Chapitre I·VIII - Mensonges

De EncyclopAtys

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I·VIII - Mensonges

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An 2481 de Jena
Le kinkoo faisait les cent pas. La cavité dans laquelle il avait établi son quartier général, située à plusieurs centaines de mètres sous la Coquille, avait la capacité de contenir des dizaines de Kitins de son gabarit. Pourtant, ses séides étaient tous recroquevillés contre les parois de la caverne, craignant pour leur vie. Trop longue, l’attente était trop longue. Tout commença lorsque les kipestas, envoyés en éclaireurs explorer la future zone de débarquement, tombèrent sur un petit nid de primates. Le kinkoo n’avait pas choisi cette souche brisée au hasard. Les racines désarticulées de l’énorme ossature de bois rendaient en effet la Coquille friable. Bien que le rapport des éclaireurs lui ait décrit ces Ambigus comme particulièrement habiles et coriaces, le général kitin ne voulut pas changer ses plans pour autant. Décidant plutôt de frapper un grand coup, il lança un essaim conséquent de kinchers, des Kitins agressifs pondus en grand nombre, qu’on envoyait souvent en reconnaissance en début de bataille. Et depuis, plus rien. Aucune nouvelle de ses troupes.

Alors, le kinkoo faisait les cent pas, n’hésitant pas à violenter au passage ses malheureux sbires. Il ne comprenait pas. La zone de la Matrice qu’on lui avait assignée était en principe peu peuplée. Ce n’était pas son choix, c’était un ordre. Lui aurait souhaité prendre d'assaut le nid principal de la région, mais cette tâche glorieuse avait été attribuée à un kinkoo dévoué au seigneur kizarak le plus ancien et puissant. Un prétendant au trône. Il s’était pourtant rêvé maintes fois remportant la guerre, recevant les honneurs de son seigneur, le cadavre du chef ennemi entre ses pattes. Ou mieux encore, la reconnaissance de la Reine en personne. Mais non. Il avait été assigné à un lopin vide et calme… Enfin, c’est ce qu’il croyait, avant de perdre contact avec ses troupes. Il se voyait déjà avec horreur rentrer à la kitinière vaincu, brisé par son incapacité à mener à bien une mission que ses maîtres imaginaient triviale. Non, il se donnerait la mort avant. Un tel déshonneur était inconcevable.

Le kinkoo faisait toujours les cent pas. Depuis combien de temps attendait-il ? Il n’en savait rien. Il ne savait plus. Son ganglion cérébroïde, encore entravé seulement quelques cycles auparavant, ne pouvait pas déjà supporter une telle charge émotive. Après une vie entière diluée dans la conscience collective, son esprit naissant était encore fragile et instable. Il sentait des influx électriques erratiques parcourir sa chaîne nerveuse ventrale, impactant le mouvement de ses pattes et certaines fonctions régulatrices de son organisme. C’était cela, l’individualité. Ce cadeau empoisonné, qu’il chérissait autant qu’il le maudissait. Il tenta de se calmer, mais cela ne fit qu'empirer son état, et ses sens commencèrent à se brouiller. Pour la première fois de son existence, il expérimentait la panique. Il perdait pied. C’est alors qu’il sentit au loin le signal chimique qu’il attendait éperdument. Un éclaireur approchait.

Trop nerveux pour attendre sur place, le général s’avança vers l’ouverture de la petite galerie par laquelle le kipesta arrivait. Il ressentit bientôt les vibrations des ailes du Kitin volant, lequel entra dans la cavité quelques secondes plus tard. Conscient de la gravité de la nouvelle qu’il apportait, il se laissa misérablement tomber au sol et rampa en direction de son destinataire. Le kipesta espérait, par l’étalage de son extrême soumission, échapper à l’imminente et mortelle colère de son maître. Désormais immobile, il offrait au général son dos, et le message olfactif qui l’imprégnait. L’éclaireur avait pris soin d’y décrire précisément la défaite du bataillon de kinchers et savait quelle réaction aurait son maître en le décodant. Parmi les Kitins inférieurs, les kipestas étaient de loin les plus intelligents. Leur proto-esprit les dotait d’une autonomie leur permettant de s’adapter vite en territoire inconnu et d’une capacité particulière à formuler des messages complexes à destination de leurs supérieurs, mêlant phéromones et variations de fréquence de battement d'ailes. Le kinkoo s'abaissa vers son sbire dont il racla sur-le-champ et sans ménagement la cuirasse pour y collecter le mucus riche d’information.

Le kipesta tressaillit, et en un instant, le quartier général fut submergé d’effluves de rage. Plusieurs Kitins alentours moururent sur le coup, terrassés par l’intensité de la charge olfactive, tandis que d'autres se figèrent sur place. Quelques-uns, même, prirent la fuite, affolés au point d’oublier qu'elle signait leur arrêt de mort. Furieux comme il n’avait jamais imaginé pouvoir l’être, le kinkoo balaya le kipesta d’un coup de patte. L’éclaireur fut propulsé à l’autre bout de la caverne et s'écrasa contre la carapace d’un kinrey. La tétanie s’ajoutant à la corpulence, le soldat royal ne broncha pas sous le choc, alors que le malheureux messager s'effondrait sur le sol. Il venait de se briser une aile, mais sa vie était sauve.

Le chef de guerre fulminait, son corps tremblait. Il y avait pire que la défaite, il y avait l’humiliation. Son bataillon s’était fait anéantir, et presque aucun Ambigu n’avait été tué. Comment cela se pouvait-il ? Oui, ces primates maîtrisaient une forme de pouvoir rappelant celui des Primessences. Oui, leurs membres interchangeables évoquaient ceux des Stériles. Mais la puissance de ces entités mythiques était réputée sans commune mesure avec celles de ces frêles créatures à la chair molle. Lui avait-on menti ? Non, comparer les puissances respectives n’était pas pertinent. Ce n’était pas leur force individuelle que le kinkoo avait sous-estimée chez les petits bipèdes, mais celle du groupe. D’après les données recueillies sur le kipesta, les primates avaient comme pressenti la nature de l’attaque de Kitins et établi en conséquence une stratégie défensive pour la contrer. Appliquée avec un haut degré de coordination, elle leur avait permis de repousser les vagues successives de kinchers que le kinkoo avait naïvement envoyées.

Étrangement, ce rapport n’était en rien semblable à nul des précédents, où l’espèce était constamment décrite comme particulièrement désorganisée et individualiste. Les seigneurs kizaraks s’étaient-ils trompés, ou, pire, avaient-ils été dupés par l’ennemi ? Ce nid était-il simplement composé d’individus particulièrement éveillés, ou existait-il une entité directrice, semblable à une Reine Kitin, contrôlant l’espèce dans l’ombre ? Quelle que soit la réponse à ces questions, ces créatures représentaient un danger pour les projets de la Nuée Ardente, et pour le kinkoo, cela impliquait une seule chose : il devait se rendre sur place pour éradiquer la menace, et faire part de ce qu’il découvrirait à ses supérieurs. Une nouvelle vague d’effluves envahit l’espace, et ses sbires, jusqu’alors paralysés, s'activèrent en toute hâte, suivant les nouvelles consignes olfactives de leur maître. Oui, il avait fait l’erreur de sous-estimer ces chétives créatures. Mais qu’en était-il d’elles ? Après cette victoire éclatante, s’estimaient-elles à l’abri de toute défaite ? Considéraient-elles les Kitins comme des êtres stupides ? Le kinkoo l’espérait. Car plus leur stupeur serait grande, plus leur débâcle serait totale. Il comptait se venger, les humilier. Laver l’affront qu’il avait subi avec leur sang, voilà ce qu’il désirait.

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Quelques heures s’étaient écoulées depuis la fin de l'assaut. La nuit serait bientôt tombée. Malgré sa dimension, le monstrueux essaim avait été entièrement contenu et anéanti. Pourtant, la victoire n’était pas parfaite. L'immense souche qui assurait d’ordinaire la protection au village avait été profondément meurtrie et trente-trois de ses habitants étaient morts suite aux nombreux effondrements qu’elle avait subis. C’étaient des bambins et des anciens, trop faibles pour fuir à temps, alors que ceux chargés de veiller sur eux étaient trop occupés plus bas à repousser le gros des envahisseurs. Sur la Place du Cérémonial, des soldats gorgés de magie salvatrice, aucun n’avait péri. Telle était la triste ironie de la guerre. Si les nombreuses carcasses des monstres avaient pour la plupart été incinérées, certaines furent préservées pour étude. Et alors que les corps des défunts étaient en train d’être préparés pour la cérémonie funéraire, un petit groupe de soldats expérimentés fut envoyé en mission de reconnaissance dans la brèche par laquelle les créatures avaient pénétré la souche.

Pü eut le soulagement d’apprendre que sa mère, assignée à la protection de Grand-Mère Bä-Bä, n’avait eu aucun mal à se débarrasser des quelques créatures qui avaient réussi à les approcher. Pour autant, il n’avait pas encore eu l’occasion de la revoir, tant il y avait à faire dans le champ de ruines qu’était devenu le village. Et c’est alors qu'il s'occupait, comme bien d’autres, à réduire en cendres un amas de restes chitineux, qu’il fut interpellé par Niï :

« Pü ! Ne trouves-tu pas que Pia et ses éclaireurs mettent du temps à revenir ? Ils devraient déjà être rentrés depuis un moment. J’étais avec père à l'instant… Il commence à être anxieux. »

Le jeune Zoraï jeta un coup d’œil en direction de la Place du Cérémonial, située en contrebas, où son père était en train discuter avec son oncle Ke’val devant la brèche désormais dégagée. À moitié concentré, il répondit sur un ton monocorde.

« Ces monstres sentent horriblement fort. Si d’autres étaient en route, nous en serions déjà avertis, non ? Nos guerriers devraient bientôt rentrer, ne t’en fais pas. »

C’était une réponse logique. Enfin… la première qui lui vint à l’esprit, plutôt. Car, en vérité, il n’avait pas prêté grande attention à la question qui manifestait l’inquiétude de son frère. Il pensait à autre chose. Il pensait à leur mère. On avait beau lui avoir affirmé qu’elle allait bien, il aurait voulu s’en assurer par lui-même. Parfois, il levait les yeux vers les niveaux supérieurs de la souche, espérant apercevoir Looï parmi les villageois affairés à effacer les stigmates de la bataille. Mais sans succès : à aucun moment il ne vit passer la silhouette qu’il connaissait par cœur.

« J’espère que tu as raison. En tout cas, père te demande », répondit son frère.

Pü retira sa paire d'amplificateurs magiques, souffla un grand coup pour la débarrasser de la pellicule de cendres qui s’y était déposée et l'attacha à sa ceinture. Il se dirigea avec son frère vers la Place du Cérémonial et sauta dans la fosse. La voir ainsi privée de son totem ancestral, désormais brisé, ne le laissait pas indifférent. Sang Fu-Tao, son père, se tourna vers eux :

« Ke’val et moi-même nous inquiétons pour l’escouade que nous avons envoyée en reconnaissance dans la galerie. Cela fait bien longtemps qu’elle devrait être de retour. Les consignes étaient très claires et Pia n’a pas pour habitude d’y désobéir. »

D’autres guerriers et guerrières se rassemblèrent autour des quatre Zoraïs.

« Mais père, à envoyer d’autres soldats par-delà la brèche, ne risquons-nous pas de reproduire la même chose ? » objecta Niï.

Le Masque Noir acquiesça sévèrement.

« C’est pour cela que nous allons former une chaîne afin d’aller à leur recherche en minimisant les risques. »

Le Masque Noir détailla la stratégie à ses soldats. Et alors qu’il allait terminer son exposé, un bruit résonna dans la galerie. En une fraction de seconde, les Zoraïs dégainèrent leurs armes et se mirent en position, prêts à intervenir. Un silence de mort envahit la fosse. Les soldats concentrèrent tous leurs sens sur la faille obscure d’où les monstres avaient surgi une première fois, et où ils espéraient maintenant voir leurs camarades réapparaître. Pü déglutit. Il n’entendait rien, ne voyait rien et ne sentait rien.

« C’est vrai ça, je ne sens rien », pensa-t-il.

Cette réflexion, pourtant banale, résonna intensément dans son esprit. Comme il l’avait tout à l’heure rappelé à son frère, ces créatures exhalaient une odeur pestilentielle. C’était principalement grâce à cela que leur assaut avait pu être si magistralement contré. Leur puanteur avait trahi leur approche et permis à la tribu de préparer une défense d’envergure. Il ne sentait rien, alors pourquoi paniquer ? Il ne savait pas, et pourtant, l'écho mental ne faiblit pas. Il y avait autre chose, tapi dans l’ombre. Une réponse insidieuse, prête à surgir à tout moment.

« Et si ces effluves avaient été émis volontairement ? »

À cette pensée, sa poitrine se souleva brusquement. Le temps se figea. La bouche sèche, le souffle coupé et les pupilles dilatées, il regardait fixement la brèche. Certains animaux étaient capables de produire à leur gré des exhalaisons odorantes, qui jouaient le rôle d’attracteur ou de répulsif. Oui, c’était ça. L’odeur de ces monstres n’était pas leur odeur primaire, ils la synthétisaient à leur guise. Plus terrible encore fut la réflexion qui suivit. Si ces monstres étaient là, à quelques mètres de lui, dissimulés dans la pénombre du tunnel, dépouillés de toute odeur, cela signifiait aussi qu’ils avaient volontairement décidé de changer de stratégie, et donc qu’ils n’étaient pas les créatures sans conscience qu’il les avait imaginées être. Leur bêtise suicidaire était feinte, elle n’était qu’un mensonge. Pü voulut crier quelque chose, mais son corps était comme pétrifié. Un projectile jaillit alors de la brèche, le sortant de sa torpeur. Il rebondit sur l’un des boucliers et s'écrasa mollement au sol. C’était la tête de Pia. Instantanément, plusieurs artilleurs armèrent leurs lance-grenades et pilonnèrent le tunnel. Mais il était déjà trop tard, Pü le savait. Désemparé, il leva la tête vers les hauteurs du village. Les derniers rayons astraux étaient en train de disparaître derrière le sommet de la souche, marquant le début de la nuit. Pourtant, le ciel semblait plus noir que d’habitude. Noir et mouvant. Grouillant. Pleins de pattes et de pointes. C’était une diversion. Cette fois-ci, il réussit à hurler :

« En haut ! Ils sont en haut ! »

Les guerriers levèrent à leur tour les yeux et le Masque Noir réagit sans attendre.

« Soldats, dispersez-vous, par paire ! Tout se joue ce soir ! Alors faites rugir vos armes, soyez au sommet de votre art ! Donnez tout ! Votre âme, votre cœur ! Pour Ma-Duk ! »

Pü, accolé à son frère, s’apprêtait à filer au sommet du village, rejoindre et protéger sa mère, alors que des créatures noires commençaient de dévaler les pans inclinés de la souche. Mais son père les arrêta. Ke’val, son Ombre, était resté près de lui, face à la brèche.

« Restez ici mes fils ! Nous avons besoin de vous ici ! »

Tandis que les soldats se dispersaient, une immense créature était en train d’émerger de l’obscurité. Si son aspect général rappelait en plusieurs points les créatures de la première vague, beaucoup d’autres l’en différenciaient. Mesurant environ cinq mètres, elle était dans l’ensemble nettement plus imposante. Ses pattes, bien plus épaisses et vigoureuses, semblaient aussi bien plus dangereuses et mortelles. En lieu et place des crochets, deux énormes tuyères, suintantes d’un liquide organique et fumant, couronnaient la tête du monstre. Son abdomen, pour elle dépourvu de dard, n’était pas arqué sous les pattes, mais se dressait fièrement à l’arrière du thorax. Sa cuirasse, d’un noir de jais, était par endroit colorée de jaune. Lui dessinant une paire d’yeux sinistres au niveau de l’abdomen et du crâne gonflé, les pigments formaient des motifs évoquant ceux, destinés à éloigner les prédateurs, qu’on peut trouver sur les ailes de certains papillons. Si les insectes géants qu’ils avaient vaincus quelques heures plus tôt étaient des soldats de rang inférieur, cette créature semblait être soldat d’élite. Les quatre Zoraïs reculèrent prudemment, sans la lâcher du regard, tandis que le fracas de premiers affrontements se faisait entendre au loin. À peine fut-elle sortie des ténèbres qu’une créature en tout point identique lui emboîta le pas. Pü déglutit. À combien de ces horreurs allaient-ils devoir faire face ? Il eut sa réponse quand un troisième et dernier monstre s'extirpa péniblement de la brèche. Lorsqu’il se rendit compte que ses pattes étaient plus imposantes encore que celles des deux premiers, il comprit pourquoi son père leur avait ordonné de rester. Mesurant le double de leur taille, le colosse de chitine était la version hypertrophiée des deux kinreys qui l’avaient précédé. Outre la différence de taille, sa carapace était peinte de couleurs rutilantes, allant du bleu à l’orange, et son dos était bardé de piques acérées. Positionné entre ses soldats à la cuirasse sombre, à une dizaine de mètres des homins, sa présence n’en était que plus écrasante.

« Sang, il est leur commandant, c’est certain » dit Ke’val sur un ton assuré.

Le crâne du kinkoo balaya l’air de gauche à droite, comme s’il regardait autour de lui. Pourtant, comme toutes les créatures insectoïdes qu’ils avaient rencontrées jusqu’alors, il ne semblait posséder aucun organe visuel. Rien hormis cette immense paire d’yeux jaunes factices, à la fois splendides et terrifiants. Lorsqu’il tourna finalement sa tête vers les quatre homins, Pü fut pris de nausée. L’air venait de se charger brusquement d’effluves odorants. Au-delà de leur intensité, c’était surtout leur subtile multiplicité qui chamboulait le système olfactif du jeune Zoraï. Car ce qu’il humait à l’instant ne ressemblait pas à un fatras d’odeurs sans queue ni tête. C’était plutôt une composition cohérente. Oui, la créature semblait distiller des fragrances choisies dans l’atmosphère, semblables aux notes d’une partition… Elle tentait de communiquer ! La nausée se transforma en vertige. Ils avaient eu faux, sur toute la ligne. Comme à son habitude, son père ne céda pas à la panique.

« Il essaye de communiquer, il est manifestement plus intelligent que toutes les autres créatures réunies, et de loin. Si nous l’éliminons, il y a de bonnes chances pour que son armée soit mise en déroute. Votre oncle et moi-même nous chargeons de lui. Vous, vous occuperez des deux soldats. Quoi qu’il advienne, je vous demande de rester ensemble. »

Pü posa son regard sur le masque de son père. Il y lut une détermination sans égale.

« Nous n’avons pas le droit à l’erreur, vous le savez. J’ai confiance en vous. Vous êtes mes fils, ma chair. Un jour, vous nous succéderez, à moi et à votre oncle. Mais ce jour n’est pas encore venu. Car aujourd’hui, Ma-Duk nous observe, Ma-Duk nous teste. Il veut s’assurer que nous sommes prêts pour la Guerre Sacrée ! Alors rendez-le fier, comme vous me rendez fier ! À mort ! »

En un éclair, son oncle inclina son bouclier vers l’arrière, alors qu’au même moment, Sang sautait à pieds joints dessus. Tenant fermement la plaque protectrice du bras gauche, Ke’val n'eut qu'à infuser de la Sève dans son bras droit pour démultiplier sa force, et à écraser sa main sur l’arrière du bouclier afin de propulser son frère en direction du titanesque insecte. Le kinkoo, qui ne s’attendait pas à ce que les homins l’attaquent alors qu’il tentait de communiquer, et surtout pas depuis les airs, ne réagit pas à temps. Lancé tel un projectile par son Ombre, le Masque Noir atteignit la créature au moment où celle-ci commençait à lever l’un de ses gigantesques membres acérés, prêt à frapper. Rapide, Sang profita de la prise ainsi offerte pour l’agripper et bondir sur son abdomen hérissé d’épines. Tandis qu’il dégainait son épée, Ke'val, demeuré au sol, commença d’incanter des sorts neutralisants et débilitants, dans l’espoir de contenir le colosse de chitine. Une nouvelle vague d’effluves, cette fois-ci bien plus acerbes, envahit alors l’espace : incapacité par les pouvoirs du magicien et incapable de se débarrasser du guerrier qui venait de frapper l'arrière de son crâne avec son arme, le monstrueux insecte exprimait sa colère.

Pü demeura figé quelques secondes. Le discours de son père ne laissait pas de le surprendre et occupait désormais toutes ses pensées. Était-il réellement fier de lui ? Depuis son retour d’exil, quelques années auparavant, Pü était en conflit public avec le Masque Noir. Alors pourquoi ce discours, pourquoi maintenant ? Était-il réellement fier de lui ? Comme lassé par les interminables questionnements intérieurs dont le Zoraï était coutumier, le ciel lui répondit par un grondement sourd. Enfin, Pü crut qu’il s’agissait du ciel. Levant la tête vers les hauteurs de la souche, son cœur se souleva d'allégresse, lorsqu’il comprit qu’il n’en était rien : de gigantesques éclairs incandescents étaient en train de balayer l’espace depuis la racine sur laquelle la hutte de Grand-Mère Bä-Bä était construite ; sa mère était, en cet instant, en train de démontrer en quoi elle était définitivement l’individu le plus puissant de la tribu. Il ne fallait que quelques secondes à ses arcs de lumière acérés pour réduire en cendre les monstres noirs, qui, conscients de la dangerosité de leur adversaire, s'amassaient dans sa direction pour la submerger. Bien que Pü supposât que Grand-Mère Bä-Bä était en train de soutenir magiquement sa mère, il savait aussi qu’elle ne pourrait pas faire indéfiniment étalage de sa supériorité. Pü s'imagina accourir la rejoindre, mais son frère, en lui donnant un coup sur l’épaule, ne lui laissa pas le temps de réfléchir plus longuement.

D'autant que les deux gardes du monstrueux commandant kitin s'étaient rapprochés dangereusement. Décidant de laisser de l’espace pour leur père et leur oncle, Pü et Niï infusèrent de la Sève dans leurs cuisses et sortirent de la fosse en deux bonds. Les deux créatures les suivirent en maintenant l’écart, comme pour les jauger. Les deux frères reculèrent sans les lâcher du regard. Progressivement, elles s’éloignèrent l’une de l’autre, et se mirent à les contourner tout en avançant. Acculés, Pü et Niï s’arrêtèrent, dos à dos. Les deux kinreys leur tournaient désormais autour. À nouveau, leur façon d’agir n’avait rien à voir avec celle des premiers monstres qu’ils avaient rencontrés. Le combat s’annonçait bien plus difficile que le précédent. Pour les vaincre, ils devraient agir de concert avec une extrême concentration. Leurs armes étaient enchantées depuis le début de la bataille, et leurs poches étaient pleines de cristaux de Sève permettant de les alimenter en magie. Ils étaient prêts. Pü dégaina son épée courte et sa dague, Niï sa hachette et sa rondache, et tous deux foncèrent chacun sur une créature. Sa lame ayant rebondi sur la carapace ébène au premier coup qu’il porta, Pü sut que le combat serait long. À la première effusion de sang suintant de l’armure de Niï, il sut qu’ils n’auraient pas le droit à l’erreur. Le combat s’annonçait éreintant, physiquement et psychologiquement. Esquivant d’abord, grâce à de petits bonds, les attaques de son adversaire tout en surveillant son frère du coin de l’œil, le jeune guerrier rengaina ensuite ses armes pour glisser sans tarder ses mains à l’intérieur de ses amplificateurs de magie, sans même baisser les yeux. À peine les eut-il enfilés que les premières salves de magie salvatrice fusèrent en direction de son frère. Durant la manœuvre, et malgré son habileté, Pü ne réussit pas à esquiver l’un des nombreux coups de patte que son assaillant tentait de lui porter : une pointe acérée transperça son plastron jusqu'à la chair. La douleur, bien qu’intense, fut de courte durée. En effet, à peine sentit-il le flot de sang se déverser que le sortilège de soin envoyé en réponse par son frère referma la blessure. Soignés, les deux guerriers reprirent leurs armes aussi rapidement qu’ils les avaient rengainées et foncèrent à nouveau sur leurs proies. Les deux frères étaient rompus à cette façon de combattre, qui faisait la fierté de la tribu et expliquait la crainte qu’elle inspirait. Ni formations, ni rôles prédéfinis. Ils étaient à la fois le bouclier, l’arme et le remède.

Les minutes passaient et les deux frères prirent l’avantage. Si les gigantesques monstres étaient bien plus résistants et puissants qu’eux, ils n’étaient pas capables d’utiliser les pouvoirs de la Sève pour se soigner. Les homins vaincraient à l’usure avant que leurs réserves ne s’épuisent. Pü acheva le premier la créature lui faisant face puis rejoignit son frère qu’il aida à en terminer avec l’autre. Tous deux épuisés, ils retournèrent alors au plus vite dans la fosse où leur père et leur oncle affrontaient le commandant de l’armée insectoïde. Ils virent avec effroi qu’un autre monstre, en tout point identique à ceux qu’ils avaient affrontés, s’était joint au combat. Au sol, la carcasse d’une seconde créature gisait. Ce n’était pas un, mais trois adversaires que leurs aînés avaient eu à affronter. Les deux guerriers semblaient dans un état de fatigue avancée et leurs armures avaient depuis longtemps volé en éclats. Leurs corps ensanglantés étaient couverts de blessures à peine refermées. Bien que capables de pratiquer la magie, les homins ne pouvaient pas canaliser sans relâche la Sève qui les irriguait. Ils n’étaient pas des Kamis, capables, eux, de manipuler indéfiniment la Sève d’Atys. Pü, voyant que les deux aînés touchaient aux limites de ce qu’ils pouvaient réaliser, s’apprêta à sauter dans la fosse. Mais son frère lui barra le passage d’un bras :

« Je m’en occupe Pü.

— Mais… Je ne peux pas te laisser aller seul là-dedans Niï, c’est trop dangereux ! As-tu vu dans quel état sont père et Ke'val ?

— Peu importe, va retrouver maman et Grand-Mère Bä-Bä. Leur sécurité est notre priorité. »

Trop concentré sur le combat, Pü avait, durant un moment, oublié sa mère. Or, plusieurs racines porteuses avaient pris feu au sommet du village. Les combats y faisaient rage. Looï allait-elle bien ? La gorge de son fils cadet se serra.

« Non ! Père nous a ordonné de rester ensemble ! rétorqua-t-il cependant.

— Pü… Je sais que tu rêves, comme moi, d’aller vérifier si maman va bien. Alors obéis-moi, s'il te plaît !

— Mais, Niï, je suis ton Ombre, je ne peux pas te laisser courir ce risque ! À la mort de père, tu deviendras Masque Noir, je dois te protéger coûte que coûte ! La Prophétie dit que… »

Sans même le regarder, son frère le gifla violemment. Pü se figea.

« Sérieusement Pü, la Prophétie ? C’est dans ce moment-là que tu évoques la Prophétie ?! Tu n’as jamais cru à ces foutaises Pü, alors ne me parle pas de la Prophétie ! »

Niï fixait toujours la fosse. Il reprit, et sa voix dérailla.

« D’ailleurs, personne n’y a jamais vraiment cru… Sauf père. Tout le monde le sait Pü. Tout le monde l’a compris. »

Pü se frotta le masque et bégaya.

« Qu’est-ce que ? De… De quoi parles-tu Niï ? »

Alors, son frère le regarda. Ses yeux brillaient d’un éclat inhabituel et des larmes coulaient sur son masque.

« Je ne suis pas le prodige qu’on attendait que je sois. Je ne l’ai jamais été. Tu as toujours été bien plus doué que moi. Jamais je ne deviendrai Masque Noir, jamais tu ne seras mon Ombre. La prophétie associée à notre nom est une fable, Pü, les visions de Grand-Mère Bä-Bä sont mensongères. »

Abasourdi, Pü ne sut quoi répondre. Alors, son frère fit une chose qu’il n’avait plus fait depuis des années. La dernière fois, lorsqu’ils n’étaient pas encore rivaux. La dernière fois, lorsqu’ils étaient enfants. Il se pencha vers lui et colla son front contre le sien.

« En revanche, s’il y a bien quelque chose qui n’est pas un mensonge, c’est le fait que je t’aime, petit frère. Maman et Grand-Mère Bä-Bä sont les deux êtres les plus importants du village, tu le sais comme moi. Notre destin repose entièrement sur elles. Et de nous deux, toi seul peux les protéger ! »

Niï abattit ses mains sur les épaules de son frère, toujours muet. Il le fit pivoter et le poussa durement dans le dos.

« J’ai confiance en toi. File ! Trouve-les ! Que les Kamis guident ta course Pü ! Cours-y vite ! »

Alors, Pü s’élança, le masque couvert de larmes et le cerveau au bord de l’implosion. Un flot de souvenirs et de questions lui inonda l’esprit et le temps se dilata. Les mots de son frère débordaient d’espoir, et pourtant, ils sonnaient comme les derniers. Agissait-il justement, ou était-il en train de laisser Niï aller seul à la mort ? S’octroyant un dernier regard, il se retourna brièvement. Niï n’était plus là. Il avait sauté. Pü respira un grand coup et reprit sa course. Il devait garder la foi, il ne lui restait plus que cela. Et puis, il entendit un cri.

« Non ! Niï ! »

Cette voix, c’était celle du Masque Noir. La foi disparut et le désespoir envahit Pü. Glacé d’horreur, il fit instantanément demi-tour tout en enfilant ses amplificateurs. Maudit soit-il. Jamais il l’aurait dû laisser Niï seul, il le savait. Infusant tout ce qu’il put de Sève dans ses jambes, il fit gonfler ses muscles et accéléra. La fosse n’était qu'à quelques enjambées, tout s’arrangerait bientôt. Mais alors qu’il s'apprêtait à bondir, le ciel s’obscurcit. Pü leva la tête : un énorme morceau d’écorce noirci par le feu était en train de chuter. Il tenta de dévier sa course pour esquiver la collision imminente, mais trop de vitesse accumulée eut raison de sa jambe gauche qui céda sous l’effet du brusque changement de direction. Pü s'effondra sur le bord de la fosse et n'eut que le temps d'apercevoir son frère, les pieds dans le vide, le corps transpercé par l’une des énormes pattes noire d’un kinrey, avant que le bloc noir ne le heurte de plein fouet et que sa tête ne percute violemment le sol. Instinctivement, il infusa de la Sève au niveau de son crâne afin de réparer le traumatisme, mais un voile noir commençait déjà à brouiller sa vue. Non, il ne pouvait pas tomber dans le coma ! Pas maintenant ! Il se concentra autant qu’il put sur la lésion cérébrale, seul point de lumière dans les ténèbres. Mais ses sens s’éteignirent, un à un, et il sombra.

Bélénor Nébius, narrateur