Chapitre I·VI - Le réveil

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VI - Le réveil

An 2481 de Jena
Du haut de ses presque dix mètres, le kinkoo avançait vivement en tête de cortège. Marquant la cadence et repoussant les Kitins qui se trouvaient sur son passage dans les galeries annexes au grand tunnel qu’il empruntait. Celui-là même qui menait au centre de la kitinière. Pour ce faire, nul besoin d’utiliser ses six puissantes pattes tranchantes, les piques acérées qui défendaient la partie dorsale de son abdomen, ou ses tuyères crâniales à acide. Les cliquetis que produisaient ses appendices buccaux, les phéromones qu’il infusait dans l’air et sa carapace chatoyante bleu-orangé suffisaient à faire fuir n’importe quel ouvrier, soldat, ou éclaireur de la kitinière.

Pour le commun des Kitins, les kinkoos étaient situés au sommet de la pyramide hiérarchique. Ils étaient à la fois les généraux qui planifiaient les opérations militaires de la colonie, mais aussi les exécutants personnels des seigneurs kizaraks, dont ils revêtaient l’autorité et la puissance en leur absence. Aujourd’hui était un jour particulier, puisque le kinkoo assurait la protection de son seigneur. En temps normal, cette tâche était dévolue aux kidinaks, dont l’une des missions principales était de sécuriser les nids royaux, desquels leurs occupants ne sortaient que très rarement. Mais aujourd’hui, le kizarak avait dû abandonner le confort de sa tanière confinée, exposant ainsi ses magnifiques pétales buccaux jaunes et sa robe bleu azur à la vue des Kitins inférieurs. Et hors du nid, qui de mieux placé que son fidèle bras armé pour assurer sa protection ? C’est ainsi que, situé en seconde position dans le cortège, le kizarak laissait le kinkoo conduire la procession dans les galeries de la kitinière, évitant de fait tout contact avec la plèbe. Sur ses flancs et derrière lui, des kinreys faisaient mur de leur carapace, l’isolant ainsi totalement. Ces Kitins ressemblaient à des versions atrophiées du kinkoo. Mesurant seulement cinq mètres, ils étaient pourvus d'une carapace noire, tachetée de jaune, et moins acérée que celle de leur général. Pour le kinkoo, une telle proximité avec son seigneur était rare. D'ordinaire, les ordres de ce dernier lui étaient transmis par des kipestas, Kitins iridescents dotés de six ailes, d’un abdomen allongé rappelant celui de la libellule et d’une poche à venin située sous la tête et reliée à une trompe. Il lui arrivait donc souvent de ne pas voir son seigneur durant plusieurs cycles. S’il regrettait secrètement cette distance, il ne l’avait jamais montré.

Les Kitins étaient des êtres eusociaux, pourvus d’une conscience collective et organisés selon une hiérarchie particulièrement stricte. Chacun d’eux occupait un rôle précis au sein de la colonie, rôle qui requérait le plus souvent peu de capacités réflexives. À l’inverse, certains postes clés nécessitaient des capacités d’improvisation poussées. De ce fait, les Kitins qui occupaient les postes en question développaient bien souvent une conscience plus individuelle. C’était le cas des seigneurs kizaraks, qui dirigeaient la kitinière sous les ordres directs de la reine, et, moins officiellement, de certains de leurs généraux les plus sollicités. Les Kitins non-royaux dont on pensait qu’ils possédaient une conscience individuelle étaient surveillés, dans le cas où des velléités de sécession leur traverseraient l’esprit. Le kinkoo était l’un d’eux, et s’était réveillé il y a peu de l’état d’hypnose dans lequel demeureraient toute leur vie la plupart de ses semblables. Il avait commencé à prendre conscience de sa propre existence alors que son seigneur lui déléguait de plus en plus de tâches. Finalement, il avait compris que les pensées qui ordonnaient jusqu’alors son existence, et qu’ils suivait instinctivement depuis son éclosion, n’étaient pas dictées par un être supérieur, mais sécrétées directement par son système nerveux central. L’esprit bicaméral s’était effondré, libérant l’âme du kinkoo et créant une place pour le « soi » à côté du « nous ». Ce réveil lui avait été particulièrement désagréable, complexifiant à l’extrême un flux de pensées autrefois rigidement canalisé. Pourtant, et à l’inverse de ce qu’on aurait pu croire, cette liberté acquise avait encore renforcé son obédience : la proximité de son seigneur saturait ses récepteurs olfactifs de phéromones, et éveillait en lui d’étranges sensations, des sentiments nouveaux, qui plus que jamais donnaient sens à son existence.

Mais ce n’était pas cette proximité qui faisait de ce jour un jour particulier. En effet, la reine en personne avait ordonné à ses kipekoos, des kipestas royaux plus massifs et colorés que leurs congénères, de prévenir l’ensemble des autorités de la kitinière. La dernière fois que cela s’était produit, une guerre de territoire avait été déclarée, guerre qui avait donné lieu à l’anéantissement d’une kitinière voisine et à la mort de nombreux membres de la colonie. Aussi le kinkoo s’attendait-il à une nouvelle bataille d’envergure, et alors qu’il repoussait les ouvriers qui encombraient le chemin, il réfléchissait déjà à l’organisation de ses troupes. Lorsque le cortège pénétra enfin dans le nid royal, où tous avaient été conviés, alors que les premiers effluves royaux l’atteignaient, le kinkoo sentit sa carapace se raidir. S’il y avait quelque chose qui pouvait le stimuler plus que l’odeur de son seigneur, c’était bien celle de sa mère. Entourée d’un cordon de sécurité composé de kidinaks, la souveraine kitine, dont les excroissances crâniales jaunes et écarlates rappelaient une couronne, siégeait fièrement sur un énorme tapis végétal, qui lui servait à la fois de trône et de couche, et duquel elle ne se levait jamais. Pour autant, l’endroit était parfaitement propre. Une horde d’ouvriers s’attelait constamment à entretenir le matelas de la reine, à nettoyer son gigantesque abdomen nacré, et à approvisionner l’énorme banquet qui lui faisait constamment face. Celui-ci était composé en grande partie de champignons et de viande. En effet, les Kitins mettaient à profit les sombres et humides galeries qui composaient leur vaste territoire pour les transformer en de véritables champignonnières, dans lesquelles ils pratiquaient une agriculture intensive. La viande, quant à elle, était issue de la chasse d'animaux, mais aussi de l’élevage, qu’ils pratiquaient dans une moindre mesure.

Le nid de la reine était bondé de Kitins sixtipèdes et volants, et les individus les plus importants étaient déjà tous réunis. Le haut plafond de l’immense caverne était recouvert de vers luisants, dont la lumière se reflétait sur la carapace des créatures, et embrasait tout l’espace dans un effet kaléidoscopique hypnotisant. Le kinkoo s’avança jusqu’au premier rang et plaça son seigneur à côté des autres kizaraks de la colonie. Alors qu’il s’apprêtait à rejoindre sa propre place, une odeur étrangère vint exciter ses récepteurs olfactifs. Un kipekoo issu d’une colonie ennemie surgit à tire-d'aile dans le nid, suivi bientôt d’autres Kitins de son rang provenant de plusieurs autres kitinières. D’instinct, le kinkoo considéra d’abord ces intrusions comme une attaque frontale et se dressa sur les pattes. Mais il ne lui fallut cependant qu’une fraction de seconde pour se souvenir que ces kipekoos étrangers étaient en réalité des ambassadeurs royaux. De plus, la reine répondit à l’arrivée des messagers par des cliquetis rassurants, afin de calmer ses rejetons et leur faire comprendre que tout était sous contrôle. Pour autant, un parfum de méfiance envahit la tanière. Sous les ordres de leur souveraine, les kidinaks rompirent leur formation et les kipekoos passèrent un à un devant la maîtresse des lieux. De ses pinces massives, elle racla le dos des ambassadeurs pour récupérer les messages olfactifs qui y étaient déposés.

Le kinkoo essayait tant bien que mal de masquer ses émotions et de contrôler les effluves qu’il dégageait. Ce n’était pas un hasard si la reine avait ordonné à tous ses plus importants sujets de se réunir au moment même de l’arrivée des messagers royaux, il en était convaincu. Car à eux tous, les kipekoos étrangers représentaient l’ensemble des souveraines connues. S’il arrivait que les autorités de la kitinière fassent affaire avec d’autres colonies, le kinkoo n’avait jamais connu pareil rassemblement. Mais les mythes, tels que mémorisés et transmis par la poignée de Kitins conscients, faisaient référence à deux grands événements ayant eu lieu bien avant l’éclosion de la reine, et qui avaient nécessité la formation d’une immense alliance kitine : la Nuée Ardente. La première histoire retraçait la guerre contre les Primessences, d’étranges entités surgies des profondeurs du Grand Œuf, et dont l’odeur intense et immaculée était partagée, de manière bien plus ténue, par toutes les créatures qui y vivaient, Kitins compris. Leur puissance était si écrasante que les premières colonies avaient dû mettre leurs rivalités de côté pour la première fois. En effet, les Primessences disposaient de pouvoirs uniques leur permettant de contrôler l'environnement du Grand Œuf, de changer d’apparence à volonté, d'apparaître et de disparaître instantanément et de voyager où bon leur semblait à l’intérieur des complexes dédales de cavernes. Néanmoins, dès la première kitinière envahie et la reine qui y siégeait dévorée, les créatures surnaturelles repartirent en direction du cœur du Grand Œuf, mettant ainsi un terme au conflit. Depuis cet étrange épisode, les Primessences montraient un désintérêt profond pour les Kitins. D’après la seconde histoire, leur attention s’était portée sur un plus grand ennemi : les Stériles. Ces petites créatures bipèdes ressemblaient morphologiquement aux primates bondissants dont les Kitins raffolaient, et étaient pourvus de solides carapaces noires à l’odeur unique et indicible. Plus étrange encore était le fait qu’ils ne partageaient en aucune manière l’odeur des Primessences, qui imprégnait pourtant chaque recoin du Grand Œuf. L’explication tenait probablement au fait que les Stériles étaient issus de la Matrice, le territoire inexploré situé au-dessus du Grand Œuf. Si les Kitins avaient interdiction de briser la Coquille pour se rendre dans la Matrice, les Stériles avaient déjà tenté à de nombreuses reprises de coloniser le Grand Œuf. Pour ce faire, ils avaient dompté de gigantesques créatures cylindriques noires originaires de leur monde, creusant sans discontinuer et brûlant tout sur leur passage. C’est à la suite d’une invasion conséquente que la Nuée Ardente fut reformée. Malheureusement, bien que petits et physiquement très faibles, les Stériles possédaient deux redoutables membres supérieurs, qui pouvaient répandre la mort à distance, et dont la nature du pouvoir dépassait totalement la compréhension des Kitins. Par chance, les Primessences semblaient ne pas apprécier la présence de ces envahisseurs venus d’ailleurs, et devinrent des alliés de circonstance par la force de choses. Pour autant, et même si les Kitins avaient pris conscience depuis longtemps du lien charnel qui unissait le Grand Œuf aux Primessences, ils préféraient jouer la prudence et éviter tout contact avec eux. À ce jour, le kinkoo avait aperçu une seule Primessence, à l’occasion d’une opération militaire l’ayant emmené loin de la kitinière. Celle-ci avait pris la forme d’une boule de poils noire d’à peine un mètre, dotée de deux courtes pattes et de deux longs bras griffus, ainsi que d’une paire d’yeux totalement blancs. Quant aux Stériles, il n’en n’avait jamais vu. Mais après tout, rien ne témoignait de l’existence réelle de ces étranges primates, et peut-être n’étaient-ils que de simples simulacres permettant de tenir les Kitins éloignés de la Matrice…

Perdu dans un flux de pensées qu’il peinait encore à maîtriser, le kinkoo fut ramené brusquement à la réalité par un implacable parfum. La reine exhala une odeur d’asservissement, et à l’unisson, chacun des Kitins présents s’inclina mandibules contre sol. L’individualité du kinkoo vola en éclats sous la pression de l’emprise psychique, et pour la première fois depuis bien longtemps, il lâcha totalement prise. Le « soi » s’effaça au profit du « nous ». La reine redressa son corps massif, et dans un enchaînement subtil de cliquetis, de bourdonnements et de fragrances, elle s’adressa à sa cour : la Coquille avait été percée et une espèce inconnue s’était introduite dans le Grand Œuf. Si les étrangers, tout comme les Stériles, ressemblaient morphologiquement à des primates, ils possédaient en revanche des carapaces interchangeables bien moins solides. Celles-ci leur servaient à protéger une peau flasque dont la couleur variait selon les individus, allant du crème, à l’ocre et au bleu. De plus, leurs membres supérieurs différaient de ceux des ennemis légendaires et étaient principalement munis d’excroissances tranchantes et perforantes. Quant à leur odeur primaire, particulièrement notable, elle rappelait par moment celle des Stériles, tout en étant imprégnée de celle des Primessences. D’ailleurs, ces étranges primates faisaient par moment appel à un pouvoir rappelant celui des créatures surnaturelles, même si de bien de moins grande envergure. C’est à l’aune de ces premières informations que le nom d’« Ambigus » leur fut assigné.

La venue de ces Ambigus confirmait la présence d’espèces inconnues vivant au sein de la Matrice, donnant ainsi crédit au mythe des Stériles, et annonçait le début d’une ère de violence. En effet, la première action des envahisseurs avait été de réduire en cendres un petit nid isolé. Aucun Kitin ne fut épargné, œufs compris. Les autorités de la kitinière à qui appartenait le nid répliquèrent rapidement, et les meurtriers furent tous dévorés. Bravant l’interdiction séculaire, la reine décida d’envoyer des kipestas par-delà la brèche afin d’identifier plus précisément la menace. Une fois revenus, les éclaireurs firent part de leur découverte : la Matrice était un gigantesque monde habitable composé d’une grande variété d’environnements inédits. Son plafond, qui semblait être situé à une distance vertigineuse du sol, changeait de configuration et de couleurs de manière cyclique. Par moments, il était pourvu d’immenses sphères d’ambre mouvantes, qui irradiaient tout l’espace d’une lumière aveuglante. À d’autres moments, il était constellé de milliers de petites gemmes, et la luminosité ambiante rappelait alors la froide et familière lueur du Grand Œuf. Ce monde riche en matières premières était peuplé d’une multitude d’espèces inconnues, dont celle qui avait brisé la Coquille. Les Ambigus vivaient dans des nids de taille très variable dont le point commun était d’être particulièrement désorganisés. Les individus y vaquaient à leurs occupations de manière irrationnelle et beaucoup des actions qu’ils entreprenaient semblaient ne pas être utiles au fonctionnement du nid qu’ils habitaient. Pour les Kitins, ce point était crucial et démontrait l’infériorité des créatures. Après tout, les Kitins et les Primessences, les deux espèces les plus évoluées du Grand Œuf, étaient des êtres collectifs, organisés selon des règles très précises et obéissants à des forces qui les dépassaient singulièrement. À l’inverse, la vie de ces bipèdes semblait n’être régie que par l’individualisme et le chaos. Initialement, la reine à l’origine de la découverte avait pensé garder le secret et exploiter les trésors de la Matrice pour le compte de sa propre colonie. Pourtant, l’existence d’un monde au-delà de la Coquille menaçait l’intégrité même du Grand Œuf, et malgré les nombreuses guerres de territoires qui n’avaient jamais cessé, les kitinières savaient mettre leurs rivalités de côté lorsque nécessaire. Ainsi, la reine entreprit-elle de prévenir toutes ses sœurs. Après plusieurs opérations de reconnaissance et de multiples débats, une décision fut prise : la légendaire Nuée Ardente allait être reformée. Une fois les contrées de la Matrice conquises, elles seraient équitablement réparties entre les différentes colonies.

Finalement, les effluves d’asservissement commencèrent à perdre en intensité, et progressivement, le kinkoo se réveilla. La reine avait terminé son annonce générale et se contentait désormais d’envoyer des messages chimiques et auditifs que seuls les kizaraks pouvaient comprendre. Autour de lui, hormis la présence des kipekoo étrangers, absolument rien ne semblait indiquer le caractère historique du moment. Tandis que certains Kitins quittaient le nid en rang sous les ordres de leur seigneur, d’autres attendaient patiemment de recevoir des instructions. Comme d’ordinaire dans la kitinière, tout s’organisait dans une chorégraphie parfaite, et ce, quelle que soit l’ampleur des événements. Pourtant, au même moment, le kinkoo était en proie à un profond désordre interne. En effet, le réconfortant état de servitude avait bientôt cédé la place aux vertiges du libre-arbitre. Son esprit était en pleine effervescence, traversé par de nouvelles émotions. Une, particulièrement étrange, le troublait et affectait son corps. La chaleur de son hémolymphe semblait avoir pris quelques degrés, son rythme cardiaque gagnait en intensité et sa carapace était parcourue de légers tremblements. En cet instant, le kinkoo ne s’était jamais senti aussi éveillé et libre. Il rêvait de victoires et de reconnaissance. Pour la première fois, il expérimentait l’excitation et l’impatience.

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Des kilomètres plus haut, Pü se réveilla au moment où l’astre ambré disparaissait sous l’horizon. L’enfant avait bien grandi et avoisinait désormais les deux mètres. Sept années s’étaient écoulées depuis qu’il était revenu de son exil rituel forcé. Sept années qui avaient permis à ses doutes de s’apaiser. Progressivement, et malgré le profond désaccord qui l’opposait à son père et à son frère, les convictions du jeune homin avaient commencé à toucher certains membres la tribu : d’après lui, il devenait nécessaire d’arrêter de suivre aveuglément les préceptes du Culte Noir de Ma-Duk, sans pour autant renier le Grand Géniteur. De plus, et malgré les insistantes requêtes de son père, Looï et Grand-Mère Bä-Bä ne prenaient pas parti et laissaient les choses se dérouler sans intervenir. Pour marquer son opposition, le Masque Noir avait refusé que son cadet reçoive les tatouages de mérite qui venaient, en principe, compléter celui reçu au retour d’exil par tout Guerrier Noir. Mais pour Pü, tout cela importait peu. Il ne rêvait pas de l’avènement des Jours Heureux, il les vivait déjà, auprès de sa mère. Pour le jeune idéaliste, tout allait pour le mieux, et rien ne laissait présager que sous ses pieds, le plus terrible des ennemis de l’hominité était en train de s'éveiller…

Bélénor Nébius, narrateur