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III - Mourir pour renaître

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An 2474 de Jena
Perdu au cœur du Désert Fyros, Pü courait à toute vitesse sur la sciure refroidie par la nuit noire, fuyant pour sa vie. S’il était aisé de vaincre les gingos, ces canidés au museau allongé qui chassaient en meute au cœur de la jungle, ils n’avaient rien de comparable au gigantesque félin qui le poursuivait en cet instant. Mais jamais encore il n’avait dû faire face à quelque chose de comparable au gigantesque félin qui le poursuivait. Sentant son haleine fétide se rapprocher, il se risqua à jeter un coup d’œil en arrière. C’est alors qu’il vit le varinx noir lui bondir dessus, la gueule grande ouverte. Le Zoraï esquiva son attaque d’une roulade experte et dégaina sa lance. Le carnassier s’était déjà repositionné et s’apprêtait à s’élancer à nouveau de ses pattes agiles. Alors qu’il bondissait, Pü tenta de l’empaler avec sa lance. Mais d’un coup de griffe habile, le fauve projeta au loin l’arme qui alla se planter dans le sol meuble. L’enfant tenta d’esquiver à nouveau l’attaque, sans succès. L’énorme mâchoire de la bête se referma avec violence sur sa tête nue. Elle le secoua comme une vulgaire poupée de chiffon, tandis qu’il se débattait et hurlait à la mort, sentant les dents du prédateur lui broyer le crâne.
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… la morsure de l’eau glacée…
« Pü, réveille-toi, tu dois lutter ! »

Le jeune Zoraï s’extirpa de son cauchemar. Il s’était redressé et sa mère le tenait par les épaules. S’il combattait régulièrement un varinx noir en rêve, il n’avait jusqu’alors jamais perdu le duel. Recouvert de sueur, il porta instinctivement sa main à son front. Une petite excroissance rigide était en train de lui perforer le crâne. Sa graine de vie était sur le point de pousser. Si tous les homins en possédaient une, enfouie dans leur crâne, seule celle des Zoraïs était vouée à croître ainsi, jusqu'à leur couvrir le visage du masque qui marquait leur passage à l'âge adulte. Pü, âgé de onze ans seulement, se révélait donc être un enfant extrêmement précoce, et à son grand regret, plus encore que son frère. En secret, il avait longtemps prié les Kamis, espérant n’obtenir son masque qu’après ses douze ans, âge auquel celui de Niï avait poussé. Il ne voulait pas attirer la lumière sur lui, et encore moins fragiliser encore la relation fraternelle. Car Pü mesurait combien s'était déjà dégradée cette relation depuis que, voici quatre ans, il avait arraché sa clochette à son aîné alors à peine âgé de sept ans. De ce jour, en effet, Niï se mit à le délaisser et à passer de plus en plus de temps à s'entraîner avec leur père. Auparavant modéré, il s’était aussi progressivement radicalisé, marchant sur les traces du Masque Noir. Ainsi n'était-il plus question pour lui de convertir les mécréants : l'exécution sacrificielle seule pouvait leur faire expier leurs péchés.

Mais que l’enfant, en passe de devenir adulte, pouvait-il faire contre ça ? Si les Kamis avaient désiré que son masque pousse un an avant celui de son frère, alors il devait en être ainsi. D’ailleurs, ç'aurait été mentir que de prétendre qu’il n’attendait pas lui-même ce jour avec grande impatience : Pü avait toujours eu hâte de grandir. Néanmoins, la douleur qui lui fendait actuellement la boîte crânienne était bien plus terrible que ce à quoi il s’attendait. Assez pour lui faire regretter d'avoir tant désiré ce moment. L'enfant repoussa sa mère et se leva en hâte. Chancelant, il s’aida du mur pour atteindre le rideau de sa chambre et rejoindre la pièce centrale. Son père et son frère, déjà réveillés, étaient en train de revêtir leur tenue cérémonielle. Pü lut dans leurs yeux la confiance qu’ils lui portaient. Il devait faire face, comme eux l’avaient fait en leur temps. Pourtant, et il le ressentait à nouveau en regardant le masque noir de son père, jamais il ne serait à ses yeux l’égal de son premier fils. Il était voué à grandir dans l’ombre de son frère, ce qui lui convenait d’ailleurs totalement. Pü savait le mérite qu’il y avait à occuper la position de second, et jamais il n’avait envié son aîné. Le futur rôle qu’il aurait à jouer auprès de lui était fondamental. Oui, il deviendrait l’Ombre du futur Masque Noir, et il devait en être fier. Car tout comme le silence n’a d’existence que face au bruit, la lumière n’est rien sans l’ombre. Pü fixa quelques secondes le masque tatoué de Niï. Se concentrant sur cette idée pour chasser la douleur, il essaya de régler sa démarche. Malheureusement, il fut traversé par un déchirement suraigu, s’écroula sur la table familiale et glissa sur le sol dur.

« Niï, relève ton frère ! cria sa mère, avant que son mari ne l'interrompe.

— Ne fais rien Niï. Pü doit réussir l’épreuve seul, et tu le sais mieux que quiconque Looï. Aucune aide, même minime, ne doit lui être apportée. »

Son épouse s’apprêtait à répliquer lorsque le jeune Zoraï se releva.

« Père a raison, je dois y arriver seul. Ayez tous foi en moi, je saurai faire honneur à notre nom. »

Pü prononça ces quelques mots en serrant les dents, plissant les yeux pour réussir à se maîtriser. Il sortit de la hutte sans regarder sa famille et ramassa sur le sol la bassine sacrée qui, chaque soir, était vidée et remplie de son eau dans l’attente du grand moment. Se déshabillant entièrement, il s’agenouilla et versa le contenu du récipient sur sa tête, comme le voulait la tradition. En temps normal, la morsure de l’eau glacée lui aurait probablement paru douloureuse. Mais alors que la brûlure de la pousse lui meurtrissait le visage, la sensation du liquide glacial fut presque salvatrice. Nu comme un nouveau-né et lavé de ses impuretés, il était désormais prêt à renaître durant le rituel. Mais fallait-il encore qu’il survive jusque-là. Toujours agenouillé, le jeune Zoraï ouvrit le petit coffre posé près de la bassine désormais vide. Celui-ci contenait deux outils indispensables à la cérémonie de la pousse : une dague cérémonielle et un bâton-sifflet. Pü mit le bâton-sifflet dans sa bouche et se releva péniblement. Enfin, dague à la main, il prit la direction du lieu le plus profond du village : la Place du Cérémonial.

À chacune des expirations de l’enfant, le sifflet émettait un chant mélodieux et étrangement évanescent, que tout le monde connaissait au sein de la souche. Les bâtons-sifflets étaient des objets sacrés, taillés dans les fémurs d’ancêtres de la tribu. Leur chant permettait aux villageois de savoir que l’un des leurs était en train de passer à l’âge adulte, mais aussi d’entrer en communication avec les Kamis, qui semblaient être capables de l’entendre en tout lieu. De manière plus pratique, le sifflet empêchait aussi le masque naissant de recouvrir la bouche du Zoraï, voire de s’infiltrer à l’intérieur de celle-ci, au risque de le tuer. S’aidant des murs et des barrières pour progresser, Pü avançait laborieusement, son affliction l’empêchant de contrôler parfaitement ses pas, entre les lattes mouvantes des ponts suspendus et les allées tortueuses. Heureusement, il connaissait tous les recoins du village, et savait éviter instinctivement les racines qui s’entremêlaient parfois sous ses pieds. Il aurait pu s’y déplacer les yeux fermés, guidé par les dénivelés, l’odeur caractéristique de chacune des huttes, les cris nocturnes des izams installés dans les niches végétales du plafond d’écorce, et l’écho envoûtant venu des puits d’abîme qui s’enfonçaient sous l’écorce. S’il chérissait habituellement les promenades nocturnes, la traversée lui semblait aujourd’hui infiniment longue, ponctuée d’impulsions de douleur qui partaient de son crâne et fendaient tout son être. L’une d’entre elles fut particulièrement déchirante. Ses jambes l’abandonnèrent au moment où il empruntait un escalier creusé qui menait à un palier intermédiaire du village. Il dévala une grande pente, arrachant quelques racines au passage, et s’écrasa sur le sol. Dans sa chute, la dague et le bâton-sifflet lui échappèrent pour voltiger à quelques mètres de lui. Affalé sur le froid tapis de lichens, il crut sa tête exploser, et mit un poing dans sa bouche débarrassée du sifflet pour étouffer ses hurlements. Par chance, il était encore seul, et personne n’était en mesure de découvrir l’état pitoyable dans lequel il se trouvait.

Quelle misérable image était-il en train de donner à Ma-Duk ?

Rendu fou par la douleur, Pü sentait les articulations de sa mâchoire se distendre, certaines de ses dents se déchausser et la peau de ses joues se fissurer, alors qu’il parvenait à enfoncer l’entièreté de son poing dans sa bouche. De sa main libre, il s’arracha une touffe de cheveux bleus, à sang. Ses yeux se révulsèrent tandis qu’il convulsait sur le sol. Il sentait la matière osseuse arracher sa chair et croître contre son front. Comment pouvait-il supporter une telle douleur ? C’était inconcevable, il n’y avait aucune chance qu’il en réchappe. Laissant de funestes pensées obscurcir sa raison, il s’apprêtait à abandonner. C’est alors qu’il apparut devant lui, entre deux spasmes : sorti du néant, un Kami Noir était désormais penché sur son corps. L’esprit protecteur d’Atys, que Pü supposait avoir répondu à l’appel du sifflet, était en tout point semblable à celui qui lui était apparu quatre ans plus tôt, dans l'atelier de sa mère. Au cours des dernières années, l’enseignement religieux de sa mère avait porté ses fruits. Pü était devenu un fervent pratiquant, qui ressentait un amour sincère et profond pour Ma-Duk et les Kamis, et une reconnaissance absolue à leur égard. Il y a quelques mois, sa mère lui avait en effet révélé qu’elle et son père avaient eu beaucoup de mal à le concevoir, et que tout avait changé après que Looï fut allée à la rencontre des Kamis. Quelques jours plus tard, elle tombait enceinte. Pü était donc, plus que quiconque, reconnaissant envers les Kamis. L’enfant regarda le bras de la créature, pointant en direction de la Place du Cérémonial, puis ses yeux. Ses grands yeux blancs. Ses grands yeux blancs qui, vides quatre ans auparavant, étaient aujourd'hui remplis de honte. Quelle misérable image était-il en train de donner à Ma-Duk ? Il salissait le nom de ses ancêtres. D’ordinaire d’un calme mesuré, le jeune Zoraï éprouva une féroce colère envers lui-même. Il arracha furieusement son poing de sa gorge, emportant quelques dents et expulsant une nausée au passage. Rampant piteusement, il réussit à récupérer sa dague et son bâton-sifflet, et lorsqu’il se redressa, le Kami avait disparu. L’avait-il rêvé, ou était-ce un avertissement du Grand Géniteur ? Le regard de Ma-Duk pesait dorénavant sur lui, il le sentait. Il cracha de la bile et du sang, mordit dans le sifflet, et reprit sa descente.

Pü était quasiment arrivé à destination lorsqu'il distingua les premières lueurs entre les huttes, maintenant situées bien au-dessus de lui. Finalement, il descendit une échelle, difficilement, atteignant ainsi la plus profonde zone du village. Ici, la lumière se faisait plus rare, et le froid des profondes cavernes remontait à la surface. La Place du Cérémonial était une large fosse circulaire d’environ vingt-cinq mètres de diamètre, cinq de profondeur, et dont le fond était recouvert de copeaux d'écorce. Hormis le gigantesque totem qui en occupait le centre, elle était totalement vide. La structure était un impressionnant pylône de bois intégralement recouvert de masques zoraïs tatoués de divers pictogrammes. Ces tatouages représentaient le mérite du Zoraï. Plus un masque était tatoué, et plus le Zoraï était méritant. Le tatouage ultime consistait en un recouvrement total de tous les autres, à l’origine du tant révéré Masque Noir. De plus, seuls les membres de la tribu ayant toute leur vie respecté les préceptes du Culte Noir de Ma-Duk pouvaient espérer apparaître sur le totem à leur mort. Survivre seul à la pousse du masque était l’un de ces préceptes. Les jambes tremblantes, Pü s'agenouilla à mi-distance de l'échelle et du totem et planta sa dague dans le sol. La vision brouillée par la douleur, il s’attarda sur chacun des visages, invoquant les noms de ses héros, et cherchant dans leur regard éteint un moyen de diminuer son supplice. Il avait déjà répété sa prière un grand nombre de fois lorsque le premier membre de la tribu le rejoignit sur la place, alors que l’excroissance acérée commençait à passer ses sourcils. Aveuglé par les céphalées et les gouttes de sueur acide qui perlaient dans ses yeux, le jeune Zoraï ne réussit pas à distinguer le nouveau venu. Il dut attendre qu’il parle.

« Ne sois pas la cause d’un nouveau déshonneur, fils. Si je t’entraîne tous les jours depuis que tu sais tenir une dague, je ne t’ai pas seulement appris à combattre. »

C’était Ke’val, son oncle, dont l'enfant bénit la présence. Il s’était arrangé pour arriver le premier sur la place et avait prodigué son conseil dissimulé à voix basse, pour ne pas risquer de se faire entendre. Le jeune Zoraï devait seul surmonter cette épreuve. Pour la tribu, accepter une aide quelconque était considéré comme un acte de faiblesse, qui l’empêcherait à jamais de devenir un Guerrier Noir de Ma-Duk, et de rejoindre un jour l’éternel totem aux visages. Pour les autres Zoraïs du pays, faire face à la pousse du masque sans avoir recours à des décoctions anesthésiantes relevait de la folie pure. Comprenant là où son oncle voulait en venir, Pü s’assit en tailleur et ferma les yeux.

« Les Guerriers Noirs absorbent leur souffrance et s’ouvrent à la douleur. »

« Comme l’os, l’esprit devient plus solide une fois brisé. »

« Ma-Duk nous offre l'ultime douleur pour que nulle peine au monde ne puisse atteindre jamais ses soldats. »

Le jeune Zoraï murmurait en boucle ces mantras en se concentrant sur sa graine de vie, foyer de son tourment. Comme lui avait appris son oncle par le passé, il n’essaya plus de lutter, laissant les vagues de douleur se propager de son front aux extrémités de son corps. Était-ce là le secret ? Accepter la douleur comme une amie ? Ne faire qu’un avec elle ? Oui, c’était cela. Mourir pour renaître. Pü raffermit ses appuis et planta violemment ses doigts dans le sol pour se maintenir bien droit. Rouvrant les yeux, il s’attarda une dernière fois sur les visages de ses aïeux, alors que le masque naissant commençait à obstruer sa vision.

« Ne m’aidez pas à fuir ma douleur, offrez-moi la vôtre. Je la chérirai. »

À ces mots, ses ancêtres s’animèrent. Des corps de bois s'extirpèrent de la prison totémique en se tortillant. L'un après l'autre, ils tombèrent sur le sol, tels des pantins désarticulés, et une fois redressés, lui foncèrent dessus en hurlant. Pü écarta les bras. Une à une, les apparitions plongèrent dans son front. Laissant la douleur le consumer, l'enfant perdit toute notion de réalité. Et alors que ses yeux étaient sur le point d’être plongés dans les ténèbres, peut-être de manière définitive, il crut deviner les grands yeux blancs du Kami Noir, posé au sommet du totem. Pü y lut de la fierté et tomba en transe.

Survivre seul à la pousse du masque était l’un de ces préceptes
Autour de lui, toute sa tribu commençait à arriver des hauteurs du village, descendant les escaliers et les échelles dans un silence religieux. Ils se placèrent progressivement en demi-cercle sur la moitié de la place opposée à celle où Pü était agenouillé. La dernière à arriver fut Grand-Mère Bä-Bä, aidée par Looï. La vieille dame était seule autorisée à rejoindre le demi-cercle où se trouvait Pü. Se plaçant entre le petit être et le grand totem, elle leva une main flétrie. Celle-ci contenait son fameux jeu de dés orangés, dont elle se servait régulièrement pour catalyser son pouvoir et prédire avec précision l'avenir de la tribu. À son geste, les quelques lueurs encore présentes au niveau des hauteurs du village fusèrent dans sa paume, devenue seule source de lumière. Une petite boule phosphorescente y flottait dorénavant. Les Zoraïs, bien qu’habitués, ne se lassaient jamais de cet ensorcelant spectacle. Quelques longues secondes passèrent, silencieusement, puis la sorcière souffla sur le petit astre, qui s’illumina de rouge et s’envola jusqu’au totem. Au contact de la boule lumineuse, l’édifice s’embrasa instantanément et les orifices vides des masques s’illuminèrent. Grand-Mère Bä-Bä entama alors le rituel que chacun des présents avait vécu durant son enfance. Elle psalmodia de sombres incantations durant les heures qui suivirent en remuant ses mains d’une manière étrange, tandis que ses enfants fredonnaient en chœur des chants liturgiques. Au plus profond des ténèbres, quelque part dans l’immense souche, les ombres dansaient en cadence. Plus loin dans la jungle, émanant du gigantesque arbre-ciel mort, on pouvait apercevoir une lueur rougeâtre illuminant le ciel, et deviner de sinistres murmures dans la plainte du vent. La Souche Maudite, définitivement, portait bien son nom pour les ignorants. Le rituel hypnotique semblait ne devoir jamais s’arrêter, et aucun des Zoraïs ne se serait risqué à l’interrompre. Infatigables, ils fixaient le jeune enfant, qui, toujours en transe, brisait par moments la monotonie de la cérémonie de ses cris étouffés. Ils crurent le perdre définitivement une heure après le début du rituel, lorsque, à peine conscient, Pü arracha la dague du sol et fendit son masque au niveau de chaque œil. Mais le cadet de Sang et de Looï Fu-Tao tint bon. Tous, ici présents dans la fosse, savaient ce qu’il était en train d’endurer. Eux aussi l’avaient vécu. Tous avaient été contraints de plonger dans l’Abîme. Et tous en étaient remontés grandis.

Un hurlant abîme crépusculaire étincelait devant les yeux de Pü. À nouveau, le Kami Noir sortit du néant. De ses grands yeux blancs, il fixa l’enfant, puis plongea. Pü n'eut d’autre choix que de le suivre, aspiré par une force qui le dépassait. En pleine prise de vitesse dans le vide bouillonnant, un développement et une accélération du vague système tonal annonçaient un paroxysme à venir, indescriptible et orgasmique. La vitesse devint rapidement vertigineuse. Incapable de respirer, tant la force de poussée était puissante, Pü sentit l’air écorcher sa peau et s’infiltrer entre ses os. La douleur était indicible. Il était en train de se liquéfier, broyé par l’augmentation sans fin de la pression. Progressivement, il perdit toute consistance. C’est alors que, réduit à l’état de simple soupe primordiale, il la sentit finalement en lui. L’explosion monstrueuse des chants liturgiques de ses ancêtres, qui concentraient dans leur sonorité immaculée toute l’effervescence primitive du Grand Géniteur, celle qui couve derrière chaque fragment de matière. Cette résonance qui jaillit en réverbérations rythmiques et pénètre atténuée dans tous les niveaux d’être, et porte partout sur Atys une terrible signification. Ma-Duk lui parlait, et le Kami l’emmenait le retrouver dans le cœur étincelant du monde. Mais tout cela disparut en un instant.

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Pü se réveilla, transpirant, haletant, les sens désordonnés. Il ne savait pas où il était, ni pourquoi son corps souffrait d’une telle affliction. Autour de lui, d’étranges formes brumeuses se rapprochaient doucement. Instinctivement, il chercha l’arme à sa ceinture, mais ne la trouva pas. Il se mit en posture défensive, alors que ses sens retrouvaient peu à peu leur place. Un corps s’échappa du brouillard, et Pü réussit à distinguer son visage. Jamais il ne se lasserait de la beauté de sa mère. Profondément meurtri, il s’apprêtait à se jeter dans ses bras, espérant y trouver l’apaisement. Mais celle-ci le stoppa net et prit la parole d’une voix qui peinait à voiler son émotion.

« Pü Fu-Tao, tu as réussi avec succès ton passage à l’âge adulte. Mais cette épreuve n’était que la première. Laisse-nous savoir, souhaites-tu devenir un Guerrier Noir de Ma-Duk ? »

Le jeune Zoraï, qui avait enfin retrouvé ses esprits, passa pour la première fois ses mains sur son nouveau visage. Il était ferme, osseux et chaud. Malgré la douleur encore vive, il fut stupéfait de réussir à en suivre les moindres circonvolutions de ses doigts. Ce visage était beaucoup plus sensible que l’ancien. Sentant que sa réponse se faisait attendre et lisant le désordre émotionnel dans les yeux de sa mère, il affirma sans surprise :

« Oui, je le souhaite.

— Alors accepte ton nouvel équipement », lui répondit sa mère.

L’oncle Ke’val vint poser à ses pieds une armure de paille tressée de bois souple, qu’il enfila aussitôt. Il lui donna aussi une besace, un petit bouclier solide, une épée courte et une dague finement ciselées, ainsi qu’une belle paire d’amplificateurs de magie, semblables à de larges gants ornementés. Par essence, et comme toutes choses issues d’Atys, les homins étaient constitués de particules spirituelles, et irrigués d’une énergie primordiale nommée Sève. Chaque homin était aussi capable, instinctivement, d’imprimer sa volonté à la Sève qui l’irriguait, afin de manipuler les particules spirituelles qui le constituaient, ou celles de l’environnement. Ainsi, il pouvait en modifier l’aspect, la nature, ou le comportement. Là était la magie. Malheureusement, cela requérait un haut degré de maîtrise et consommait beaucoup d’énergie vitale. Les amplificateurs, de par leur composition en éléments conducteurs et catalyseurs de Sève, furent inventés afin de pallier la limitation homine, et ainsi de pratiquer la magie plus largement. Pü fixa un instant le présent qu'on lui faisait, puis reporta son regard sur le masque de son oncle. Il y lut de la fierté. Un an auparavant, Shengi, son propre fils, n’avait pas réussi l’épreuve de la pousse du masque. Le voyant fou de douleur, Grand-Mère Bä-Bä avait dû intervenir et interrompre la cérémonie. Par cet échec, son cousin s’était interdit un futur glorieux. Pü fut particulièrement triste d’apprendre sa mystérieuse disparition quelque temps après. Avait-il fui ? Quelqu’un s’était-il débarrassé de lui ? La réponse à ces questions restait taboue. Chassant ces pénibles pensées de son esprit, il s'équipa rapidement en silence, puis porta à nouveau le regard sur sa mère.

« Voici un cube d’ambre, prends-en soin. La tribu est actuellement composée de cent quarante-huit âmes, et trois naissances sont à prévoir d’ici les prochains mois. Tu devras donc nous faire don de cent cinquante et une offrandes. Tu peux y aller.

— Merci, maman », répondit-il la voix tremblotante.

Incapable de résister, Pü entama un mouvement d’étreinte. Il devait enlacer sa mère. Mais, surgissant de nulle part, son père s’interposa en lui attrapant le poignet.

« C’est une mauvaise idée Pü. Le réconfort de ta mère ne t’apaisera pas. Tu dois surmonter seul ces épreuves, dit-il sèchement, avant de se faire interrompre sévèrement par son épouse.

— Sang Fu-Tao ! Le jour où tu réussiras à m’empêcher d’enlacer l’un de mes fils n’est pas encore arrivé ! Alors écarte-toi ! »

Le Masque Noir jeta un regard froid à son épouse, mais lui obéit sans dire mot en lâchant le poignet de son fils. Looï se jeta dans les bras de Pü qui la serra aussi puissamment qu’il put. Son masque frôla celui de sa mère, et le contact, pourtant imperceptible, lui procura des sensations jusqu’alors inconnues.

« Ce masque et ces cornes te vont si bien, mon fils, murmura-t-elle. J’ai foi en toi, nous avons tous foi en toi, tu nous reviendras victorieux, je l’ai vu. Mais je t’en prie Pü, je te demande une seule chose : ce que tu t’apprêtes à faire, fais-le uniquement pour Ma-Duk, et jamais pour assouvir ton propre plaisir. N’oublie jamais. Tu peux devenir un grand guerrier et rester mon gentil trésor bien-aimé. »

Secoué par ces nouvelles sensations, ses paroles, et surtout l’atroce idée de l’abandonner si longtemps, Pü desserra son emprise et s’élança sans un mot vers l’une des échelles de la grande place. Il croisa le regard de plusieurs villageois, dont celui de son frère. Curieusement, il ne réussit pas à le déchiffrer. Il semblait étrangement vide. Pü gravit en toute hâte les différents niveaux de la cité sans jamais se retourner : s’il croisait à nouveau le visage de sa mère, il risquait de ne pas réussir à partir. Finalement, il franchit la grande et inquiétante brèche déchirée qui servait d’entrée au village et passa l’orée de la jungle. Oubliant pour la première fois sa souffrance physique, il fonçait sans s’arrêter, éclairé au travers de la cime des grands arbres par la lumière de l'astre maudit de Jena. Il ne savait même pas où il se dirigeait, bouleversé qu'il était par ce dernier moment passé avec sa mère. Arrivant au bout de ses limites, il s’écroula sur le sol feuillu et humide et se mit à hurler de douleur. Son père savait. Ce moment de tendresse privilégié était une mauvaise idée, il avait eu raison. La douleur, ce n’était pas son masque, c’était son cœur.

Bélénor Nébius, narrateurCheng Lai'SuKi, illustratrice


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