De EncyclopAtys
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Version du 8 mars 2024 à 17:06
“Dans leurs navires volants,
Esseulés et affamés,
Guidés par le chant du vent,
Ont trouvé astre à leurs pieds.
Dans la nuit interminable,
Pèlerins et orphelins,
De leurs pouvoirs ineffables,
Ont fait germer le matin.
Dans leur fabrique à idées,
Arrogants et impatients,
Ont oublié le passé,
Ont payé le prix du sang.
Dans leurs barques vacillantes,
Visionnaires et tortionnaires,
De leurs mains sanguinolentes,
Ont enfanté des chimères.Genoux au sol et bras levés vers le ciel, Bélénor observait de ses yeux embués le navire flottant de la Karavan, dont l’étrange matière noire qui composait sa coque reflétait la vive lueur de l’astre du jour. Ses énormes canons ventraux, encore en rotation voici peu, étaient désormais pointés vers les Portes Sud. Là même où la vague d’insectes était en train de déferler. Quoi que la Karavan soit, d’où qu’elle vienne, et quel que soit le lien qui l’unissait à l’hominité, en ce jour, à jamais le peuple Fyros se rappellerait de son arrivée providentielle. Car face à cet essaim monstrueux, quoi d’autre que sa technologie prodigieuse pouvait faire rempart ? La magie des Kamis, certainement. Des Kamis dont l’absence se faisait cruellement sentir, d’ailleurs… Mais qui sait, peut-être que la force de frappe de la Karavan serait suffisante ? Bélénor l’espérait. Comme pour balayer ses craintes, un gigantesque arc électrique se matérialisa soudainement entre le navire volant et la masse grouillante des kitins. L’ignoble couinement qui résonna alors dans la cité témoigna de la violence du choc. Durant de longues secondes, l’armée ennemie fut foudroyée en chaîne. En une attaque, la Karavan venait de lui porter un coup terrible… Mais c’était compter sans la résistance et la ténacité des monstres. Car à peine l’arc électrique eut-il disparu que l’horrible magma fumant de chitine se reforma. Comme s'ils ne faisaient qu’un, les kitins survivants se muèrent en un immense bras qui s’éleva vers le ciel. Avec la distance et la fumée, Bélénor n’était pas capable de percevoir distinctement la scène. Il reconnut cependant sans mal les créatures volantes qui avaient incendié Fyre au début de l’invasion, cette fois-ci réunies en une nuée compacte. Mais l’essaim grouillait aussi de monstres marcheurs. Et si les plus gros semblaient désormais escalader les parois de l’avenue Dyros pour gagner de la hauteur, les plus petits étaient quant à eux portés par des groupes de créatures ailées. Dans le but de disperser la colonne d’insectes, le navire qui la surplombait lança plusieurs salves de bombardement. Malheureusement, cela n’empêcha pas la main titanesque d’atteindre sa cible et de commencer à labourer sa carlingue noire à coups de griffes et de crocs. Pour l’en empêcher, une multitude de petits engins surgirent aussitôt du navire et ouvrirent le feu sur les assaillants. S’engagea alors une terrible bataille aérienne entre l’armée de kitins et la flotte de la Karavan.Comprenant subitement que ses sauveurs ne l’emporteraient pas aussi facilement qu’il l’espérait, Bélénor sentit la panique l’assaillir. Et puis, la voix de Garius retentit derrière lui.
« Bélénor ! »
Décontenancé, le Fyros se releva en chancelant. Garius ? Impossible. Il était en train de perdre la tête. Pourtant c’est bien son ami qu’il vit en se retournant : un géant au crâne rasé et aux épaules larges comme des branches de botoga. Son ami ou Varran, évidemment. Le jumeau Décos, vêtu d’une tenue en peau de varinx jaune et tachetée de noir, caractéristique de la tribu des Larmes du Dragon, venait de la place Hempios, au nord de l’avenue Dyros. Là où un certain nombre de Fyros semblaient s’être réunis. Là où plusieurs petits engins de la Karavan étaient en train d’effectuer des rondes autour du Palais Impérial. Varran leva ses grands bras et cria une seconde fois.
« Bélénor ! Melkiar et moi avons entendu Brandille crier ! Où est-il ? Et Tisse ? Et Xynala ? »
Au même moment, cette dernière surgit du charnier de kitins rempli par le cri de Brandille. Le cœur de Bélénor s’emballa alors de plus belle. Elle était vivante. Il était si soulagé.
« Ici Varran, cracha Xynala en retirant de la matière verdâtre de sa chevelure blonde.
— B… Brandille se trouve ju… juste là, bégaya Bélénor en pointant du doigt le cratère, sans quitter la Fyrosse des yeux.
— Et Tisse ? » continua le colosse.
Xynala échangea un regard avec Bélénor, puis tous deux baissèrent la tête. L’homine décrocha de son dos l’impressionnant fusil de la défunte, et s’avança en direction de Varran, piétinant au passage les carcasses des insectes.
« Tisse s’est fait écraser en voulant me sauver, dit-elle en pointant du fusil la tombe d’écorce. Je n’ai rien pu faire… »
Le regard sombre, le colosse baissa la tête à son tour. Puis, il serra les poings. Assez pour que Bélénor devine les articulations de ses doigts craquer.
« Merde ! Pour le moment, nous devons fuir, et vite. Certains de ces montres n’ont pas pris la Karavan pour cible, et essayent d’atteindre le Palais Impérial ! Y’a beaucoup de gens là-bas ! Moi, je m’occupe de récupérer Brandille ! Vous, foncez vers le Palais ! »
Et en effet, quelques insectes semblables à ceux qui se trouvaient sous les pieds de Xynala, mais de taille bien plus imposante, étaient en train de remonter l’avenue à la poursuite des fuyards qui tentaient de rejoindre la place Hempios. Un soldat monté sur un mektoub était d’ailleurs occupé à attirer l’attention des créatures afin de protéger leurs arrières. Sans attendre, Varran bondit en direction du cratère alors que Xynala et Bélénor s’élançaient vers le Palais. Comme quatorze ans auparavant durant le quart-coriolis, Bélénor était en train de remonter l’avenue Dyros en courant. Et si le souvenir de cette épreuve des Jeux de l’Académie ne faisait pas partie des meilleurs de son enfance, l’envie de survivre à ce cataclysme était évidemment plus forte que son aversion pour la course à pied.
Concentrés sur leur course, les deux Fyros fonçaient vers le nord. Ils furent rapidement rejoints par Varran, portant sur son épaule gauche Brandille, dont l’armure souple et les tresses multicolores avaient en partie brûlé. Ses fesses étaient tournées vers le ciel et sa tête pendait sur le dos massif du colosse. Sans perdre de vue les débris qui jonchaient l’avenue, lui qui était tant habitué à trébucher, Bélénor décéléra afin d’observer le visage de son amie. Yeux clos, Brandille était totalement inerte. Immobile. Inquiet pour sa santé, mais sentant toujours la vie circuler dans son petit corps, Bélénor se reconcentra sur sa course. Il avait pris conscience du lien étrange qui l’unissait à Brandille à la suite de son voyage vers Fort Kronk. Après tout, si le Kami Noir était son premier sauveur, c’était bien Brandille qui, semblant capable de sentir sa présence à distance, avait conduit les autres jusqu’à lui. Dès lors, Bélénor s’était interrogé sur leur relation, et s’était rendu compte que, d’aussi loin qu’il se souvienne, un lien particulier l’avait toujours uni à son amie. Enfin, ce n’est que tout à l’heure, après son cri, qu’il en avait eu la confirmation. Après avoir senti que Brandille était toujours en vie, alors que son corps gisait loin de son regard, dans le petit cratère.
La folle course continua ainsi quelques minutes. Deux cents mètres derrière eux, le mektoubier tentait toujours d’appâter les énormes kinchers et de protéger les fuyards. Malheureusement, le valeureux soldat et sa monture ne pouvaient pas être partout, et certains d’entre eux avaient déjà péri sous les pattes et les crocs des monstres. Arrivé à une bonne centaine de mètres de la place Hempios, Bélénor distingua des soldats impériaux, accompagnés de quelques agents de la Karavan. Leurs étranges combinaisons noires les rendaient parfaitement identifiables. Chacun d’entre eux était positionné sous la grande arche racinaire qui marquait la fin de l’avenue, tandis qu’un engin volant stationnait au-dessus. C’est ce que Bélénor crut, avant de se rendre compte que la machine avançait en réalité dans leur direction.
« Énor ? »
Levant brusquement la tête vers Varran, le Fyros observa les grands yeux mauves de Brandille. Les bras désormais appuyés sur l’épaule du colosse, l’acrobate affichait un air particulièrement sérieux. Bien différent de la moue rieuse à laquelle Bélénor était accoutumé. Quelque chose ne tournait pas rond.
« Brandille ?
— Pardonne moi Énor, mais je vais devoir partir.
— P… Partir ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Si tu veux que je revienne, tu dois me laisser partir.
— Oh là ! Tu ne pars nulle part p’tit gars, Melkiar m’a ordonné de te ramener ! » protesta Varran en resserrant son bras puissant autour des fesses de Brandille.
Décontenancé, Bélénor fixa à nouveau la machine de la Karavan, dont le vrombissement sourd gagnait en intensité. Elle se rapprochait d’eux. Alors, un éclair de lucidité le traversa. C’était donc ça ? Le Fyros déglutit et observa une dernière fois les grands yeux mauves de son amie. L’idée d’être séparé de Brandille le terrifiait.
« Tu reviendras, c’est certain ?
— Oui mon bel Énor, je te le promets. Aussi sûr que le vent soufflera toujours.
— D… D’accord. Alors file.
— Mais qu’est-ce qui se passe, bordel ?! Arrêtez vos conneries, on reste ensemble et on continue à courir ! » s’exclama Xynala.
Et pour toute réponse, Brandille se mit à chanter, sans quitter Bélénor des yeux. Instantanément, sa voix si singulière se répercuta en écho autour des Fyros, dans un étrange effet hypnotique.
- Dans leurs rêves les plus fous,
- Imposteurs et dictateurs,
- Ont fait plier vos genoux,
- Ont vaincu les Profondeurs.
- Dans ma cage sidérale,
- Modelé et cultivée,
- De leurs pouvoirs ineffables,
- Ont gravé ma destinée,
À peine le dernier vers chanté, l’acrobate coula dans le dos de Varran. Ne comprenant pas comment il avait pu lui échapper, le colosse freina et tenta de se saisir du petit être. Mais c’était compter sans les capacités athlétiques de Brandille qui roula sur le sol, fit quelques saltos et atterrit sur un haut bloc d’écorce arraché. Incapable de réagir, les trois Fyros observèrent l’équilibriste en silence. Et si Xynala et Varran partageaient le même air ahuri, Bélénor sourit : finalement, le visage de Brandille avait retrouvé sa moue joviale. Le gratifiant d’un dernier clin d’œil, son amie leva haut les bras face à l’engin de la Karavan, désormais tout proche, et hurla :
- Et puis je crie, je me réveille !
- Entre leurs griffes, je m’émerveille !
- Alors je fuis, je vole au vent !
- Je suis vivante, je suis vivant !
Sans perdre une seconde de plus, Brandille bondit par-dessus ses amis. Le véhicule noir, qui avait commencé à accélérer, réalisa aussitôt une embardée aérienne et s’élança à la poursuite de l’acrobate, qui glissait désormais à vitesse folle en direction d’une ruelle adjacente à l’avenue. À cette occasion, Bélénor put observer en détail l’engin de la Karavan, dont la forme rappelait celle d’une larme. C’était un véhicule d’une quinzaine de mètres de long et de cinq de large dans sa partie la plus bombée. Et s’il était doté d’une multitude d’excroissances technologiques étranges, dont Bélénor ne connaissait pas l’usage, le Fyros devina malgré tout quelques canons et le système qui, probablement, permettait à la machine de vaincre la gravité. Sur le côté de l’engin, les portes latérales ouvertes laissèrent aussi entrevoir plusieurs soldats en combinaison noire, armés d’étranges lances et de fusils. Des soldats prêts à intervenir. Le cœur de Bélénor se serra en se rendant compte que la machine était plus rapide que Brandille. Par chance sa taille joua contre elle, et trop large, elle dut reprendre de l’altitude au moment où l’acrobate disparaissait d’une roulade dans la petite allée sinueuse. Pour autant, l’engin n’abandonna pas et remonta à vive allure les cent mètres de la paroi d’écorce avant de continuer à traquer sa proie en rase-motte au-dessus de la Dorsale.
Interdits, les trois Fyros s’observèrent les uns les autres durant de longues secondes. Que venait-il vraiment de se passer ? Pourquoi la Karavan poursuivait-elle Brandille ? Sans aucun doute, cela avait à voir avec son hurlement surnaturel. Mais surtout, était-il possible que quiconque, aussi rusé soit-il, puisse échapper à la toute-puissance de la Karavan ? Les yeux fermés, Bélénor leva le visage au ciel et serra les dents. Il devait absolument penser à autre chose. Comme pour l’y aider, un cri résonna au loin derrière lui. Cette voix. C’était celle de la générale Euriyaseus Icaron.
« Varran, c’est bien toi ? Xynala ? Aidez ces civils à rejoindre le Palais ! »
À l’unisson, tous tournèrent la tête vers le sud de l’avenue. Cinquante mètres plus bas, la générale était occupée à se battre contre deux kinchers haut de trois mètres. Elle était le mektoubier qu’ils avaient aperçu plus tôt en contrebas. Entre elle et le groupe d’amis, une homine et deux enfants, visiblement au bord de l'épuisement, étaient en train de courir en direction du Palais. Sans perdre une seconde, les trois Fyros se précipitèrent vers eux. Xynala attrapa la fillette, Varran la mère et le garçon. Bélénor, quant à lui, enfila sa paire d’amplificateurs puis soutint la mektoubière de ses soins. L’armure de la vénérable Fyrosse, ainsi que celle de son mektoub, étaient écaillées de toute part. La monture semblait même gravement blessée. Pour autant, cela n’empêchait pas le brave animal de porter le corps d’un homin à l’aide de sa puissante trompe. Finalement, grâce au soutien magique de Bélénor, la générale réussit à achever l’un des deux monstres d’un coup de pique bien placé. Et tandis que le groupe arrivait finalement à l’entrée de la place Hempios, un étrange sifflement retentit. Un flash de lumière plus tard, le dernier kincher s’effondra dans la sciure, le crâne transpercé. Ne comprenant pas ce qui venait de se passer, Bélénor se retourna vers la grande arche racinaire. Face à lui, un agent de la Karavan pointait le bras droit sur la carcasse de la créature. Le projectile lumineux avait été émis par l’étrange appareil qui équipait son avant-bras.
C’était la première fois que Bélénor observait d’aussi près un agent de la Karavan. Mesurant environ un mètre soixante, l’hominoïde était vêtu d’une combinaison intégrale laissant apercevoir des formes féminines, mais ne dévoilant aucun centimètre carré de peau. À ce vêtement serré était associé un voile accroché au niveau du bassin et une capuche recouvrant le casque de l’individu. Un casque constitué d’une large visière blanche et de ce qui semblait être un masque respiratoire. À côté de l’agent, plusieurs autres, dont certains à la carrure plus masculine, scrutaient en silence la bataille céleste. Le Fyros contempla quelques secondes les êtres mystérieux puis ressentit soudainement une étrange pression psychique. La tireuse s’était tournée vers lui et semblait désormais le fixer. Aussitôt, Bélénor détourna le regard et s’avança sous l’arche. Comme Melkiar et Brandille lui avaient un jour dit, les agents de la Karavan dégageaient une aura surnaturelle, à la fois terrifiante et fascinante. Dorénavant, il comprenait. Et sans aucun doute, la sensation était semblable à celle qu’il avait ressentie les rares fois où ses yeux s’étaient posés sur l’Empereur Thesop le Fratricide, comme cette fois-là sur la tribune des vainqueurs, après sa victoire aux Jeux de l’Académie. Imaginant son amie contrainte par plusieurs de ces agents, le Fyros sentit la panique l’assaillir à nouveau. En cet instant, toutes ses pensées étaient tournées vers Brandille. En vie, Brandille l’était. Il le sentait. Mais son amie était-elle libre ? Il le fallait… Sa promesse devait être tenue.
La place Hempios tirait son nom du premier fils de Dyros le Grand, qui, près de deux siècles auparavant, était devenu le second empereur des Fyros. Un empereur qui, suivant les enseignements de la Karavan, avait encouragé les alchimistes d’État à continuer l’étude des propriétés pyrotechniques de certains matériaux. Grâce à cela, la fabrication d’armes à feu fut généralisée, ce qui permit à l’Empire de s’imposer face aux tribus dissidentes, mais aussi d’exister un peu plus sur le plan international. Par ailleurs, depuis cette époque, la maîtrise du feu était devenue une caractéristique forte de la civilisation fyrosse.
D'ordinaire bondée de soldats et de citoyens employés au Palais, la place Hempios s’était transformée en un gigantesque camp de réfugiés, où se mêlaient soldats, citoyens désemparés, agents et véhicules de la Karavan, mais aussi un grand nombre d’homins tués, dont les corps avaient soigneusement été rassemblés à gauche de l’immense bâtiment séculaire. Sur le flanc droit, trois gros transporteurs aériens étaient en train d’accueillir à leur bord des homins. Ces mêmes transporteurs que l’on voyait parfois aux abords des rares villages habités par des tribus servant la Karavan, et qui permettaient aux agents de récolter les précieuses ressources rassemblées par leurs fidèles. Une fois l’arche passée, la générale Icaron commanda à son mektoub de déposer au sol le corps du Fyros qu’il avait porté tout du long. Alors, l'homine et les deux enfants se précipitèrent à son chevet. Le père, à qui Bélénor avait prodigué des soins magiques, était désormais rétabli. Pour autant, il restait toujours inconscient, probablement traumatisé par l’épreuve. La famille remercia mille fois leurs sauveuses et leurs sauveurs, et, désormais en sécurité, la générale Icaron demanda à Xynala ce qu’il était advenu de Tisse. Machinalement, celle-ci répéta la réponse qu’elle avait faite à Varran. Sincèrement touchée, la vénérable Fyrosse exprima longuement sa peine et vanta les mérites de la capitaine tout juste promue. Sans comprendre qu’elle venait d’accentuer leur désarroi, la générale salua finalement les jeunes gens, puis se dirigea vers un groupe de soldats qu’elle venait de repérer. Abattus, les trois amis la regardèrent s'éloigner en silence. Puis Varran demanda à Xynala et Bélénor de le suivre. Il comptait les conduire à Melkiar, qui se trouvait là où les victimes étaient rassemblées.
Pour rejoindre leur ami, le petit groupe dut longer la paroi d’écorce qui délimitait la place et contourner la foule de survivants. Recroquevillés sur eux-mêmes, tous étaient extrêmement silencieux. Seuls les pleurs des enfants, les lamentations de ceux qui avaient tout perdu et les bombardements lointains de la Karavan venaient perturber l’oppressant silence de mort qui régnait désormais sur le cœur historique de Fyre. Sur le trajet, ils passèrent près de plusieurs dizaines de carcasses d’insectes géants, entassées contre la paroi d’écorce. Bélénor regarda en détail l’une d’entre elles, et remarqua que cette créature était assez différente de celles qui avaient enfoncé les Portes Sud. Car si son aspect général rappelait en plusieurs points les « mâchoires ambulantes » de la première vague, beaucoup d’autres éléments l’en différenciaient. Déjà, elle était bien plus imposante. Ses pattes, notamment, étaient plus épaisses et vigoureuses. Ensuite, son crâne était pourvu de deux énormes tuyères suintantes d’un liquide organique étrange, en lieu et place des paires de crochets. Son abdomen, non plus arqué sous ses six pattes mais dressé à l'arrière du thorax, était dépourvu de dard. Pour finir, la couleur brune et jaunâtre de la carapace avait laissé place à un noir de jais constellé par endroits de motifs jaunes. Notamment, une paire d’yeux sinistres semblait être dessinée au niveau du crâne boursouflé de la créature, la rendant ainsi encore plus menaçante. À imaginer toutes ces créatures en vie, Bélénor fut pris d’une nausée.
Après quelques minutes de marche, le groupe atteignit finalement l’emplacement réservé aux victimes. Alors, le cœur de Bélénor se serra. Elles se comptaient déjà par centaines, et de nouveaux tués arrivaient sur des brancards à chaque minute qui passait… Si certains défunts étaient entourés de leurs proches anéantis, d’autres semblaient attendre patiemment qu’on les trouve. Autour d’eux, de nombreux Fyros erraient dans ce vaste champ de pleurs. Hagards, à la recherche de leurs amis, de leurs parents, de leurs enfants ou de leurs amours. Certes, eux étaient toujours vivants. Mais au fond de leur cœur, ils étaient comme morts. Sans s’arrêter, Varran emmena Bélénor et Xynala en direction d’un grand groupe dont les membres étaient vêtus d’une tenue identique à la sienne. Se concentrant sur ces homins, Bélénor essaya de ne pas regarder les linceuls qu’il enjambait. C’est alors qu’il reconnut Melkiar, agenouillé face au corps d’une homine dont les cheveux noirs rappelaient les siens. Couché à côté d’elle, un varinx apprivoisé, long de deux mètres cinquante, était en train de lécher le visage de la défunte. À l’inverse des autres membres de son espèce, ce spécimen possédait un pelage noir tirant sur le bleu, orné de taches marron. L’un des Fyros glissa un mot à l’oreille de Melkiar, qui se leva et se retourna vers ses amis. Si son visage glabre était marqué par la fatigue et le chagrin, l’homin n’avait rien perdu de son aura charismatique.
« Xynala, Bélénor, vous m’avez tant manqué. Dans mes bras, mes amis. »
Les deux Fyros rougirent légèrement et s’avancèrent vers leur camarade, qui les enlaça sans plus de cérémonie.
« Xynala, pourquoi portes-tu le fusil de Tisse ? » murmura-t-il alors sans desserrer l’étau de ses bras.
Instinctivement, la Fyrosse accentua la pression de l’étreinte. Sa voix était nouée par l'émotion :
« Tisse s’est sacrifiée pour me sauver. Tout est allé très vite, je n’ai rien pu faire… »
Un voile de tristesse traversa le regard de Melkiar, bientôt remplacé par une lueur réconfortante.
« Puisque tu n’as rien pu faire, c’est qu’il n’y avait rien à faire Xynala. Je te connais par cœur : si la possibilité t’en avait été donnée, tu aurais agi, c’est certain… »
Melkiar caressa l’épaule de son amie puis continua :
« Bélénor, où est Brandille ? »
Tiraillé par de nombreuses émotions, Bélénor n’entendit pas la question. Entre le soulagement de savoir son ami en vie, la joie de le retrouver, la tristesse de savoir Tisse morte ou encore l’inquiétude pour Brandille, le Fyros ne savait plus où donner de la tête. Quelques secondes passèrent avant que Melkiar l’interpelle à nouveau :
« Bélénor ?
— Ah, oui, pardon Melkiar… Brandille a fui un engin de la Karavan qui voulait l’attraper. Je n’en sais pas plus, mais Varran m’a dit que vous aviez entendu son cri. C’est certainement lié… »
Melkiar soupira et desserra son étreinte, au grand dam de Bélénor et Xynala. D’un large signe de main, le chef de tribu désigna ses camarades.
« Tous ces valeureux soldats sont des membres de ma tribu, dont je vous ferai la présentation plus tard. Ils vous connaissent, je leur ai beaucoup parlé de vous. Comme prévu, nous nous apprêtions à rencontrer l’Empereur Cerakos II, afin de discuter de la situation politique du désert occidental. Puis les tuyères de kün-trazen ont grondé. Les créatures volantes cracheuses de feu sont apparues au moment où le héraut de l’Empereur arrivait en bas de l’escalier menant au Palais.
— Ce sont elles qui ont attaqué le Palais ? » questionna Xynala en pointant du doigt les importants dégâts occasionnés au bâtiment phare.
Alors, Melkiar montra le tas de carcasses que Bélénor avait observé sur le trajet.
« Non. Lorsque les Portes Sud ont cédé, un peloton de ces créatures est tombé du ciel. Il était probablement caché dans les hauteurs. Mais plutôt que de balayer les fuyards déjà rassemblés en masse sur la place, les monstres ont tenté de s’engouffrer dans le Palais. On a réussi à les retenir, au prix de lourdes pertes. Puis, alors que nous pensions le combat perdu, la Karavan est apparue de nulle part. Ce n’est qu’après que l'on a su que d’autres combats avaient eu lieu à l’intérieur du Palais, dans lequel d’autres de ces monstres avaient réussi à s’infiltrer. Heureusement, la famille impériale s’en est sortie indemne. D’après la Karavan, l'essaim, qui est encore aux prises avec leur énorme navire, a servi de diversion afin que les créatures noires puissent agir. À supposer que les insectes de la vague principale étaient des soldats de rang inférieur, ces monstres étaient sans aucun doute des soldats d’élite. Ce qui signifie aussi que ces créatures ne sont pas de simples bêtes, mais des êtres conscients capables de mettre au point des stratégies élaborées. »
Regardant à nouveau la défunte, Melkiar serra les poings.
« Je dois bien admettre que sans l’aide de la Karavan, tous auraient partagé son sort… »
Pour toute réponse, Varran jura. Puis, sans cesser de maugréer, il posa sa grosse main sur l’épaule de son ami.
« D’ailleurs, en parlant du gingo… »
À ces mots, tous se retournèrent. Cinq agents de la Karavan étaient en effet en train de se diriger vers le groupe de Fyros. L’un d’entre eux, à la carrure masculine, portait notamment une combinaison jaune et noir en lieu et place de celles dont tous étaient d’ordinaire vêtus. Bélénor, qui avait toujours associé la Karavan à la couleur noire, bloqua quelques secondes sur l’agent. Il s’agissait peut-être d’un plus haut gradé. L’agent en jaune s’avança alors vers lui et l’interpella. En entendant sa voix étouffée, grésillante et monocorde, dont il était impossible d’identifier le genre ou la nature, le Fyros fut pris d’un étrange vertige. Comme tout à l’heure, l’agent semblait exercer une certaine pression sur son esprit.
« Suivez-moi. Vous aussi », dit-il en matéis en pointant Xynala du doigt.
Instantanément, Melkiar et Varran s’interposèrent entre les agents et leurs deux amis. Le varinx noir, jusqu’alors couché auprès de la défunte, se leva et se mit à grogner.
« Qu’est-ce vous leur voulez ? répondit immédiatement Melkiar.
— Ces homins étaient accompagnés d’un individu qui s'est enfui à l’approche de l’une de nos navettes. Ils doivent être interrogés. Maintenant, suivez-moi. »
Bélénor échangea un regard avec Xynala puis déglutit. Aucun d’entre eux ne pourrait faire quoi que ce soit si la Karavan décidait de les interroger de force. Alors autant coopérer. Et puis, c’était peut-être aussi là l’occasion de comprendre ce qui liait Brandille à la Karavan.
« D’accord, on vous suit, acquiesça-t-il à la surprise générale.
— Quoi ? Il essaie de te manipuler Bélénor, ressaisis-toi ! » s’exclama Melkiar.
Reconnaissant là l'inimitié que son ami ressentait depuis toujours pour la Karavan, Bélénor posa une main apaisante sur son épaule. Melkiar s’inquiétait pour lui ! Finalement, Brandille avait eu raison : les années de séparation n’avaient pas affaibli leur amitié. Les sentiments étaient bel et bien toujours présents.
« Non Melkiar, rassure-toi. Je sais parfaitement ce que je suis en train de faire », dit-il avec calme, bien qu'en son for intérieur, il ne fût pas si sûr d'être maître de ses esprits.
Silencieux, Melkiar fixa intensément Bélénor durant de longues secondes, puis reporta son regard sur l’agent en jaune.
« Soit. Mais alors, seulement si nous pouvons les accompagner. Nous connaissons aussi le Tryker que vous recherchez. Et nous devrons être interrogés ensemble. »
À nouveau, le silence se fit. Au travers de son impénétrable visière blanche, l’agent semblait observer Melkiar, qui soutint son regard sans faillir.
« Peu m’importe », finit-il par trancher, avant de faire volte-face en direction du Palais Impérial, suivi par ses sbires.
C’est ainsi que les quatre amis quittèrent le champ de linceuls pour suivre les agents de la Karavan. Avant de partir, Melkiar ordonna à ses autres compagnons de brûler le corps de l'homine auprès de laquelle ses amis l'avaient trouvé agenouillé. Le varinx noir, qui avait suivi le groupe, ne lâchait pas Melkiar d’une semelle. Méfiant, Bélénor observait le prédateur du coin de l'œil.
« Ne t’inquiète pas Bélénor, il est inoffensif, dit son ami en caressant la grosse tête de l’animal. Comme tu le sais, ma tribu élève des varinx depuis toujours. Celui-ci s’appelle Krodaken. Il est né il y trois ans, juste après le décès de mon père. Une brave bête.
— Excusez-moi de vous interrompre, mais savez-vous pourquoi ces personnes montent à bord des engins de la Karavan ? » questionna alors Xynala en désignant les trois transporteurs qu’ils avaient aperçus à leur arrivée sur la place.
Désormais à portée d’observation des gros véhicules, le petit groupe s’attarda quelques instants sur la scène. Celle d’un barrage d’agents de la Karavan retenant une masse compacte d’homins, et autorisant l’accès à la rampe à seulement quelques personnes, pour la plupart richement habillées. Bien sûr, ce traitement n’était pas du goût de la majorité, et l’énervement commençait à gagner le cœur de la foule.
« J’imagine que quelques fortunés ont dû négocier avec la Karavan pour quitter Fyre le temps que la plèbe se charge de vaincre l’ennemi, cracha alors Melkiar. Tandis que le sort de la majorité des habitants de la capitale reste inconnu, cette bande de couards nombrilistes prépare sa fuite. Ils m’insupportent ! Ont-ils oublié le second des Quatre Piliers de l’Empire ? L’Honneur ? L’Empereur est actuellement en train de discuter de la suite de la bataille avec la Karavan. J’espère qu’une fois que nous nous serons débarrassés de ces monstres, tous ces lâches seront justement punis. »
Finalement parvenus à proximité du pied de l’escalier menant au Palais Impérial, les quatre amis aperçurent une quinzaine d’autres agents. Si plusieurs étaient vêtus de jaune, d’autres portaient une nouvelle armure inconnue, plus massive et bigarrée de noir et de rouge. Arrivés à une vingtaine de mètres, tous se tournèrent simultanément vers les homins, rendant la fin de cette marche particulièrement oppressante. Lorsque finalement, d’un geste de la main, l’agent en jaune fit signe aux Fyros de s’arrêter, tous obéirent. Celui-ci rejoignit alors ses semblables, tandis que les quatre autres vêtus de noir demeuraient auprès des homins. Une rapide discussion plus tard, l’agent en jaune revint vers eux accompagné de ses acolytes.
« Bien. Vous allez être interrogés un à un. Pour faciliter la prise d’informations, nous allons vous placer en état modifié de conscience. Tant que vous coopérerez pleinement, aucun mal ne vous sera fait.
— Quoi ? C’est pas ce qui était convenu ! aboya Varran dans un matéis approximatif, les bras croisés et le torse bombé, croyant naïvement que son gigantisme pouvait impressionner les agents.
— Oui ! Il était seulement convenu que nous serions interrogés ensemble, pas que l'on nous endorme, ou je ne sais quoi », ajouta Melkiar sur un ton menaçant.
Inquiet à l’idée de laisser la Karavan sonder sans contrôle son esprit, Bélénor chercha instinctivement une échappatoire autour de lui. C’est ainsi qu’il vit filer vers eux l’un des petits véhicules jusqu’alors en vol stationnaire au-dessus de la place. Cela avait-il un lien avec l’interrogatoire ? Allaient-ils être transportés ailleurs ? Le Fyros déglutit : s’imaginer seul et inconscient dans l’une de ces étranges machines noires le terrifiait. L’agent en jaune s’avança et brandit son bras droit en avant.
« Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, peu m’importe. Peu m’importe vos supplications. Vous n’êtes pas en mesure d’exiger quoi que ce soit. Coopérez. »
Bras écartés et paumes tournées vers l’arrière, Melkiar poussa ses amis à reculer. Comprenant que les homins n’allaient pas leur obéir sagement, plusieurs agents décrochèrent de leur ceinture un bâton gris semblable à une matraque, dont l’extrémité se chargea aussitôt d’électricité. Puis, ils s’avancèrent. Simultanément, le véhicule se posa derrière les quatre Fyros dans un vrombissement sourd. En forme de croissant, il devait mesurer dans les vingt mètres de large. Derrière le nuage de sciure que venait de soulever la descente de la machine, une porte coulissa alors de bas en haut, et une petite rampe se déploya jusqu’au sol. Deux autres agents sortirent de la navette occultée par la poussière. Les homins étaient désormais encerclés.
« Obéissons, Melkiar… On n’a pas le choix, murmura Xynala.
— Tu comptes vraiment les laisser triturer ton esprit ? Ils sont certainement capables de réécrire nos pensées. C’est trop dangereux. »
Acculés, les quatre amis se serrèrent dos à dos. Capituler ou résister, il n’y avait pas d’autre alternative. Fidèle à ses convictions, Melkiar caressa le pommeau de son épée de sa main droite et la tête de Krodaken de l’autre. Le varinx montrait les crocs. Et alors qu’il s’apprêtait à dégainer son arme, la voix surnaturelle d’un agent de la Karavan tonna en fyrk dans la place Hempios.
« Envoyés et enfants de Jena, j’appelle votre attention. L’Empereur Cerakos II souhaite vous adresser un message de la plus haute importance. »
Bien que l'annonce semblât provenir de plusieurs des véhicules volants qui sillonnaient la place, tous les agents s'y trouvant se tournèrent instantanément vers le Palais Impérial. Au sommet de l’escalier, le jeune Empereur, vêtu de son armure de combat rouge et d’un casque constitué d’impressionnantes cornes, se tenait au côté de sa sœur Leanon et de son épouse, l’Impératrice Lydia. Cette dernière portait dans ses bras le nourrisson Dexton, qui hériterait un jour du titre d’Empereur. Devant eux, une agente vêtue de blanc leva les bras au ciel. L’amplification de sa voix retransmise par les engins aériens accentuait grandement la pression psychique.
« Cessez vos activités et écoutez attentivement ce discours. Car le temps nous est compté ! »
Autour de Bélénor et de ses amis, tous les agents de la Karavan avaient désormais la visière de leur casque tournée vers l'escalier. Ils ne semblaient plus porter aucun intérêt aux quatre Fyros. Plus largement, l’attention de l’immense foule était entièrement dirigée vers la famille impériale. L’Empereur descendit trois marches et l’agente se décala sur le côté. Un silence presque total régnait désormais sur la place Hempios, seulement troublé par le bruit lointain du combat qui opposait toujours le navire volant de la Karavan au monstrueux essaim, et par les détonations qui éclataient à intervalles réguliers à proximité de la grande arche racinaire. La voix de l’Empereur, elle aussi retransmise et amplifiée par les véhicules volants, retentit alors.
« Peuple de Fyre ! Mes frères, mes sœurs ! L’heure est grave, et plus encore que vous ne pouvez l’imaginer ! Car ces monstres, que la Karavan nomme kitins, ont envahi non seulement la capitale de notre glorieux Empire, mais aussi toutes ses cités, ainsi que celles qui parsèment les territoires du Royaume de Matia, de Trykoth et de Zoran ! »
Pour Bélénor, l’annonce fit l’effet d’une bombe. Une longue vague de frissons lui parcourut l’échine. Ainsi donc, Atys toute entière était concernée par cette invasion ? Le nombre de ces créatures était invraisemblable. Elles devaient se compter en dizaine de millions… L’Empereur continua.
« Et malheureusement, aussi puissante soit la Karavan, elle n’est pour l’instant pas en mesure d’arrêter l’Essaim qui déferle en ce moment même sur le monde ! Aussi ai-je dû prendre une décision particulièrement difficile. Celle de quitter notre patrie, afin de protéger nos enfants, mais aussi de permettre à la Karavan de se battre à son plein potentiel, sans se soucier de mettre en péril les vies homines ! »
À ces mots, plusieurs protestations s'élevèrent dans la foule. Et avant même que ses amis ne puissent réagir, Melkiar s’avança jusqu’à l’escalier. Les agents, si autoritaires il y a encore quelques instants, le laissèrent faire sans dire mot. Ils semblaient avoir pris au pied de la lettre le message de leur semblable vêtue de blanc. Melkiar grimpa cinq marches et parla d’une voix forte.
« Mon sharükos, je suis Melkiar de la tribu des Larmes du Dragon. Je comprends la gravité de la menace, mais la fuite n’est pas une option crédible ! L’Empire est peuplé de plusieurs millions de Fyros, répartis sur l’ensemble de notre territoire, de Fort Kronk aux premiers plateaux de Matia : il est impossible d’organiser un tel exode, d’autant que seule une poignée d'entre eux pourra entendre ton message ! »
Plusieurs centaines de paires d’yeux se posèrent aussitôt sur Melkiar. L’Empereur le regarda en silence quelques secondes puis descendit cinq marches.
« Melkiar le Prodige. J’aurais tant aimé que notre rencontre se déroule dans d’autres circonstances. Car hélas, tu as raison : bien que mon message soit en cet instant retransmis dans chaque cité impériale, nous ne réussirons pas à sauver tous les citoyens de l'Empire, et j’en porterai à jamais l’entière responsabilité. En revanche, il est encore temps de sauver notre civilisation ! La Karavan est actuellement présente dans chacune des cités fyrosses, où elle a mis à disposition plusieurs de ses transporteurs. J’annonce que les enfants peuvent d'ores et déjà monter à bord ! Certains citoyens sélectionnés par la Karavan selon leur profession peuvent eux aussi embarquer ! Cela concerne les généraux de l’armée, les membres de l’Académie et du Sénat, ainsi que les hauts fonctionnaires de l’Empire. »
De nouvelles protestations s’élevèrent de la foule qui commençait à s’agiter. Bélénor s’élança à son tour sur les marches de l’escalier, que Melkiar grimpait désormais deux à deux. Il ne savait pas ce que son ami comptait faire, mais dans le doute, il voulait pouvoir l’arrêter.
« Es-tu sérieux, sharükos ?! Trois transporteurs, remplis d’orphelins et de nantis ? Trois transporteurs, seulement, attribués à Fyre ? Combien pour Coriolis ? Un seul ?! Le désert occidental est peuplé de tribus installées dans de petits villages ! Jamais la Karavan n’ira les secourir ! »
Sur la place Hempios, de dangereux mouvements de foule commençaient à se créer, alors que de nombreux Fyros tentaient d’atteindre les transporteurs. L’Empereur descendit à nouveau cinq marches, ferma les yeux un bref instant, puis serra les poings.
« Je sais Melkiar ! Je sais ! Tu crois que je n’ai pas conscience de tout cela ?! Alors que nous parlons, des hordes de ces kitins sont en train de ravager notre bien-aimé pays et de tuer nos frères et nos sœurs. Si je pouvais donner ma vie pour sauver chacun d’entre eux, je le ferai, mille fois ! Mais nous ne sommes pas de taille à affronter cet ennemi. Nous devons accepter les conditions de la Karavan.
— Les conditions ? C’est donc la Karavan qui souhaite sauver préférentiellement certains citoyens ? questionna Melkiar sans s’arrêter de courir. Mon sharükos, ressaisis-toi ! Ils te manipulent ! Nous devons nous battre !
— Melkiar, tu ne comprends donc pas ?
— Si, je comprends parfaitement ! Je… »
Et alors que, à bout de souffle, Bélénor allait finalement rattraper Melkiar, désormais situé à seulement dix marches de l’Empereur, la voix de l’agente résonna à nouveau. Ses mots claquèrent au fond de son crâne et manquèrent de le faire chuter.
« Silence ! Votre Empereur a parlé, et par ma voix, Jena vous ordonne de lui obéir ! Les enfants et les citoyens autorisés rejoindront les transporteurs, car l’avenir de votre civilisation dépend d'eux avant tout. Concernant les autres, ils ne seront pas abandonnés, et de valeureux envoyés de Jena les escorteront durant leur voyage à pied jusqu’au lieu de repli où se rendront les transporteurs. Sachez que de nombreux agents de la Karavan ont déjà donné leur vie pour vous sauver ! Telle est la volonté de votre Mère, la Déesse Jena, qui, pour ses Enfants, est prête au plus grand des sacrifices ! Alors obéissez, homins ! Car si votre peuple vit en ce moment même la pire catastrophe de l’Histoire homine, sachez que votre indiscipline en est l’unique cause ! »
À moitié sonné par la bombe psychique qui venait d’être émise, Melkiar recula d’une marche. Face à lui, épaules voûtées et tête baissée, l’Empereur fixait désormais ses pieds d’un air anéanti. Il avait été mis dans la confidence. Il savait l’horrible vérité, que l’agente allait désormais révéler.
« Cinquième commandement de Jena : Dans les entrailles d’Atys tu ne descendras point, pour que la Sainte Lumière ne quitte point ton cœur, et que les Ténèbres du Dragon ne dévorent point ton âme. Or, alors qu'ils s'étaient enfoncés plus profondément que jamais dans les Mines d’Ambre de Coriolis, des mineurs fyros ont hier découvert et attaqué un nid de kitins. Aujourd’hui, c’est toute l’hominité qui en paie le prix ! »
À ces mots, le cœur de Bélénor se souleva et ses genoux plièrent sous son poids. Non pas à cause de la détonation vocale, mais en raison de la signification du discours prononcé. Car il y a six ans déjà, les Mines d’Ambre de Coriolis avaient été rachetées par Tiralion Nebius. Son père qui, poussé par la quête du profit, avait ordonné à ses Têtes de Pioche d’augmenter le rendement, en dépit des consignes de sécurité et des enseignements de l’Histoire. Ainsi, après le terrible incendie qui avait ravagé le Désert en 2435 et causé la mort de plusieurs dizaines de milliers de Fyros, les Mines d’Ambre se retrouvaient au cœur d’une nouvelle catastrophe écologique. Et cette fois-ci, son père en était le responsable. Son nom serait à jamais associé à cette tragédie. Les yeux exorbités et la mâchoire serrée, Bélénor agrippa son visage et enfonça ses ongles dans sa peau. Ce n’était pas possible. Cette journée n’était qu’un interminable cauchemar, duquel il allait bientôt se réveiller. Il le fallait. Il ne pouvait en être autrement.
« Mon ami, relève-toi. Je sais à quoi tu penses, alors n’oublie pas : tu n’es pas ton père. Tu m’entends, Bélénor ? »
Le regard vide, le Fyros leva la tête et aperçut Melkiar, qui, main tendue, le fixait d’un air déterminé. Déboussolé, Bélénor l’attrapa et se releva. L’Empereur, qui avait retrouvé sa contenance, s’adressa à nouveau à son peuple.
« Mes frères, mes sœurs ! S’il est trop tard pour réécrire le passé, il est encore assez tôt pour tracer notre avenir ! Sachez que je ne vous abandonnerai pas, et conduirai moi-même la colonne de réfugiés jusqu’au lieu de repli défini par la Karavan !
— Pour ce faire, vous emprunterez les tunnels d’évacuation du Palais, continua l’agente de sa voix grésillante et monocorde. Ceux-là même qui traversent la Dorsale du Dragon en direction du nord-ouest. Une fois le désert septentrional atteint, vous vous dirigerez vers l’arc-en-ciel que vous pourrez alors apercevoir cinquante kilomètres au nord. Il sera votre phare. Le valeureux Empereur Cerakos II mènera cette expédition, accompagné de puissants soldats de la Karavan. Ce n’est qu’une fois arrivés sur place que vous serez transportés dans… »
Et le ciel explosa. Une déflagration assourdissante accompagnée d’une vague de chaleur balaya Fyre dans son ensemble. Bélénor, qui faillit perdre à nouveau l’équilibre, s’accrocha fermement au bras de Melkiar. Dans le ciel de Fyre, le monumental navire volant de la Karavan, désormais fumant et rongé par les flammes, était en train de chuter lentement vers les Portes Sud. Victorieux, les milliers de kitins survivants ne prirent pas une seconde de répit et fondirent aussitôt vers le Palais. Immédiatement, les engins de la Karavan en lévitation au-dessus de la place se répartirent en cercle, face à la paroi d’écorce la délimitant, et larguèrent d’épais pylônes qui vinrent se planter fermement dans le sol. Une fois la manœuvre terminée, les étranges appareils se mirent à siffler bruyamment, et quelques secondes plus tard, un gigantesque dôme diaphane et bleuté se matérialisa autour et au-dessus de la place. Le véhicule en forme de croissant posé à côté de Varran et Xynala décolla sur-le-champ, et les agents qui les entouraient partirent à toute vitesse dans différentes directions, comme chacun de ceux qui peuplaient les alentours du Palais. La voix surnaturelle de l’agente vêtue de blanc tonna à nouveau.
« Enfants de Jena, le temps joue contre nous, cette protection ne durera pas éternellement ! Je vous exhorte donc d’obéir à votre Empereur ! La survie de votre civilisation en dépend ! Que les enfants et les citoyens sélectionnés embarquent immédiatement, et que les autres rejoignent les tunnels d’évacuation du Palais ! »
Partout sur la place, un immense branle-bas de combat se déclencha. L’Empereur, qui venait d’être rejoint par son épouse et sa sœur, serra chacune d’elle dans ses bras. Puis, il caressa les cheveux duveteux de son fils. Malheureusement, les adieux ne purent s’éterniser, et à peine une étreinte plus tard, les deux Fyrosses descendaient l’escalier en toute hâte. Tout le monde savait que l’Impératrice Lydia, mais surtout Leanon, la fille cadette de feu Empereur Krospas, ne rejoignaient pas les transporteurs par peur des kitins, mais par devoir. Car s’il devait arriver quelque chose à Cerakos II, la lignée impériale serait ainsi préservée. Tandis que de nombreux Fyros commençaient déjà à grimper les marches en direction du Palais, Melkiar s’avança vers l’Empereur. Les deux homins n’avaient qu’un an d’écart.
« Mon sharükos, pardonne-moi, mais je ne peux t’obéir. J’ai rejoint Fyre pour discuter avec toi de l’avenir des tribus du désert occidental. Nombreux sont ceux qui attendent mon retour. Il est impensable que je les abandonne.
— Je sais Melkiar, je sais. Je ne compte pas t’en empêcher, et j’espère que tu seras accompagné de nombreux volontaires. Sache simplement que je ne fuis pas Fyre par facilité, mais par responsabilité. La Karavan est très claire quant à nos chances de survie si nous décidons d’attaquer frontalement ces créatures. Je suis le treizième sharükos, et je porte sur mes épaules le poids de toute notre Histoire. S’il existe une infime chance de sauvegarder notre civilisation, je dois la saisir. Alors ne me juge pas trop sévèrement, je t’en prie. »
Au même moment, les premiers kitins entrèrent en collision avec la barrière d’énergie, faisant vibrer l’air à l’intérieur du dôme, tandis que plus au sud, le navire enflammé de la Karavan s’écrasait finalement, provoquant une longue et puissante secousse qui se répercuta jusqu’au Palais. Melkiar se retourna quelques secondes et observa l’étendue des dégâts du haut de son promontoire. Ces monstres étaient redoutables, il devait bien le reconnaître. Et surtout dans de telles quantités. Serrant les poings, il mit un genou au sol et baissa la tête.
« Je comprends, sharükos, je ne voulais pas te manquer de respect. Puisque tu m’y autorises, je ne te suivrai donc pas, et m’efforcerai de rassembler les survivants. Vous ! dit-il alors en matéis à l’attention de l’agente vêtue de blanc, qui était occupée à pianoter sur l’avant-bras de sa combinaison. J’ai besoin de savoir combien de temps restera visible cet « arc-en-ciel », celui que vous avez mentionné. Et où seront transportés les réfugiés.
— Les réfugiés seront transportés dans les Primes Racines via cet arc-en-ciel, et je ne sais pas combien de temps celui-ci restera fonctionnel, dit-elle sans quitter des yeux son avant-bras. Sachez que votre plan est insensé, Melkiar. Si vous ne fuyez pas, vous mourrez. Sous les assauts des kitins, ou sous l’action du Feu Stellaire. Par ailleurs, savez-vous que la Karavan s’est déjà intéressée à vous ? Vos caractéristiques dépassent l’entendement, vous êtes un homin d’exception. Votre vie est précieuse et votre perte causerait un grand tort à Jena. Êtes-vous certain de vouloir retourner si loin à l’ouest, et jouer votre vie contre celles de ceux qui ne sont rien ? »
Melkiar se releva, s’inclina devant l’Empereur et se retourna. Les premiers réfugiés, pour une partie terrifiés et vêtus de loques, arrivaient déjà à leur niveau. Melkiar embrassa d'un regard les homins présents avant de répondre, dans un halètement furieux :
« Ceux qui ne sont rien ? Définitivement, nous ne parlons pas le même langage, ni ne voyons le monde de la même manière. Ces homins, que vous méprisez et dont certains mourront sous vos bombes, sachez qu’ils ont pour eux la force du nombre, et qu’ils n’ont rien à perdre que les quelques chaînes qui les entravent encore. Et une fois qu’ils s’émanciperont du joug de la Karavan et des Kamis, le monde sera à portée de leurs mains. »
Un petit engin clignotant s’arrêta une vingtaine de mètres au-dessus de l’agente, et, lentement, celle-ci s’éleva dans les airs. Sans quitter Melkiar du regard, elle prononça alors ces derniers mots :
« Que la Mère de l’Hominité pardonne vos blasphèmes et votre arrogance, homin, et qu’elle vous donne la force de mener à bien votre quête. Trouvez les survivants, et réfugiez-vous loin des kitins et des bombardements. Car quelle que soit la manière dont mes mots ont été interprétés, sachez que Jena porte dans son cœur chacun d’entre vous. Des plus magnifiques de ses héritiers aux plus faibles de ses rejetons. Votre réussite sera donc célébrée, autant que votre échec sera pleuré. Adieu. »
Bélénor, qui n'avait que distraitement écouté les échanges entre l’Empereur, Melkiar et l’agente, regardait ses pieds d’un air hagard, incapable de penser à autre chose qu’à son père. Peu auparavant, en priant les Kamis face à l’essaim qui déferlait des Portes Sud, il avait eu une pensée affectueuse à son égard. Chose qui n’était pas arrivée depuis longtemps. Désormais, il ne cessait de réprimer à grand-peine une nausée. L’Empereur salua Melkiar, lui adressa quelques dernières paroles, puis grimpa les marches qui le séparaient du Palais. De longues minutes passèrent ainsi, durant lesquelles Melkiar, posté au milieu de l’escalier et rejoint par Xynala, Varran et les membres de sa tribu, tenta de convaincre d’autres homins et homines de le suivre. À sa grande surprise, nombreux furent ceux qui acceptèrent, qu’ils soient soldats ou de simples civils. Ils recroisèrent la générale Euriyaseus Icaron, qui, n’ayant évidemment pas consenti à gagner la place de choix qui lui avait été réservée dans l’un des transporteurs, leur promit de faire tout son possible pour protéger l’Empereur et sécuriser le lieu de repli en attendant leur retour. Toujours perdu dans ses pensées, Bélénor regardait les événements se dérouler devant ses yeux, apathique. Il ne réagit même pas lorsque Varran insulta longuement son père, et osa même, dans l'état second où l'avait plongé sa colère, questionner une fois de plus sa responsabilité dans la mort de Garius. Xynala et Melkiar blâmèrent aussitôt Varran, mais à nouveau, Bélénor ne réagit pas. Ce n’est que bien plus tard, alors que le gros des réfugiés avait finalement rejoint le Palais et que le dôme d’énergie commençait légèrement à faiblir, qu’une voix connue parvint enfin à éveiller son attention.
« Jeune maître, c’est bien toi ? »
Les yeux dans le vague, le Fyros observa longuement Penala. Sa nourrice semblait exténuée. Exténuée mais vivante. Se jetant dans les bras du jeune homin, la vieille dame fondit en larmes. Alors, Bélénor émergea brusquement de sa torpeur, et éclata à son tour en sanglots. Melkiar et Xynala, qui connaissaient bien leur ami, échangèrent un regard soulagé : Bélénor était un émotif, quelqu'un dont la franche expression des sentiments signalait à coup sûr la bonne santé mentale. Le voir ainsi pleurer était donc rassurant.
« Je suis si soulagée, Maître Bélénor. Si soulagée. Ta… Ta mère t’attend au niveau des transporteurs, dit-elle en dépoussiérant par réflexe son armure. Je ne l’ai jamais vue aussi inquiète, ne la fais pas attendre. Nous avons vérifié sur les registres que détiennent les agents, et tu es bien sur la liste. »
Sur la liste ? Oui, c’était probablement vrai, vu qu’il appartenait désormais au corps enseignant de l’Académie. Ainsi, il pouvait rejoindre sa mère et fuir en toute sécurité jusqu’au refuge promis par la Karavan. Mais il pouvait aussi, tout au contraire, accompagner Penala, afin de veiller sur elle jusqu'à ce qu’elle atteigne cet arc-en-ciel. Et puis il y avait ses amis, bien sûr. Xynala et Varran fixèrent longuement Bélénor, puis Melkiar s’adressa à lui.
« Bélénor. Si tu souhaites rejoindre ta mère, je comprendrai parfaitement. J’aurais tant voulu passer plus de temps avec la mienne… »
Alors, Bélénor comprit que l'homine aux cheveux noirs devant laquelle il avait retrouvé son ami agenouillé, dans le champ de linceuls, n’était autre que la mère de Melkiar. Trop concentré sur ses peurs, le Fyros avait profondément manqué d’empathie, et ne s’était même pas intéressé à l’identité de la défunte. Successivement, Bélénor fixa Penala, Melkiar, Xynala, le fusil de Tisse et Varran, en qui il reconnut Garius. Et puis soudainement, le visage de Brandille lui apparut. Sa chère amie, qui lui avait fait la promesse de revenir. Sa chère amie, de qui il serait à jamais séparé s’il fuyait loin de Fyre.
Adossé contre la paroi d’écorce de l’étroit tunnel, Bélénor buvait son bouillon en silence. Bien qu'il l'ait laissée entre de bonnes mains, quitter Penala lui avait assurément été douloureux. Mais abandonner Brandille était inconcevable. De plus, rien n’excluait que le Fyros retrouvât d’ici peu sa nourrice, sa mère, ou encore les amphithéâtres de l’Académie. Peut-être que cet essaim allait être endigué par la Karavan sans que Fyre ne soit complètement détruite, peut-être que les Kamis réapparaîtraient miraculeusement, ou dans le pire des cas, peut-être que tous se rejoindraient autre part. Loin de leur chez-soi certes, mais réunis et vivants. C’était d’ailleurs plus ou moins le plan : faire un grand tour du Désert, rassembler les survivants, puis rejoindre ce mystérieux « arc-en-ciel » dont l’agente vêtue de blanc avait approximativement indiqué la position, et qui devrait les emmener loin des kitins, dans les Primes Racines, le temps que les créatures soient éliminées par le Feu Stellaire de la Karavan. Cela dit, après dix jours à crapahuter dans les galeries qui tapissaient les profondeurs de Fyre, sous la crainte permanente d’être repéré par une patrouille de kitins ou de périr dans un éboulement, le Fyros regrettait déjà le confort du manoir familial. Lequel, d'ailleurs, était peut-être à cette heure déjà réduit en poussière… Se remémorant l'époque où les massacres n'étaient que fiction, il s'imaginait relisant La Guerre Sacrée, confortablement installé dans le second salon. Ce salon qu’il affectionnait particulièrement, et dans lequel son père adorait lui aussi se prélasser… Bélénor fixa quelques instants le reflet que lui renvoyait le bouillon et fut pris d’une nouvelle nausée. Physiquement, il lui ressemblait tant… Le ventre noué et incapable d’ingurgiter quoi que ce soit d’autre, le Fyros proposa son bol à Messen Dyn, secouru il y a deux jours dans les ruines de son petit temple. Le vieux moine kamiste sourit à son jeune adepte, accepta la précieuse nourriture, et posa le parchemin sur lequel il était en train d’écrire.
Oui, écrire. Il devait écrire. Il fallait à tout prix qu’il se change les idées. Portant son attention sur Melkiar, occupé à rassurer deux orphelins sauvés le matin même, il se remémora alors une nouvelle fois leur rencontre.
« Quelqu’un devra raconter mon histoire. Quelqu’un devra faire de moi le héros dont ils ont besoin. J’aime m’entourer de talents, Bélénor Nébius. Et un jour, j’aurai besoin de quelqu’un comme toi. »
Traversé par une soudaine bouffée d’émotions, le Fyros sentit les larmes monter. Oui, il était temps pour lui de grandir. Il était temps pour lui de passer à autre chose : si son premier livre contait les exploits d’un personnage de fiction, bien qu’inspiré par d’étranges rêves qu'il soupçonnait lui avoir été envoyés par les Kamis, le second raconterait l’histoire d’un héros bien réel. Oui, c’était décidé, il entamerait d’ici peu la biographie de Melkiar, et tournerait définitivement la page du Masque Noir et de La Guerre Sacrée. À vingt-sept ans, il avait passé l’âge de courir après ses rêves, et devait désormais se concentrer sur la réalité. Là où ses amis l’attendaient.
Au même moment, à plusieurs centaines de kilomètres au sud-est, dans les tréfonds de la Jungle, Pü Fu-Tao exprimait sa douleur en massacrant des kitins isolés, sans tenir compte des conseils que la mystérieuse voix intérieure ne cessait de lui prodiguer. Sur son lit de mort, Grand-Mère Bä-Bä l’avait sommé de mener la Guerre Sacrée, et pour l’y aider, de trouver un Fyros et une Matisse. Mais pour le jeune Masque Noir, désormais seul au monde, la Guerre Sacrée avait allure de châtiment. Alors, tout comme Bélénor, lui aussi souhaitait tourner la page de cette histoire.
Une histoire à peine ébauchée, dont le Kami Noir semblait être un personnage clé.
Une histoire qui finirait malgré tout par les rattraper, et faire se croiser leurs destinées.
Bélénor Nébius, narrateur