Chronique:Chrysalide

De EncyclopAtys

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Chronique:Chrysalide
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La Forêt s’éveillait à peine, jupon de brume et gilet de coton blanc. Ainsi brodé de dentelles délicates, de molletons immaculés et d’ourlets soyeux, Mystia, par ses atours, annonçait sans détours l’hiver et le froid. Le charretier souffla dans ses mains ankylosées pour se donner une contenance plus que par nécessité. Les nombreuses pelletées de fumier avaient suffi à les réchauffer et c’était, pour l’heure, de courage dont avait besoin Lebi Cabelo, et d’un peu de temps avant de prendre les rênes et diriger son attelage vers la Grande Serre de Jino.

Haletant, aussi rougeaud qu’un Matis puisse l’être, il finit par grimper sur le siège. Le grincement de l’appareil fut aussitôt étouffé par le sifflement aigu de Lebi, et le claquement des lanières de cuir sur le flanc des mektoubs. Les bêtes renâclèrent, avant de s’élancer, sur ce chemin si connu qu’elles auraient pu le parcourir sans leur maître. Ce dernier n’y aurait rien trouvé à redire d’ailleurs, plus tendu que le frein qu’il desserra presque à regret.

Des vapeurs épaisses, bleu pâle, s’élevaient en volutes du chargement, molles, presque lascives, se tordant au rythme des cahots incessants du tombereau. Comme le capitaine absent des vaisseaux fantômes d’autrefois Lebi, semblait flotter sous une nappe de ciel gazeux et glisser sur les crêtes blanches des vagues d’une mer boréale. Dos et trompes émergeant des brumes, monstres imaginaires des cartes maritimes Tryker, les mektoubs n’existaient plus, le conducteur matis serrait les rênes comme le marin sert un gouvernail, l’œil vide et l’esprit au loin.

Capitaine ! songea-t-il, se retournant presque.

Quelque chose scintilla, rappelant l'esprit vagabond, stoppé net au bout d'un fil que l'on tend brusquement. Lumière blanche furtive, mirage. C'est d'abord le corps qui réagit. Les poils se hérissent, le cœur bondit. Jena...

L'attelage passa devant la Karavan, éclair blanc, cuir noir perlé de reflets liquides et laiteux, matières irisées d'inconnu, silhouettes encapuchonnées, insondables, vénérables... Le temps fut suspendu, la brume s'évanouit, Lebi tourna la tête lentement, timonier d'un navire, qui passe au large d'une île inaccessible et belle. Comme dans un rêve.

« Nec menates ! »

Mots qui claquent ! Qui frappent sans ambages. Coup de coude dans les côtes d’un dormeur paisible, lumière vive à travers les paupières encore lourdes du matin, le songe prit fin…

Les mektoubs réagirent en premier, stoppant net et soufflant bruyamment. Lebi tira sur les rênes, par réflexe, dernier privilège de l’homin sur la bête lorsque l’instinct prévaut.

Cinq gardes et quinte de toux pour un charretier…

« Halte ! »
« Kof ! Kof ! Kof ! »
« Ordre du Roi Jinovitch, Fils de Jena ! Nous contrôlons tout chargement suspect dans Jino.
« Kof ! Kof ! »
« Serrez le frein et cessez de tousser ! »

Lebi hésita un moment. Maugréant : il en avait de bonnes ce garde ! Cesser de tousser… Session de troupier… Troufion de fessier !

« Kof ! Kof ! Kof ! »
« Cessez de tousser ! »
« Je ne tousse pas ! »
« Si vous toussez ! »
« Non je ris ! »
« Ha ? »
« Kof ! Je ri… sque ma santé pour livrer ce fumier à la Grande Serre de Jino chaque semaine !
« Oui… »
« Bien sûr ! »
« Vraiment ? »
« Allons Silvo, tu me connais non ? Je viens de l’étable avec un chargement de fumier pour la Serre…comme chaque semaine que notre Roi bien aimé nous offre ! »
« Je sais Lebi… Mais j’ai des ordres… »
« Alors fouilles vas-y ! Si tu crois qu’un prince se cache dans un tas de merde ! »
« Lebi ! »
« Quoi ? »

Silvo et les quatre autres gardes plantèrent leur pique dans le tas de fumier. Ils n’en retirèrent qu’un bruit de succion, une odeur désagréable, la désapprobation d’un charretier et la croupe de deux mektoubs s’éloignant… avec la fierté qui manquait à ce tableau.

« Silvo ? »
« Oui ? »
« Tu le laisses filer ? »
« Et ? Tu crois vraiment qu’un Roi Matis irait se fourrer là dedans ? »
« Un roi ? »
« La ferme Fulvo ! »

Deux choses différenciaient alors Lebi d'un mort : le rythme quelque peu erratique de son cœur et dix foulées de mektoub avant la Grande Serre.

* * *

Sebio entra dans l'habit-arbre de son maître. C'était un moment unique, qu'il attendait chaque jour de la même façon depuis qu'il était à son service, comme un Esclave de la Sève en manque de drogue. Il s'arrêta sur le seuil, un instant désorienté par la téléportation. Mais ça n'était pas pour cette raison qu'il tardait à ouvrir les yeux. Il aimait profiter progressivement, méthodiquement de tout cela, comme si sa propre conscience refusait de se laisser emporter. Il n'oublierait jamais cependant la première fois, quand il avait sombré, l'esprit fragmenté comme le pollen dans la tempête, jeté au sol sans ménagement par ses propres sens pris d'assaut. Anéanti. Sans raison point de beauté disent les matis.

Voyageur, pouvait-il l'être sans bouger ? Connaître le monde au seuil d'une porte, tel était le pouvoir que procuraient ces lieux. Entrer chez lui c'était renaître, c'était pénétrer dans la forêt un soir d'été, après une vie privée de sensations. Tout n'était qu'odeurs, couleurs et sons. La vie, l'émotion, la mort, mêlées, au service d'un seul homin.

C'est d'abord le son qui le transporta. Frémissement, grattement, bouillonnement, gémissement, craquement. Son maître lui avait un jour révélé le secret de ces bruits, la nature elle-même. Il y a de la musique en toute chose, rappelait-il, donnez vous la peine de l'entendre. La vie donne une forme au vide et la musique, au silence.

Et le vide n'existait pas ici. Les fragrances uniques se mélangeaient, tantôt douces, tantôt fortes et agressives. Sebio inspirait profondément, prenant ce cadeau de senteur à pleins poumons. Quand enfin il se décida à ouvrir les yeux, au bord de l'asphyxie, il poussa un soupir de soulagement, ravi par la vision qui s'offrait à lui : troncs veinés et vénérables qui disparaissent dans les feuillages, nuées arlequines, ivoire et vert profond, déversant leur pluie de couleurs, sur un gazon céladon, piqueté d'ambre et de blanc, de corolles florales. Papillons graciles qui volètent ici là, planent sur des rigoles au flot vigoureux, et se posent les ailes ouvertes sur des pétales langoureux. Et le démiurge solitaire au milieu de son œuvre, assis à son bureau, parmi les homins.

Sebio eut pour la première fois l'impression que son maître tranchait sur l'ensemble harmonieux. Il comprit alors d'où venait le grattement qu'il avait entendu en entrant.

Le vénérable matis, à peine vêtu, noircissait nerveusement, de sa plume une feuille de parchemin. Il y en avait des piles entières posées ça et là, autour de lui.

« Maître ? », hasarda Sebio.

Le vieil homin ne répondit pas tout de suite, continuant à griffonner ses pages comme si rien d'autre ne comptait.

« Maître Lenardi ? », reprit courageusement le wivan.
« Ah ! Sebio… Tu es là… »
« Oui Ser. »
« Fidèle Sebio… Je te libère… Tu peux rentrer chez toi. », souffla Lenardi tout en grattant le parchemin de sa plume.

Le jeune serviteur ne comprenait pas.

« Maître ? Vous me libérez ? »
« Oui rentre chez toi mon ami, tu n’es plus un serviteur, plus le mien en tout cas. »
« Mais vous ai-je mal servi ? »
« Non Sebio. Que du contraire ! Je n’ai plus besoin de tes services, c’est tout. »
« Mais Maître… Je… »

Le Grand Architecte du Vivant s’arrêta un instant et leva les yeux vers son wivan. Il vit alors les larmes couler sur les joues de Sebio.

« Je… J’ai une tâche à te confier, la dernière. »
« Ser ? »
« Si je disparais, je veux que tu rassembles toutes mes notes, que tu les caches, jusqu’à ce qu’un matis, celui qui portera légitimement le médaillon de Manalitch, les réclame. »
« Mais maître, vous n’allez pas… »
« Fais ce que je te dis une dernière fois, par Jena ! »
« Bien. Je le ferai, mon maître. »
« Maintenant laisse moi, j’ai du travail. »

* * *

L’air était vif cette nuit là, les yeux rougis par le manque de sommeil les matis attendaient, tapis dans les buissons qui bordaient l’une des routes du district de Zachini. Depuis quelques temps, les patrouilles étaient innombrables au sein de la capitale et le couvre-feu de mise dès les dernières lueurs du jour éteintes.

« Jusqu’ici tout va bien », murmura l’un des inconnus. « Je serai tranquille lorsque nous aurons tous regagné nos quartiers et que vous serez dehors, lâcha un autre. »
« Moi aussi. Il me pèse de vous faire courir ce risque à tous. »
« Allons tout est pesé et emballé depuis longtemps, nous savons tous ce que nous risquons ce soir. »

La lanterne d’une patrouille mit fin au débat. Les pointes des lances et les angles les plus aigus des Paroks rutilantes reflétaient la lumière des lampes vivantes. Chaleur au cœur de la nuit et du froid de l’hiver, ou alors, peut-être, annonce de la mort glaçante. Les fugitifs retinrent leur souffle.

Les gardes passèrent sans même détourner la tête, l’un d’eux toussa à deux reprises, c’était le signal.
Les quatre embusqués attendirent un moment que la patrouille s’éloigne avant de s’élancer vers le belvédère, encore recroquevillés, trébuchant, engourdis par leur attente immobile.

C’était une belle nuit d’hiver. Les nuages, figés, étaient tombés pour couvrir le corps d’Atys d’un linceul immaculé, et Sagaritis se penchait lentement vers elle, amant éternel, pleurant sa bien-aimée. Il posa les boucles de sa chevelure argentée sur le corps froid de l’endormie, la couvrant de baisers. Ses larmes glacées par le gel, piquetaient le ciel d’étoiles, égayant le noir de l’oubli, de lumière et d’espoir. Le cœur de l’astre disparut un instant derrière une étable que ses anneaux entourèrent parfaitement. Fugitif, le temps l’était aussi.

Ils rejoignirent la cible quelques heures avant l’aurore. Reprenant leur souffle à l’unisson, le dos plaqué contre le mur, espérant que la tour de garde ait détourné le regard, ils écoutaient le soufflement paisible des mektoub, diapason du calme à retrouver.

* * *

« Yrkanis… Mon fils… Il te faut fuir.»
« Comment ? Il n’y a pas d’issues. Je suis comme le papillon prisonnier d’une lampe. »
« Je l’éteindrai pour toi. »
« Éteindre la lampe ou libérer le papillon ? Les Zoraï emprisonnent des insectes dans leur lumière, est-ce là qu’il faut chercher la solution ? »
« Le temps n’est pas à la contemplation, mais à l’action. Les Zoraï figent les créatures volantes dans l’ambre pour marquer leur pouvoir sur le temps. Toi l’héritier de Zachini, tu graveras ton empreinte sur l’Histoire. »
« Maître… »
« Cesse de m’appeler Maître, tu en sais à présent presque autant que moi. Ton père a fait de moi ton parrain il y a longtemps…. »
« Yasson est mort prématurément et… »
« Oui ! Assassiné. »
« … »
« Je lui ai promis de t’inculquer les valeurs que nous partagions, celles des matis. Je lui ai promis de faire de toi un homin noble et valeureux… Un modèle comme il l’était. »
« Père… »
« Oui… J’aurais voulu être le tien. Ma plus grande œuvre. »
« Mais Lea ? »
« Je chéris Lea car elle est ma chair. Je l’aimerai même lorsque mon corps détruit ne retrouvera pas le chemin de la vie. Car le temps viendra où Jena brisera le pacte pour m’accueillir en son sein, comme Elle l’a annoncée. Mais c’est toi l’héritier… Fils de Yasson. Et je dois être fidèle à la parole donnée. Quitte la ville, l’exil t’attend, Jinovitch a vu ta fuite, mais elle ne se passera pas comme il l’a prévue. »
« Mon oncle sait ? »
« Bien sûr, il l’appelle de ses vœux car il veut te tuer comme il tua ton père. »
« Que dois-je faire ? »
« Tu dois te comporter comme un insecte. Mais pas le papillon que tous, aux aguets, s’attendent à capturer dans leur filet, pour mieux l’écraser, non… »
« Que serais-je ? Père ? »
« Un ver, tu seras un ver… »

* * *

Ils furent avalés un à un par l’obscurité de la mektouberie, ventre protecteur de quelque animal de mythologie. Le masque était là, caché dans les entrailles de foin. Joyau de science sur la simplicité faite écrin.

Ils se regardèrent un moment sans parler, ils auraient voulu se jeter dans les bras l’un de l’autre, se donner de grandes claques dans le dos pour étouffer les sanglots, pour stopper quelques larmes qui montaient trahissant leur tristesse. Mais ils étaient matis, nobles et fiers et ne devaient pas montrer leur faiblesse.

« Eh! Bien il est temps… », dit l’un deux, pour briser le silence et raffermir sa voix.

Le froid facilitait les choses car les yeux rougis, les joues empourprées, et les larmes figées en stalactites de gel, masquaient les émotions bien mieux que le meilleur des aplombs.

« Filenai ! Nai Sondei ! », continua-t-il.
« Na Karan ! », répondirent-ils en cœur.

Ils s’étaient dit au revoir avant de partir. Aucun ne flancha en effusion. Ils savaient tous ce qui les guidaient et leur loyauté n’avait pas de faille. Parmi eux aucun fyros et pourtant ils brûlaient tous du feu sacré qui anime et brûle ceux qui frôlent la mort à l’unisson. Par amitié.

Le Matis se dévêtit complétement. Quittant les oripeaux d’une vie passée, mis à nu, fragile et fort à la fois, présent difficile et future destinée, Yrkanis se préparait pour autre chose. Vermisseau prisonnier, les cieux peut-être l’attendaient, cadeau de Jena pour ses ailes anémiées ou rançon définitive des erreurs commises. Le prince inspira profondément avant d’avaler le breuvage qui l’aiderait à tenir si longtemps étouffé, privé de sens, en mêlant l’essence et le temps. Le cœur faiblit, pour ne plus battre qu’au diapason d’un Moi inconscient des secousses du chariot. Rodi l’aida à enfiler le masque puis à s’allonger dans le tombereau. Il lui fallait renaître. Graine issue d’un arbre millénaire, éternel aubier, ils le plantèrent dans leur engrais, nourrissant le terreau de leurs ancêtres. Il fallait rompre l’enchantement d’un Roi merdeux par le pouvoir du fumier.

* * *

Lebi Cabelo tira sur les rênes pour stopper l’attelage à l’arrière de la Grande Serre. Les restes desséchés de la précédente livraison formaient une plaque noire contre le tronc gris du bâtiment.

Le charretier soupira en constatant qu’il était dans les temps. Le jour se levait lentement mais l’ombre du grand arbre au fronton de chitine couvrait encore la scène d’une obscurité protectrice.

Ayant adroitement manœuvré les bêtes, il serra le frein, libéra l’attache qui maintenait la remorque et sauta prestement à terre avant de s’emparer d’une pelle qui trônait, plantée comme un autel au milieu du chargement qui se déversait lentement.

« Deles silam ! »

Lebi, occupé à pousser le fumier avec la pelle, suspendit son geste, en entendant la voix erraillée.

« Delées silAam ! Je suis BAaldi DaliAa, jAarrdinier de la Serreuh ! »
« Hummm… »
« Vous êtes LEebii CAabelo, on m’Aa prévenu de vOotre Aarrivée ! »
« Sil… »
« Jee suis Iici pour contrOôler votre chArgement. »
« Je vois, alors allez-y. Contrôlez. »
« FilAa ! »

Le jeune jardinier s’effondra dans le fumier, le crâne fracassé par la pelle du charretier. Ce dernier, haletant, les cheveux collés par la sueur de l’effort et du stress, resta immobile un instant, serrant encore le manche de la bêche, lame levée, ensanglantée.

Quelque chose glissa soudain sans bruit du chariot dans le tas fumant. Un gémissement… Lebi poussa un cri, s’apprêtant au combat. Il suspendit son geste à temps, comme s’il se réveillait d’un cauchemar au sommet de l’escalier mortel. Il jeta la pelle au loin.

« Na Karan ! » s’exclama-t-il en se précipitant vers la forme larvaire qui gesticulait dans la fange.

Dou doum… dou doum… dou doum… dou doum… dou doum… dou doum… dou doum… dou doum…

Le cœur du Prince pompait le sang, extirpant les toxines du corps d’Yrkanis.

Hhhhhhhhheuuuuuuuufffffff ! Eructa le matis en arrachant le masque, absorbant avec avidité l’air qui lui manquait, agenouillé près de Lebi.

« Prince ! Prince ! Il faut fuir ! », pleurait le charretier.

Mais il ne l’entendait pas, la raison encore éteinte, les sens désorientés, il vomit.

« P.. ince… fuy… la Kara… ressusciter… jeune… tué. »
« Siil… »
« Ah ! Mon Prince ! Na Karan, tout ce que vous voulez ! Ne restez pas là je vous en prie ! »
« Hummpfff… »
« Allons partez, suivez le plan, il va revenir et alerter la garde ! »
« Nae… te… »
« Naete ? S’il te plait !? »
« Naete... Cesse de crier ! Tu me vrilles les tempes ! »
« Ah Na Ser ! Vous revenez ! »
« Sil , ça va … mais par pitié cesse de hurler ! »
« Maître j’ai tué le jardinier, il va revenir, il faut partir tout de suite… »
« Tu sais ce que ça signifie ? »
« Oui je le sais… Je les retarderai… Na Karan… Fuyez maintenant. »

Les deux matis se regardèrent, prince et charretier, rênes et règne. Soudain, Yrkanis, se détourna, empoignant le masque qui gisait à ses côté, il s’engouffra dans le soupirail arrière de la Serre qui servait à l’approvisionnement en engrais. Il descendit un moment sur une glissière de bois huilé avant de briser brusquement du séant la croute sèche d’un fumier ancien. Assis sur le trône odorant mais salvateur offert par Lebi, il songea au conducteur d’attelage, il ne l’oublierait jamais.

Le prince connaissait bien la Grande Serre, œuvre de Lenardi. Il n’eut aucun mal à rejoindre les chambres d’embaumement, empruntant des chemins inconnus de la plupart des Praticiens.

Il redoutait cet instant.

Le folklore laissait entendre que la Sève des corps nobles était retirée, offerte aux parents pour nourrir leur habit-arbre, l’enveloppe digérée par les plantes cocons. Mais Yrkanis savait que la sève n’est pas, chez l’homin, une substance physique et prélevable. Il prit une dague cérémonielle laissée là par quelque embaumeur avant de s’approcher d’un cocon végétal. Il entreprit d’en inciser la base, libérant un orifice au pied de la large tige. La plante modifiée s’affaissa rapidement, agonisante. Comme le beurre qui fond sous le soleil. Mais c’était l’odeur insoutenable qui sortait du trou qui poussa le prince à remettre son masque. Il n’hésita pas longtemps avant de plonger la tête dans l’ouverture resserrée. Son corps nu fut aspiré avec un bruit de succion et ses pieds blancs, orteils tendus, furent les derniers à disparaître dans les entrailles organiques de la Grande Serre.

Le temps fut suspendu, alors qu’il évoluait dans le boyau, guidé par les mouvements du chyme de l’intestin végétal, qui lui brûlait au passage la peau.

Aucun homin ne sait encore où il émergea; Rouge, comme la chenille de l’angelio. Mais lorsqu’Yrkanis , fils de Yasson, Roi légitime des Matis, respira l’air de la Forêt, loin de Jino, il n’était plus ni ver, ni chenille. Il était chrysalide et presque papillon.

Il resta de nombreuses années en exil avant que l’histoire et les Matis lui donne raison. Durant ces temps troublés, il n’oublia jamais ceux qui lui avaient permis de s’échapper. Parmi ceux-là beaucoup furent suppliciés. Lebi le charretier, deux des complices fugitifs, Lenardi Bravichi et beaucoup d’autres anonymes furent brûlés vifs. Jena les garde.

Rodi di Varello, put fuir à temps Jino, lors d’une chasse royale. Il est à présent l’un des conseillers du Roi , lui qui posa le masque de survie sur la tête du Prince, comme l’annonce d’un couronnement. Certains disent que c’est à cause de ce masque que Mabreka accueillit le Roi dans son Pays Malade, il n’en est rien. C’est le destin, Jena m’en est témoin, qui le guida. Mais qu’est-ce que la destinée quand mourir n’est rien et que l’on peut renaître ? Et qui suis-je moi qui vous conte l’histoire ?

Je suis Baldi Dalia et je suis mort une fois.

La fuite d’Yrkanis en 2506 après le meurtre de Yasson par Jinovitch, racontée par Baldi Dalia en 2514, un témoin de l'événement.