Une rencontre transportante

De EncyclopAtys

Une rencontre transportante [1]

Par Krill, Tyllwhee.

    C'était une belle matinée d'automne, et Krill inspira une grande bouffée de l'air frais et piquant des Lacs en sortant de chez elle, avant de le relâcher avec un soupir de satisfaction.
Elle aimait Atys dans toutes ses humeurs, toutes ses saisons, toute la diversité de ses paysages. Mais son cœur gardait un attachement particulier pour les Lacs.
Et l'automne était une belle saison. La meilleure pour brasser la bière.
La Trykette sourit à cette idée, en se dirigeant vers le bar d'Avendale. Qu'allait-elle faire aujourd'hui ?

    Elle venait de passer une semaine à fouiller l'humus riche et humide de la Jungle, et elle commençait à mieux comprendre les subtilités du forage dans ce sol si particulier.
Mais le contact direct avec la sciure lui manquait. Un peu de forage récréatif en pays lacustre semblait donc à l'ordre du jour. De préférence près d'un point d'eau fraîche, pour y conserver les tonnelets de bière à bonne température.
Tout à passant commande auprès de Ba’Dardan Naroy, Krill réfléchissait au meilleur endroit où passer la journée.
De préférence, loin des bestioles agressives. Elle n'avait pas envie de faire la course avec un torbak ou un kirosta aujourd’hui. Et pas plus envie de devoir estourbir un clopper trop curieux.
    La petite homine jeta un coup d'œil vers le nord-est, là où un repli dans la grande falaise masquait le passage vers les Lagons de Loria. Elle ne prendrait donc pas la direction du Lac Supérieur aujourd'hui.
Repassant mentalement la carte de ses sites de forage préférés, la Trykette s'avisa soudain qu'il y avait de grands vides dans ses connaissances du Lac de la Liberté. Les bouleversements liés au Second Essaim avaient profondément modifié les veines, et huit années d'exode loin de son foyer avaient émoussé ses souvenirs. Elle s'était dépêchée de re-cartographier les endroits à haut potentiel, comme la Loria ou l'Ile Enchantée, mais avait à peine commencé à noter les filons autour de Fairhaven et Avendale. Et encore. Plus par habitude de foreuse, à force de passer devant, que par volonté délibérée.
Il était temps de remédier à cet oubli.

    Son programme établi, Krill salua le barman, rangea ses tonnelets dans son sac, et prit la direction de Windermeer.
Les transporteurs de New Horizon rendaient la ville bien plus accessible qu'elle ne l'avait été à une époque. Et il y avait eu pléthore de ressources, autour de la cité, avant l'Exode. Il devait bien rester quelque chose.
Sans compter que la cascade conservait l'eau de la baie toujours fraîche.

****


    Krill éclaboussa un garde sur le ponton de Windermeer en contournant la cité à la nage, et rit quand il la menaça gentiment du doigt.
Il ne restait pas grand-chose des riches filons qui avaient fait la réputation de la cité auprès des jeunes foreurs de l'ouest des Lacs, avant l’Essaim. Mais elle avait quand même trouvé quelques veines, et elle était d'excellente humeur. Comme souvent quand elle forait. Quel que soit le résultat de son activité, d'ailleurs.
    Elle s'était même accordée un tonnelet complet de bière, avant d'attaquer la plage au nord de la cité. Ça irait vite : elle n'était pas très grande.
Elle sortit de l'eau, essora ses couettes, et se mit à la recherche des indices qui indiquaient qu'un filon était prêt à être découvert.
Des feuilles mortes, un peu de fibre... Peut-être quelques mesures de sève... Elle commença à piocher pour confirmer ses premières impressions, mais la zone ne semblait guère prometteuse. Il ne lui faudrait pas longtemps pour en faire le tour, et aller se reposer un peu au bar de Windermeer.

    Au bout de quelques coups de pioche, elle réalisa cependant qu'il n'y avait pas que des gardes avec elle sur la plage.
Un Tryker semblait promener son yubo.
Ou plutôt... Krill s'arrêta de forer un instant pour l'observer... Peut-être qu'il essayait d'éloigner le yubo ? En tous cas, il lui disait "Pssss", et faisait de petits gestes dans sa direction.
Krill le regarda un moment, amusée, tandis qu'il arpentait la plage, toujours suivi du yubo, qui ne semblait pas décidé à le lâcher.
Elle le salua poliment quand il passa à proximité, mais il ne sembla pas l'avoir entendue. Du moins, il mit quelques instants à réagir, et à réaliser qu'elle n'était pas un petit herbivore à fourrure rayée doué de parole.
Après quoi, il se lança dans une longue tirade sur l’attention immodérée et importune que les yubos, selon lui, lui portaient.

La Trykette l'écouta en souriant. Elle avait l'habitude des discours d'ivrogne, même si l'homin semblait sobre. Et celui-ci avait au moins le mérite de ne pas bredouiller.
Il se présenta, vaguement, comme un chercheur. Mais il n'avait visiblement jamais entendu parler de la N'ASA avant que Krill n'évoque la Nouvelle Académie des Sciences d’Atys devant lui.
Et quand elle tenta d'en savoir plus sur ses recherches, au cas où il aurait pu rejoindre le groupe réuni par Zorro'Argh, il éluda. Expliquant que ceux à qui il avait parlé de ce qu'il faisait avaient disparu. Ou le pourchassaient.
Cela laissa l'homine perplexe : elle soupçonnait bien que l'inconnu pouvait se révéler horripilant si on le fréquentait trop longtemps, mais elle ne voyait rien qui justifia les choses sinistres qu'il semblait impliquer.

    Mais, alors que Krill hésitait entre sa curiosité et le respect qu'on doit aux secrets des autres, le Tryker sortit un étrange objet de son sac.
Un truc pour, expliqua-t-il, étaler des produits sur d'autres. Fait de poils de yubos et de caprynis, attachés au bout d'un manche. Krill observa l'objet avec curiosité, se demandant comment un homin pouvait disparaître à cause d'une chose pareille. A moins, bien sûr, qu'on n’étale quelque chose de désagréable sur la tête de quelqu'un qui n'avait pas le sens de l'humour. Mais elle avait assez l'habitude d'embêter divers individus de sa connaissance pour savoir qu'on pouvait parfaitement se passer de "l’étaleur" pour faire ce genre de bêtises.

    Le deuxième objet que l'inconnu sortit de son sac était nettement plus bizarre que le premier : un couteau pour un cuisinier fyros, expliqua-t-il. Pour une raison quelconque, ce cuisinier avait souhaité une lame ronde. Fixée au bout d'un manche. Là, même l'esprit taquin de la Trykette ne put trouver de raison suffisante pour qu'on veuille faire disparaître son inventeur. Ou son commanditaire.
Tout cela ressemblait de plus en plus à une vantardise ou aux élucubrations d'un fou. Mais l'homin restait amusant, et Krill attendit patiemment tandis qu'il tirait un troisième objet de son sac.

Celui-ci semblait parfaitement normal. Une fiole.
Emplie d'un liquide, expliqua-t-il, qu'on pouvait boire. Ou étaler.
    Il contenait un peu d'alcool, ainsi que tout un tas d'autres choses. Et Krill crut comprendre que c'était la cause de l'attirance des yubos pour le Tryker.
Apparemment, il en avait donné un peu à un yubo, et tous les autres s'étaient mis à le suivre pour en avoir un peu aussi.
Cela n'avait guère de sens pour la petite homine, et cela dut se voir sur son visage, car l'homin entreprit de faire boire un peu du liquide au yubo.
Il annonça, un peu théâtralement, qu'il fallait attendre que ça fasse effet. Et Krill attendit donc le temps de voir si le yubo se précipitait pour léchouiller l'homin. Ou tout autre comportement imaginable pour un yubo amoureux d'un Tryker. Elle commença d'ailleurs à en imaginer certains, de préférence de mauvais goût, pour passer le temps...

Le résultat, cependant, la laissa parfaitement abasourdie.

Le yubo disparut.
Comme ça.
Un instant, il était sur la plage, grattant la sciure de ses pattes arrières. Et l'instant d'après, il n'était plus en vue nulle part.
Krill eut beau se tourner dans toutes les directions, elle ne put trouver le petit animal.

    Elle reporta son attention sur le Tryker, qui venait de passer brusquement du statut « amusant, potentiellement pénible » à « franchement mystérieux, peut-être dangereux ».
Celui-ci contemplait l'endroit où s'était tenu le yubo, assez fier de lui.
Krill comprenait soudain mieux pourquoi on aurait pu en vouloir à cet homin apparemment anodin. A moins, lui souffla le côté narquois de son esprit, qu'il n'ait fait boire lui-même sa mixture aux homins disparus.
« Euh... Où est passé le yubo ? » Ça semblait une question relativement inoffensive. Même si elle ne put s'empêcher d'ajouter, parce qu'on ne se refait pas : « Et tu es sûr que les yubos te suivent ? Là, on dirait plutôt que tu les éloignes.»
L'inconnu releva la tête, observant le ciel : "Vu l’heure, dans les Plages d'Abondance, je dirais."
Krill le regarda, perplexe. Se moquait-il d'elle ?
« En plus, c'est un gros progrès. Ça n'explose plus. »
Krill fronça les sourcils. Une vague idée essayait de se former, à partir du mot explosion et de la brusque disparition du yubo : « Explose ? Mais quel genre de recherches fais-tu ? »
« Les moyens de transport, la Canopée, la téléportation homine... Un peu le magnétisme zoraï, aussi, mais c'est pour l'aspect ludique. »
La Trykette n'avait jamais rien trouvé de ludique au peu qu'elle savait du magnétisme, mais elle écarta cette idée pour se concentrer sur les souvenirs que ces mots, associés à l'étrange comportement du Tryker, réveillaient chez elle.
Ça datait d'avant l'Exode. Quelque chose que Kaaon avait expliqué à une réunion de l'ASA. Ou au bar. Ou peut-être à une réunion de l'ASA au bar. Quand la goo avait recommencé à se propager autour d'un avant-poste. Et qu’il avait fallu des magnétiseurs pour aider les Matis... La petite homine n'écoutait plus qu'à moitié le discours de son compagnon, une histoire de qualité de paille pour les explosions et de palefrenier zoraï qui n'avait pas fait ce qu'il fallait, cherchant dans les recoins de sa mémoire le nom de cet inventeur génial. Ou fou. A moins que ça ne soit la même chose.

« Tepsen ! Tu es Tepsen, n'est-ce-pas ? »
Le Tryker sursauta. Krill avait peut-être crié un peu fort.
Mais il acquiesça, un peu soupçonneux. "Oy".
Krill n'en revenait pas. Il fallait absolument qu'elle prévienne Zorro'Argh !
    Même si elle était plus une amie de la N’ASA qu'un véritable chercheur, son fondateur et président ne pensait qu’à la science et à la recherche. Et elle savait que c’était un fervent admirateur du Tryker qui se trouvait là, devant elle, alors que plus personne n'avait eu de nouvelles de lui depuis des cycles.
Mais il la regardait toujours avec méfiance, et elle avait bien conscience qu'il avait probablement disparu volontairement pendant toutes ces années. Elle se força donc à reprendre un air calme, et lui demanda poliment si elle pouvait prévenir un de ses amis de sa présence, expliquant succinctement de qui il s'agissait.
    Tepsen accorda l'autorisation sans sourciller, et Krill se dépêcha d'envoyer un izam à Zorro'argh, espérant que celui-ci ne serait pas trop loin, et qu'il pourrait arriver avant que Tepsen ne décide de tirer une nouvelle fois sa révérence.

    Puis, autant pour occuper le Tryker que par curiosité, Krill reprit la conversation à peu près où elle l'avait laissée.
« La téléportation homine ? Tu veux dire que ta mixture - Krill désigna la fiole - "fonctionne aussi sur les homins ? »
« On va voir ça tout de suite » lui répondit Tepsen, en l’aspergeant copieusement, avant que la Trykette ait le temps de réagir.
Krill protesta. « Eh ! Je n'ai aucune envie d'aller dans les Plages d'Abondance, moi ! En plus – elle renifla ses vêtements et fit la grimace – ça pue ton truc ! »
    Mais l'inventeur ne l'écoutait pas, se contenant de la regarder comme il l'avait fait pour le yubo, en déclarant "Il faut attendre que ça fasse effet."
Krill se demandait encore si elle devait prendre sa pioche et sauter sur l'inventeur, quand une étrange nausée la submergea. Le temps qu'elle rouvre les yeux, la plage de Windermeer avait disparu. Remplacée par ce qui ressemblait effectivement aux Plages d'Abondance.
Même si c'était un peu difficile à dire, depuis le milieu d'une meute de torbaks...

    Ils avaient sans doute été aussi surpris que la Trykette par sa brusque arrivée. Mais ils firent vite, très vite, le point de la situation, et se jetèrent sur elle avec toute l'avidité dont ils étaient capables.
Krill n'était pas armée, pas même de sa pioche, et elle ne se faisait guère d'illusions quant à ses chances de battre toute une meute à la course. Elle tenta quand même de leur échapper, maudissant Tepsen autant que le lui permettait sa course effrénée, tandis que les griffes et les dents se rapprochaient.
    Heureusement, au moment où elle espérait que sa graine de vie survivrait à l'appétit des fauves, la nausée revint, et elle se retrouva brutalement, tremblante et ensanglantée, à son point de départ.
Tepsen la regardait en souriant : « Et voilà ! Ça marche aussi sur les homines ! Et ça n'explose plus, c'est un gros progrès ! En plus, on peut revenir à son point de départ. »
    Krill, qui s'apprêtait à se lancer dans une tirade acide sur le choix du point d'atterrissage, en resta coite. Encore heureux qu'elle n'ait pas explosé !
Elle commença maladroitement à fouiller dans son sac, à la recherche de pansements, et surtout de quelque chose à boire pour se calmer, quand Tepsen lui tendit une seconde fiole.
    La Trykette la considéra avec méfiance, se demandant quels effets celle-ci risquait de provoquer et si ça valait la peine d'y goûter.
Tepsen lui expliqua alors que ça la soignerait et que ça lui éviterait de subir une nouvelle téléportation 10 minutes plus tard.
En grommelant, Krill avala le liquide offert. Qui s'avéra effectivement avoir des effets thérapeutiques certains, et une odeur bien plus agréable que le précédent. Impossible, par contre, de savoir à quel point il empêcha réellement une téléportation ultérieure.

    Elle resta assise quelques minutes, le temps de reprendre son souffle et de s’assurer qu’elle ne risquait pas de repartir pour les Plages de façon inopinée. Et elle allait se relever quand elle avisa un ou deux yubos qui tournaient toujours autour de Tepsen.
« Hum. Dis-donc... Ta mixture... Ça attire aussi les homines ? » Krill ne ressentait pas de sentiment particulier pour l'homin, à part une vague exaspération qui refluait, maintenant qu'elle était revenue en vie sur la plage. Et toujours l’amusement un peu interloqué du début. Mais elle ne savait pas si, comme pour la téléportation, il ne fallait pas "attendre le temps que ça fasse effet". Elle n'avait absolument aucune envie de se mettre à suivre Tepsen comme un yubo. Mieux valait encore les torbaks !
    La réaction de l'inventeur la fit presque rire : visiblement, l'idée d’un troupeau d'homines se mettant à le suivre à la place des yubos le paniquait légèrement.

    Heureusement, avant qu'elle n'ait trop eu le temps de s'inquiéter sur ce sujet, ce ne fut pas une horde de Trykettes, mais bien un Tryker seul, qui arriva enfin sur la plage.
    Zorro'Argh avait visiblement reçu le message, et accouru aussi vite qu'il le pouvait, si elle en jugeait pas son apparence.
Elle lui présenta rapidement Tepsen, découvrant au passage que les deux homins partageaient le même nom de famille, Be'Laroy. Et Tepsen ne se fit pas prier pour reprendre l'exhibition de ses inventions, en commençant par le badigeonneur, et en finissant par sa mixture de téléportation.
Utilisant même, à sa demande et malgré les avertissements de Krill, le premier pour enduire Zorro'Argh de la dernière. Les conditions climatiques, ou le sujet de l'expérience, étaient visiblement suffisamment différents pour que Zorro'Argh atterrisse au Couloir Brûlé, plutôt qu'aux Plages d'Abondance. Et il y fut accueilli par des ocyx, au lieu de torbaks. Mais Tepsen était ravi de constater que son invention fonctionnait aussi bien sur des Trykers que des Trykettes ou des yubos.
    Et dès le retour de Zorro’Argh, les deux chercheurs se lancèrent dans une longue discussion à propos de diverses inventions, techniques, pistes de recherches et autres considérations philosophiques.

    Krill tenta de suivre un moment leur conversation, mais elle ne se sentait pas la même fascination que les deux homins pour les explosions. Et l'odeur de la mixture de Tepsen continuait de l'agresser. Elle se dirigea donc vers le lac pour se laver, laissant Zorro'Argh admirer un étrange instrument permettant, apparemment, de couper des branches hautes.
Tout en se récurant et se frottant comme elle pouvait, elle écoutait vaguement d'une oreille le sujet dériver sur les flyners et le rapport entre l'ambre et le magnétisme. Elle secoua la tête en souriant.
    Tout cela confirmait ce qu'elle avait toujours pensé : elle n'avait pas l'étoffe d'une chercheuse. Elle était bien plus intéressée, et amusée, par l'homin Tepsen que par ses inventions. Oh, elle aimait bien tester des trucs rigolos, comme la fois où elle avait fait un tour en flyner.
Mais elle ne souciait pas de savoir comment ça marchait. Surtout quand il s’agissait d’un truc qui vous envoie dans les torbaks, ou les ocyx, et qui empeste vêtements et cheveux pendant des heures. Elle reprit son nettoyage pour la quatrième fois en grommelant.
Décidément, l'eau des lacs n'y suffirait pas. Il ne lui restait plus qu'à aller à Pyr, en espérant que l'eau chaude et les savons des bains seraient plus efficaces contre les odeurs. Et en se promettant de s'arrêter chez Lydix au retour pour se remettre de ses émotions.

    Elle passa saluer les deux homins, qui lui répondirent distraitement, toujours absorbés par leur conversation. Elle ramassa donc son sac, et déchira un pacte pour Pyr en souriant.
Quoi que fasse Tepsen par la suite, elle connaissait un homin qui allait avoir beaucoup de choses à dire à la prochaine réunion de la N'ASA...