Chapitre I·I - Un destin pavé de gloire

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I - Un destin pavé de gloire

An 2464 de Jena
Le bambin ouvrit les yeux et commença à gazouiller. Agitant ses petits bras potelés, il chercha du bout de ses doigts maladroits la poupée de chiffon qui partageait ses nuits depuis sa naissance. Ne la trouvant pas, il gesticula afin de s’extraire de son cocon de draps, et attrapa les barreaux protecteurs de son petit lit pour se redresser. Comme bien des matins, il la trouva allongée sur le sol, le regardant d’un air déçu, mécontente d’avoir à nouveau été rejetée par inadvertance à l’extérieur du nid chaud et douillet. Il s’apprêtait à la rejoindre, moyennant quelques acrobaties, au moment où le rideau de la pièce dans laquelle il se trouvait s’ouvrit. L’apparition matinale avait beau être récurrente, jamais il ne se lassait de l’incroyable beauté de sa mère. Oubliant totalement sa poupée, il battit des bras en rigolant, pressé de retrouver celle qui chaque soir lui était arrachée par son père. Derrière son masque tatoué, la Zoraï lui rendit son sourire et laissa échapper quelques mots. S’il ne comprenait pas ses paroles, sa voix restait la plus belle des mélodies qu’il connaisse.

« Bonjour mon trésor. Encore une nuit agitée à ce que je vois. »

Elle s’approcha du berceau, ramassa la poupée puis lui tendit les bras. L’enfant, qui trépignait déjà d’impatience, imita son geste et rigola de plus belle lorsque sa mère l’attrapa par la taille et le fit décoller. Elle le fit valser quelques secondes dans les airs, posa son front osseux contre celui encore vierge de son fils, puis le serra sur son cœur.

« Aujourd'hui est un grand jour pour toi Pü. Maman croit en toi. Comme pour ton frère, le destin qui t’attend est pavé de gloire. »

Le bambin se calma immédiatement au contact du masque et de la peau bleue de sa mère. Elle avait si bon goût. Elle sentait si bon. Elle était si douce. Ouvrant la bouche, il passa sa langue sur la chair chaude pour capter les effluves suaves de la sueur maternelle. Tout en se dirigeant vers la pièce principale de l’habitation, la Zoraï sortit de sa tunique végétale l’un de ses imposants seins, qu’elle tendit à son fils. Celui-ci ne se fit pas prier et attrapa à pleines mains la courbe voluptueuse, tandis que sa bouche fondait sur l’extrémité dressée qui chaque jour le nourrissait.

La demeure de Pü et de sa famille était composée d’une grande hutte circulaire, qui contenait la pièce principale, et de deux petites huttes flanquant la grande, qui accueillaient la chambre parentale dans laquelle dormait Pü et la chambre de son grand frère. Les fondations de l’installation étaient principalement constituées de bois souple, de lianes et de diverses grandes feuilles sélectionnées pour leur imperméabilité. Après celle de Grand-Mère Bä-Bä, cette habitation était la plus imposante de la tribu. Au centre de la pièce principale trônait la table familiale, sur laquelle reposait une vaste quantité de nourriture variée. Autour de celle-ci, le père et le frère de Pü déjeunaient en silence. Pü fixait successivement les deux homins sans cesser de téter le sein de sa mère.

Son grand masque noir lui faisait peur…
Il devina un sourire sous l'entaille buccale du masque de son frère. Il n'était pas habitué à le voir ainsi. Il y a peu, son visage était encore nu, et affichait régulièrement de singulières grimaces qui n'avaient d'autre but que de le faire rire. Mais à ses douze ans, un masque cornu avait poussé. Pü aimait beaucoup son frère. Il lui faisait des chatouilles, jouait avec lui, et lui dévoilait d’incroyables chorégraphies acrobatiques qui plongeaient le petit Zoraï dans un état de surexcitation, et qui avait le don d’agacer leur mère.

Son père ne le regardait pas et continuait de manger en silence. Pü ne savait pas quoi penser de lui. Son grand masque noir lui faisait peur, et il ne se souvenait pas avoir déjà deviné un sourire derrière celui-ci. De plus, il l'avait déjà vu se comporter durement avec son frère, le frappant violemment avec des objets tranchants que Niï réussissait néanmoins à esquiver. Il l’avait aussi à plusieurs reprises surpris à malmener sa mère dans le lit parental, empoignant fermement ses cheveux, serrant ses poignets, l’écrasant de sa puissante musculature, et lui donnant même par moments des claques sur le bas du corps, alors que celle-ci étouffait ses cris dans les coussins.

Pourtant, ni son frère, ni sa mère ne semblaient éprouver du ressentiment à son égard. Son frère semblait continuer de considérer son père comme le modèle à atteindre, et sa mère terminait toujours leur bagarre nocturne par de tendres caresses que jalousait fortement Pü depuis son berceau. Décidément, il ne comprenait pas. Et méfiant, il préférait que son père continue de l’ignorer, tandis que sa mère et son frère s’occupaient de lui apporter amour et rires.

Le déjeuner continua en silence jusqu’au moment où son père prit la parole.

« Niï, termine rapidement de déjeuner et va préparer nos tenues d’apparat, s’il te plaît. Pendant ce temps, ta mère va habiller Pü pour la cérémonie. Veille aussi à ce que nos armes soient correctement affûtées. »

Le jeune Zoraï attrapa une dernière poignée de fruits secs en vitesse, se leva, et s’inclina devant son père.

« J’ai affûté nos armes hier soir avant le coucher, père. Et je vais de ce pas préparer nos tenues. »

Celui-ci lui répondit par un léger hochement de tête et se recentra sur le contenu de son assiette. Au même moment, la mère se leva et décrocha Pü de son sein. Le petit, déjà bien rassasié, ne broncha pas, mais continua de malaxer le globe de chair pour maintenir le contact. Elle le changea, troquant ses langes souillés par la nuit contre une jolie culotte tressée. Quelques dizaines de minutes passèrent, et la famille était prête à partir.

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Pü plissa les yeux lorsque sa mère sortit de la hutte. Sa tribu avait beau être installée dans une gigantesque souche d’arbre-ciel abattu, le plafond d’écorce, très abîmé, laissait passer quelques rayons astraux à certains moments de la journée, dont un venait à l’instant de trouver l’œil du petit Zoraï, qui se réfugia entre les seins de sa mère. Sans lumière céleste, la communauté s’éclairait à l’aide de lampes contenant des lucioles. Si certains auraient pu qualifier l’ambiance de lugubre, Pü adorait quand sa mère l’emmenait se balader dans les ruelles pentues et sinueuses, ou sur les ponts suspendus qui reliaient les différents niveaux de la petite cité. Le village, bien plus haut que large, avait été construit dans la verticalité. Les habitations occupaient les hauteurs, tandis que les strates inférieures étaient réservées aux parties communes, telles que les commerces, les lieux de cultes, le dojo, ou encore le réfectoire. Pü adorait le réfectoire. Les autres Zoraïs étaient très gentils avec lui et la nourriture abondait. Pourtant, cette fois-ci, le bambin sentit que la balade n’avait rien d’ordinaire. Les autres membres de la tribu étaient présents en nombre, et formaient un chemin reliant la hutte familiale aux hauteurs du village. Tous portaient leur tenue cérémonielle noire, constituée d’un pagne de fibres végétales, d’une large ceinture de paille tressée, mais surtout reconnaissable à l’imposante lentille d’ambre blanc qui ornait chacun des plexus. Au fur et à mesure que la famille avançait, menée par la mère de Pü, les habitants s’inclinaient avec déférence et rejoignaient le groupe. Le bambin, repu et bercé par la marche de sa mère, s’assoupit d’un sommeil léger. Comme cette scène le laissait deviner, sa famille n’était pas une famille ordinaire.

Looï Fu-Tao, la mère de Pü, exerçait à l’extérieur du village la fonction de diplomate, chargée de maintenir des relations avec la Théocratie Zoraï, le régime politique qui gouvernait le pays depuis presque trois siècles, et dont le siège était situé à Zoran, sa capitale. Depuis une quarantaine d’années, le Grand Sage Min-Cho représentait la plus haute autorité homine de la Théocratie, qui, assistée par le Conseil des Sages, dirigeait la Jungle, le pays natal du peuple Zoraï. Si les Sages espéraient que les membres de la « Tribu de la Souche Maudite » – comme ils aimaient la nommer – finiraient par accepter l’autorité de la Théocratie, rien n’y faisait. Il y avait maintenant plusieurs générations que la tribu avait fait sécession, et les choses ne semblaient pas être sur le point de changer. Mais Looï n’était pas seulement une diplomate. Au sein du village, elle était avant tout la Grande Prêtresse du Culte Noir de Ma-Duk, dépositaire de l’autorité religieuse.

Sang Fu-Tao était le Masque Noir
Son époux Sang Fu-Tao était le Masque Noir, le Premier Guerrier, chef militaire de la tribu. Quelques mois après sa naissance, Niï, leur fils aîné, avait été promis à un grand destin par Grand-Mère Bä-Bä, la sorcière et voyante du village. D’après la prophétie, Niï Fu-Tao succéderait un jour à son père en tant que Masque Noir, et par-dessus tout, deviendrait le Guerrier Sacré. Élu de Ma-Duk le Grand Géniteur, Niï Fu-Tao serait amené à faire le tour du monde, convertissant les égarés à la Vraie Foi, soumettant les athées et exterminant les hérétiques. Pour la Théocratie Zoraï, cette prophétie relevait justement de l’hérésie.

Car le conflit qui opposait la tribu au reste du pays était avant tout religieux. Certes, tous les Zoraïs vénéraient les Kamis, de mystérieuses entités spirituelles protectrices des écosystèmes. Capables de changer d’apparence à volonté et de voyager sans contrainte physique, ces gardiens divins s’assuraient en permanence que personne ne compromette le fragile équilibre d’Atys, le monde végétal où tous coexistaient. Bien que discrets, ils entretenaient d’étroites relations avec les homins, tant que ceux-ci se montraient respectueux de la nature. Parmi les différents peuples homins, les Zoraïs étaient de loin les plus réceptifs à la magie des Kamis. Déjà pourvus d’une grande taille et d’une peau bleue, qui les distinguaient du reste de l’hominité, un masque osseux et cornu leur poussait en outre sur le visage, depuis leur front, dans leur adolescence. Ce masque représentait l’âme véritable de son porteur et témoignait du lien unique qu’il entretenait avec les Kamis. Pourtant, si chaque Zoraï vénérait les Kamis, tous n’étaient pas d’accord quant à l’identité du Kami Suprême. Pour la majorité des Zoraïs, les Kamis servaient Jena, la Déesse de l'Astre du Jour et la Mère de l’Hominité. Pour la tribu dissidente, Jena était une déesse usurpatrice venue du ciel, étrangère à Atys, et lui voulant du mal. Selon eux, le seul et unique Kami Suprême était Ma-Duk, signifiant « Grand Masque » en langage zoraï. Il était le Grand Géniteur, endormi dans les profondeurs d’Atys. Un dieu que personne ne reconnaissait hormis eux.

Mais la discordance ne s'arrêtait pas là. La Théocratie Zoraï, devenue particulièrement isolationniste au cours du dernier siècle, avait construit la Grande Muraille, gigantesque édifice protégeant les frontières de la Jungle de tout contact étranger. Pourtant, cette Grande Muraille n'avait jamais empêché la Théocratie de maintenir ses relations avec la Karavan, un étrange groupe d’hominoïdes vêtus de la tête aux pieds de surprenantes armures noires et usant d’instruments prodigieux. Ces singulières entités, dont personne ne connaissait la véritable nature, vivaient dans le ciel d’Atys. Pourvus d’une technologie inconnue de tous, et voyageant à l’aide de curieux véhicules capables de vaincre la gravité, ils sillonnaient le ciel afin de propager la parole et servir les intérêts de la déesse Jena. En échange de leur loyauté, la Karavan avait transmis aux Zoraïs les secrets du magnétisme et des propriétés électrostatiques, et leur avait aussi enseigné l’écriture. Si les Kamis abominaient la Karavan, et n’hésitaient pas à le faire savoir aux homins, cela n’avait pourtant jamais empêché le Conseil des Sages d’accepter leurs cadeaux, et d’utiliser encore aujourd’hui le savoir karavanier pour faire léviter les bâtiments de Zoran. Pour la tribu dissidente, en tant qu’apôtre de Jena abhorrée des Kamis, la Karavan devait être considérée comme une menace sérieuse et être combattue en conséquence.

Là, se situaient les divergences. Des divergences qui échauffaient l’esprit du Grand Sage Min-Cho et de ses conseillers, incapables d’accepter toute critique idéologique, et qui donnaient à la tribu dissidente des envies de guerre sainte. Plutôt que de l’attaquer frontalement, craignant les prouesses de ses soldats et les mystérieux pouvoirs de Grand-Mère Bä-Bä, la Théocratie Zoraï faisait passer la tribu pour une vulgaire secte païenne auprès des peuplades de la Jungle. Ce qui avait jusqu’alors plutôt bien fonctionné.

Pour Pü Fu-Tao, le petit dernier-né, que l'écho lointain d’un cri d’oiseau venait de réveiller, rien de tout ça ne faisait encore sens. Et pourtant, de ses grands yeux noirs, il regardait les villageois d’un air étonné, conscient que, aujourd’hui, quelque chose semblait différer. Peut-être savait-il, au fond de lui, que quelque chose d’important était sur le point d’arriver. Lorsque, reconnaissant les ruelles entre les huttes, il comprit qu’ils se rendaient chez Grand-Mère Bä-Bä, son cœur commença à s’emballer. Il n’aimait pas la vieille dame. Son masque décharné lui faisait peur, son odeur lui piquait le nez, et sa présence était associée à la maladie. Grand-Mère Bä-Bä était en effet aussi la soigneuse du village, qu’on allait voir pour trouver solution à ses problèmes. Si le couple Fu-Tao représentait l’autorité au sein de la tribu, tout le monde savait que Grand-Mère Bä-Bä était en réalité le pilier central de la communauté. On racontait qu’elle était plus vieille que le plus vieux Zoraï du pays, et qu’elle avait aidé à accoucher chaque membre de la tribu.

Lorsque le cortège arriva devant la gigantesque hutte de Grand-Mère Bä-Bä, au point culminant du village, Pü, sentant les larmes monter, agrippa fort la tunique de sa mère. Looï posa son front contre le sien, ce qui eut pour effet de le rassurer, et avança vers la grande hutte, son fils dans les bras. Pü eut tout juste le temps de jeter un regard derrière lui, pour apercevoir son frère lui faire des signes d’encouragement, avant que de grands rideaux n'obstruent sa vision, et que l’odeur caractéristique de l’habitation lui arrive au nez. Dans le fond de la pièce principale, Grand-Mère Bä-Bä s’affairait au-dessus d’une marmite d'ambre. Malgré son âge très avancé, elle était particulièrement vive et agile, sortant à toute vitesse diverses plantes et racines de la multitude de poches qui composaient son tablier. Rien ne laissait présager pourtant une telle vitalité, tant son corps livide, osseux et sec était parcouru de profondes rides. Grand-Mère Bä-Bä repoussait sans cesse la mort, et tout le monde savait qu’elle devait ça à ses pouvoirs kamiques.

« Approche ma fille, dit-elle d’une voix caverneuse, sans poser le regard sur ses invités. Pose ton fils sur l’autel, je suis bientôt prête. »

Obéissant, Looï s’avança vers une belle souche taillée. Lorsqu’elle posa délicatement son fils sur la surface ferme, rompant ainsi le contact maternel, celui-ci commença à pleurer.

« Ne le réconforte pas ma fille. Les larmes nourrissent les prédictions. »

Le jeune Zoraï ne comprenait pas. Il avait beau émettre des signaux d’alerte, sa mère ne réagissait pas, le regardant d’un air étrange, penchée au-dessus de lui. Alors que Pü tendait les bras, essayant d’attraper les longues tresses de sa mère, le masque hideux de la vieille dame coupa le contact visuel. Ses pleurs redoublèrent.

« Tiens-le bien, et ne panique pas comme avec ton premier fils. Tout va bien se passer. »

Grand-Mère Bä-Bä sortit de son tablier une dague à la lame noire finement gravée, et attrapa délicatement la main du jeune Zoraï. Au contact de la peau craquelée, Pü frissonna et commença à se débattre. Malheureusement pour lui, sa mère ne le laissa pas faire, et le maintint fermement. Qu’avait-il fait de mal ? Pourquoi devait-il subir tout ça ? Alors qu’il se sentait déjà au plus bas, le pire arriva. La vieille dame posa le tranchant de l’arme sur sa paume et referma un à un ses petits doigts sur la lame. Puis, elle appuya d’un coup sec. Électrisé par la douleur, Pü se mit à hurler, alors que sa mère le regardait d’un air éteint, tout en forçant son maintien. Lui qui l’aimait tant avait cru son amour réciproque. Mais sans qu’il sut pourquoi, elle le laissait à la merci de la sorcière, et participait à son calvaire.

« C’est bientôt terminé, il ne me reste plus qu’à récolter le précieux liquide. N’essaye pas de le calmer, la douleur donne de la force au sang. »

La vieille dame posa la dague sur l’autel et récupéra une petite bourse de cuir dans son tablier. Un à un, elle en sortit sept étranges dés orangés, qu’elle passa sur la lame ensanglantée. Une fois la dernière relique bénie par le sang, elle incanta une formule. Alors, les étranges symboles gravés sur les faces d'ambre des dés absorbèrent la lumière et s’animèrent. Pü avait totalement cessé de pleurer, hypnotisé par le terrifiant spectacle qui se déployait devant ses yeux. La sorcière lançait à toute vitesse et sans interruption les dés sur l’autel, lesquels projetaient sur les parois des fresques animées rougeâtres.

Pü contemplait une ronde composée d’homins et de Kamis. Une ronde en train de danser sur les murs circulaires de la hutte. Il pouvait presque les entendre chanter. S’arrêtant brusquement, les Kamis se muèrent en de gigantesques gueules et dévorèrent une grande partie des homins, qui tentaient en vain de se débattre. La scène se concentra alors sur les survivants de la danse macabre, qui, menés par un Zoraï, gravirent une montagne de cadavres. Quoique la pente gagnât en raideur à chaque nouveau pas, de nouveaux homins rejoignaient la troupe et aidaient à son ascension. Finalement, arrivé au sommet, le guerrier brandit son épée vers le ciel et brisa d’un coup l’astre qui y trônait. Au même moment, les dés s’éteignirent et rendirent la lumière à la hutte.

Grand-Mère Bä-Bä regarda longuement Looï, mutique. La Zoraï se pencha sur son fils et l’attrapa délicatement. Pü, qui semblait totalement ailleurs, reprit contact avec la réalité au moment où sa mère le colla contre sa poitrine. Son calvaire était terminé, elle l’aimait toujours. Il s’endormit sur le coup.

… évita soigneusement de croiser le regard de son époux,…

« Tu sais ce que tu dois leur dire, ma fille », déclara finalement la vieille dame sans quitter Looï des yeux.

Avançant de quelques pas, elle posa un doigt sur la main mutilée de l’enfant. La plaie se referma sur-le-champ.

« À partir d’aujourd’hui, l’avenir de ton fils, et peut-être même de l’hominité toute entière, repose sur ton mensonge. Il est un mal nécessaire. N’oublie jamais.

— Je sais Grand-Mère… Merci pour tout », murmura-t-elle, la voix tremblante.

Fébrile, Looï l’embrassa sur la joue, et se dirigea vers la sortie de la hutte, serrant son fils contre son cœur. Dans son sommeil, Pü pouvait le sentir battre très fort. Poussant les rideaux en s’avançant, elle fit face à tout son peuple. Chaque membre de la tribu la fixait d’un regard lourd, attendant le verdict. Elle évita soigneusement de croiser le regard de son époux, et par-dessus tout, celui de son premier fils. S’éclaircissant un peu la voix, elle prit alors la parole.

« Grand-Mère Bä-Bä a lancé les dés ! J’ai l’insigne honneur d’annoncer aujourd’hui les prédictions qu’elle a faites à l’occasion du premier anniversaire de mon second fils, Pü Fu-Tao. Alors que Niï, futur Masque Noir, deviendra le Guerrier Sacré, allant jusqu’au ciel pour anéantir la Karavan et Jena, Pü le secondera tout au long de son périple ! Il sera son Ombre, qui le conseillera à chaque instant et n’hésitera pas à sacrifier sa vie pour le protéger ! Loués soient mes fils ! Loué soit Ma-Duk ! Ce soir, nous festoierons à la gloire de la Guerre Sacrée et l’avènement prochain des Jours Heureux ! »

Une acclamation sans pareille parcourut l’assemblée. Se réveillant en sursaut, Pü balaya la foule du regard. Celui-ci s’arrêta net sur le masque noir de son père. Le petit Zoraï ouvrit grand les yeux d’étonnement : pour la première fois, il devina un sourire.

Bélénor Nébius, narrateurCheng Lai'SuKi, illustratrice