suffisait, l’homin qui lui faisait face dorénavant ne le laisserait sûrement pas approcher le blessé sans combattre. Le général, qui avait en effet enfourché sa monture pour combler la distance qui se séparait du Zoraï, avant de la quitter une seconde fois, se dirigeait désormais vers le guerrier d’un pas décidé. Arrivé à quelques mètres de lui, il ôta son casque. Pour la première fois depuis longtemps, Pü eut un mouvement de recul. Durant un instant, l’enfant crut voir le masque de son père. Le Matis était dans la force de l’âge, comme l’indiquaient les quelques rides qui venaient troubler l’harmonie des traits de son visage et le faible éclat de sa longue chevelure d’ébène. Mais par-dessus tout, c’est l’assurance et l’intensité de son regard qui lui rappelèrent son père. Ces yeux bleus perçants étaient ceux d’un homin déterminé, prêt à tout donner pour accomplir sa volonté. Pü recula d’un pas.

« Il n’est pas nécessaire que nous combattions, dit-il d’une voix troublée. J’ai accompli ma mission. Laissez-moi le mitrailleur et rentrez chez vous. S’il vous plaît, suivez mon conseil, et rejoignez votre famille. »

Le général posa son casque à ses pieds et dégaina une longue et large épée finement décorée. Il lui jeta un regard glacial.

« Je ne vais pas pouvoir accéder à votre requête, mon garçon. Vous venez à vous seul de tuer trois de mes soldats. Le Karan Domini, Roi et Grand Prêtre du Royaume de Matia, doit savoir pourquoi la Théocratie Zoraï forme des enfants-soldats à des missions d’assassinat.

— Je vous le redis : ma tribu et moi ne dépendons pas de la Théocratie Zoraï. Je vous en prie, éloignez-vous ! » répliqua Pü en reculant une seconde fois.

Le Matis s’avança d’un pas déterminé.

« Vous a-t-on forcé à tuer ? S’il est normal qu’un garçon de votre âge apprenne à combattre, il ne devrait pas avoir à faire couler le sang si jeune. Et sûrement pas dans ces conditions. Un garçon de votre âge passe du temps avec ses amis, ses frères, ses sœurs, son père et sa mère. »

À l’écoute des paroles du militaire, et à l’évocation de ses proches, le jeune Zoraï fut pris d’un coup de sang.

« Ne parlez pas de ma famille ! Fuyez, tant qu’il en est encore temps ! »

Un sourire froid s’afficha alors sur le visage du général.

« Il semble que j’aie touché la corde sensible. Seraient-ce vos parents qui vous ont envoyé si loin de la Jungle pour commettre ces meurtres ? Une mère est censée enseigner l’amour à ses enfants, non la mort ! »

Une violente céphalée transperça le crâne de l’enfant.

« Je vous interdis de parler de ma mère ! »

… Je vous interdis de parler…

À son départ, elle avait pleuré. Et si elle l’avait exhorté de ne pas tuer pour assouvir son propre plaisir, elle lui avait malgré tout demandé de le faire pour Ma-Duk. Pü aimait sincèrement Ma-Duk, autant qu’il détestait Jena. Les Kamis protégeaient Atys, quand la Karavan la détruisait en pillant ses ressources. Mais ne pouvait-on prouver son amour à Ma-Duk autrement qu’en répandant le sang ? Par ses propos, et son statut de Grande Prêtresse, sa mère approuvait les coutumes barbares de leurs ancêtres. Pire, elle les transmettait avec ferveur. Mais lui, qui buvait il y a encore quelques mois chacune des paroles de sa mère, les vomissait désormais. Combien de temps encore réussirait-il à feindre son attachement aux valeurs de sa tribu ? Et si, averti de cette dernière pensée, Ma-Duk considérait déjà qu’il ne lui était plus fidèle, pourrait-il jamais devenir l’Ombre du Masque Noir ? Son père l’exécuterait-il lorsque Grand-Mère Bä-Bä lui apprendrait la nouvelle ? Son frère et sa mère le laisseraient-il faire ? Pü atteignait ses limites, son cerveau était en ébullition. Sentant le Zoraï flancher, le Matis le poussa à bout.

« Ainsi l’Herena avait donc raison : vous n’êtes que des animaux ! Les homins de votre peuple engrossent leurs homines et les transforment en mères pondeuses, juste bonnes à produire des enfants-soldats qui seront sacrifiés sur l’autel de vos croyances haineuses ! »

Sur ces mots, Pü dégaina sa dague et son épée courte et s’élança vers le Matis en hurlant. Il lui avait laissé l’opportunité de fuir, et celui-ci ne l’avait pas saisie. S’il désirait mourir, alors Pü l’y aiderait, aussi simplement qu’il l’avait fait pour ses soldats. Cela ne prendrait que quelques secondes. Tout serait terminé, bientôt. Il n’aurait plus à supporter cette douleur. C’est en tout cas ce qu’il imagina sous le coup de la fureur. L’épée du général s’illumina et le jeune guerrier fut saisi aux chevilles avant même de comprendre la manœuvre du militaire. L’expérience du Matis avait parlé, et l’orgueil du Zoraï allait lui coûter cher. Il avait sous-estimé son adversaire et s’était précipité aveuglément, sans anticiper l’utilisation d’un enchantement magique d’entrave. Des racines avaient jailli de l’écorce et l’empêchaient totalement de bouger. Étant donné l’élan de sa course, Pü avait manqué trébucher en avant, et ce n’était que de justesse qu’il avait réussi à se maintenir debout. Pris de panique, il tenta de s’extraire du piège magique en tailladant à l’aide de ses armes les ramifications qui montaient maintenant le long de ses mollets, oubliant par là même le lanceur du sortilège. Soudainement, alors que toute son attention était portée sur ses jambes, le ciel s’assombrit. Son sang se glaça lorsqu’il leva la tête par réflexe. Au-dessus de lui, l’imposante armure du Matis masquait la lumière de l’astre du jour : il avait profité de l’affolement du Zoraï pour arriver au corps-à-corps. Le contre-jour accentuait son regard féroce, qui pétrifia Pü de toute part. Le général leva sa grande épée en position plongeante. Son armure blanche s’illumina lorsque la lumière filtra suite au changement de posture, et Pü dut détourner les yeux pour ne pas être aveuglé.

« Laissez-vous faire ! dit le Matis d’un air grave. Le coup que je vais vous porter va vous infliger une blessure critique. Si vous bougez, il risque de vous être fatal. Je vous maintiendrai en vie jusqu’à ce que les renforts arrivent. Nous vous conduirons ensuite à Matia ! »

Si le général semblait confiant en sa capacité de l’amener vivant auprès du roi des Matis, Pü préférait mourir mille fois plutôt que de devenir captif des suppôts de la Karavan. Il essaya à nouveau de se débattre, mais les racines enserraient maintenant sa taille et commençaient à remonter sur son ventre. Voilà, c’était ainsi que s’achevait sa courte vie. Finalement, Grand-Mère Bä-Bä avait eu tort. Lui qui avait grandi avec l’idée de devenir l’Ombre du Masque Noir et de périr parmi les siens en protégeant son frère, allait mourir seul et loin de chez lui, avec pour dernière vision l’éblouissante empreinte astrale de Jena. Quelle ironie. Alors que le Zoraï avait tourné son masque sur la gauche pour ne pas avoir à supporter plus longtemps le reflet moqueur de la cuirasse, il aperçut une étrange source lumineuse au-delà de la lisière de la route, sous l’ombre des grands arbres sylvestres. En se concentrant, il put discerner nettement deux sphères de taille identique. Elles étaient d’une blancheur éclatante et luisaient d’autant plus vivement qu’elles étaient environnées d’obscurité. Non, ce n’était pas seulement l’obscurité… Pü distingua une petite silhouette noire parmi les ombres. Son sang se glaça de nouveau. Ce n’étaient pas des sphères, c’étaient des yeux. Ceux du Kami Noir qui lui était apparu deux fois jusqu’alors. Il était là. Ma-Duk le regardait.

Non, il ne pouvait abandonner. Il était un Guerrier Noir de Ma-Duk, forgé par les meilleurs combattants de la Jungle et béni des Kamis. Tant qu’il pourrait se battre, il n’abandonnerait pas. Revigoré, son corps réagit d’instinct lorsque le général abattit son arme sur lui pour lui transpercer la clavicule gauche. Il envoya son bras droit au contact de la lame massive pour se protéger, et si son épée courte ne réussit pas à bloquer le coup, elle permit néanmoins de dévier l’attaque, au prix d’une partie de sa main, qui vola en éclats. L’état d’extrême tension dans lequel se trouvait le jeune guerrier eut pour effet positif de lui faire totalement ignorer la douleur. L’épée l’érafla et se planta lourdement dans le sol. Profitant de la seconde de répit qu’il lui était offerte, Pü lâcha la dague qu’il tenait dans sa main gauche et manipula la Sève alentour pour incanter à deux mains un sortilège. Sa paire d’amplificateurs de magie étant accrochée à sa ceinture désormais enchevêtrée avec les racines, il ne put s’en équiper. Mais pour ce qu’il comptait faire, un sortilège brut devrait suffire. Alors il n’hésita pas, et enflamma son corps pour s’évader de sa prison de bois. Il réussit à se dégager des racines partiellement consumées au moment où le général arrachait son épée du sol. Alors qu’il lançait son second assaut, Pü réussit à l’éviter de justesse grâce à une roulade. Le Matis enchaîna avec une série de frappes d’estoc et de taille, que le jeune guerrier esquiva à l’aide de diverses acrobaties. Désarmé, il n’était pas en mesure de parer les attaques. S’il était bien plus habile que le général encombré de sa lourde armure, celui-ci semblait bien plus endurant, et n’avait pas encore subi de blessures. Plus inquiétant encore, ses coups se faisaient de plus en plus précis. Pour la première fois de sa vie, Pü combattait un maître d’armes dans un combat à mort. L’expérience du Matis parlait, et il ne lui fallut que peu de temps pour commencer d’anticiper les mouvements du jeune guerrier.

… il n’hésita pas…

Les secondes défilaient et Pü s’essoufflait à vue d’œil. À plusieurs reprises, le soldat réussit à le frôler, entaillant son corps d’enfant de la pointe de son épée. Pü faisait régulièrement appel aux pouvoirs de la Sève pour panser ses blessures et régénérer partiellement son endurance, mais, à ce rythme, il atteindrait bientôt ses limites. S’il aurait aimé pouvoir passer dans le dos du Matis pour tenter de lui briser la nuque, comme il savait si bien le faire, celui-ci ne lui laissait aucun répit. Sans arme, il n’avait aucun moyen de s’extraire de cette situation perdue d’avance. Alors qu’il cherchait une échappatoire, il aperçut une dague pendant à la taille du soldat, cachée derrière le drap d’apparat ornant sa ceinture. Comment avait-il pu ne pas la voir avant ? Pü se maudit et imagina un plan d’action, entre deux roulades et trois contorsions. Il allait jouer le tout pour le tout. À bout de souffle, le Zoraï attendait le moment idéal pour agir. Soudainement, lui qui ne faisait jusqu’alors que reculer face aux assauts du Matis, profita d’une large frappe de taille pour effectuer une roulade avant et passer sous la lame tranchante. Son mouvement tout juste terminé, il poussa aussi fort qu’il put sur ses jambes, et bondit sur le flanc gauche du soldat. Si le Matis fut décontenancé par la direction de l’esquive, il réagit très vite et rendit un violent coup de pied latéral au jeune guerrier. Le corps de l’enfant craqua sous la lourde botte du soldat et alla s’écraser plus loin sur le sol. Pü se releva péniblement sur un genou et cracha le sang. Son adversaire venait de lui briser plusieurs côtes. Mais derrière son masque, le jeune guerrier souriait : sa main valide était désormais armée. Bien que différente des dagues qu’il avait coutume de manier, celle du Matis ferait parfaitement l’affaire. Le jeune homin inspira un grand coup et leva son masque vers le général. Celui-ci s’était retourné et s’apprêtait à réaliser une percée avec son épée pour retourner au corps-à-corps.

« Abandonnez mon garçon ! » dit-il en chargeant.

À nouveau, Pü n’aurait qu’une seule chance. Et jusqu’alors, la chance lui avait souvent souri. Finalement, peut-être que le Kami Noir veillait réellement sur lui. Alors que le soldat se précipitait dans sa direction, l’épée dirigée vers l’avant, Pü attendit le bon moment et jeta sa dague en l’air, loin au-dessus de lui. Aussitôt fait, il infusa tout ce qu’il put de Sève dans ses jambes et fit gonfler ses cuisses comme jamais. Puisant à la limite de ce qu’il pouvait endurer, il souleva un nuage de sciure et bondit dans les airs d’un saut surhomin.

Totalement surpris par la nature de l’attaque et partiellement aveuglé par le brouillard de débris, le Matis crut à tort que le Zoraï tentait simplement de s’enfuir. Il comprit trop tard la réalité de la situation lorsque qu’il sentit son épée s’alourdir brusquement sur l’avant. Pü venait d’atterrir sur le plat de la lame et s’élançait tel un funambule en direction de son porteur. Déjà fort déséquilibré, le Matis tenta en vain de se redresser au moment où Pü prit à nouveau appui sur l’arme pour voltiger. Le jeune guerrier atterrit cette fois-ci sur ses épaules, et se propulsa une dernière fois en direction du ciel, obligeant par la force de ses jambes le Matis à poser un genou au sol. Pü devait se situer à environ quatre mètres du sol, et survolait le nuage de poussière qui commençait à se dissiper. Il n’eut qu’à tendre son bras valide pour attraper la dague qu’il avait précisément jetée quelques secondes auparavant. Écartant les jambes et regardant vers le sol, alors que la gravité commençait à faire effet, il posa ses yeux sur le visage du général. Celui-ci avait perdu son regard terrifiant et ouvrait grand les paupières. Pü y lut de l’admiration. L’enfant effectua à nouveau un lancer parfait et la dague alla se planter droit dans le crâne du Matis.

Toujours en l’air, le Zoraï se préparait à se réceptionner correctement, mais ses côtes cassées l’en empêchèrent. Il s’effondra lourdement sur le flanc opposé, non loin du corps du général figé sur les genoux dans une étrange position. Sa tête pendait en arrière, dirigée vers l’astre du jour et sa longue chevelure d’ébène se soulevait légèrement au gré du vent. Pü s’allongea sur le dos et écarta les bras. Terminé. Son calvaire était terminé. Il avait gagné.

Bélénor Nébius, narrateurCheng Lai'SuKi, illustratrice


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