Chapitre I·X - Héros : Différence entre versions

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I·X - Héros
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An 2464 de Jena
« Hum… Encore un mort. Un éboulement, à nouveau. »

Assis confortablement sur son fauteuil en cuir de rendor, les coudes posés sur son magnifique bureau en bois massif, Tiralion Nebius lisait le dernier rapport transmis par l’un de ses contremaîtres. Si la guilde gagnait en productivité année après année, les conditions de travail des ouvriers s’étaient beaucoup dégradées. Certes, il était plus rentable de continuer ainsi, quitte à dédommager gracieusement les familles des victimes. Mais s’il voulait continuer à recruter de jeunes Fyros pleins d’entrain, il devait leur assurer que la mort ne se trouvait pas nécessairement au bout du tunnel. Car Tiralion Nebius, comme son père avant lui, était le chef de la guilde minière des Têtes de Pioches, l’une des plus grandes et riches guildes de l’Empire Fyros.

Tout commença en 2432, sous le règne du sharükos Abylus, l’Empereur du peuple Fyros, lorsque des mineurs découvrirent accidentellement de mystérieuses ruines dans les Primes Racines. Encouragés par cette découverte, le peuple Fyros entreprit des chantiers de fouilles archéologiques partout dans le Désert, et de plus en plus profondément. Malheureusement, deux ans plus tard, un gigantesque incendie se déclara dans les Mines d’Ambre de Coriolis et embrasa les territoires desséchés environnants. Le feu s'étendit rapidement aux territoires homins, ravageant la ville de Coriolis, et formant une traînée ardente jusqu'aux grandes forêts des Matis. L’incendie fit rage des semaines durant, coupant le gigantesque aqueduc alimenté par des éoliennes qui reliait le Désert à la région des Lacs. L’Aqueduc, dont la construction avait débuté en 2289, symbolisait l’alliance commerciale et militaire qui unissait les deux peuples : l’Empire s’engageait à protéger la Fédération de Trykoth, qui fournissait en échange de l’eau en abondance au peuple Fyros via la Route de l’Eau. L’essor de l’Empire Fyros devait beaucoup à l’Aqueduc et à sa route commerciale. Accusant les mineurs fyros d’être responsables de cette catastrophe, l'Empereur en profita pour placer les guildes de mineurs sous juridiction impériale et pour élaborer le Code des Mines, supposé renforcer les droits des mineurs et les devoirs des chefs de guilde. Malheureusement, de nombreuses guildes durent mettre la clé sous la porte, trop impactées par les implacables nouvelles lois. La majorité s’y plia cependant, et cela même s’il n’était désormais plus possible de financer des fouilles ambitieuses, car jugées trop risquées. La crise atteignit son paroxysme lorsque Pyto succéda à son père Abylus, emporté par la maladie. Durant cette triste période, le tyrannique sharükos Pyto dilapida les économies de l’Empire, déjà bien malmenées par l’application du Code des Mines. Conscient des risques que Pyto faisait prendre à son peuple, son frère cadet Thesop essaya de lui faire entendre raison, et de le guider vers le droit chemin. Malheureusement, le fier Empereur Pyto ne voulut rien entendre. Ainsi s’écoulèrent deux années difficiles, où beaucoup virent la fin de l’Empire approcher. Mais, alors que l’on croyait l’espoir perdu à jamais, Thesop défia en duel son frère, qui accepta, et y perdit la vie. C’est ainsi que, comme le veut la tradition impériale, Thesop prit le pouvoir en 2440. Durant les années qui suivirent, le nouveau sharükos s'évertua à renflouer les caisses impériales et à abroger les lois liberticides promulguées par son défunt père. Ainsi débuta le règne de Thesop le Bâtisseur. Et c’est donc à cette époque que le père de Tiralion Nebius fonda la guilde des Têtes de Pioches, profitant de l’abolition du Code des Mines pour lancer un gigantesque projet minier et répondre au désir de Vérité enfoui dans le cœur de chaque Fyros, et que ses prédécesseurs n'étaient pas parvenu à étouffer.

En effet, depuis toujours, le peuple Fyros était obsédé par les profondeurs de l'Écorce. Creusant sans discontinuer malgré les interdits de la Karavan, les Fyros étaient à la recherche de Fyrak le Grand Dragon, l’entité maléfique qui, d’après le mythe, aurait amené les homins sur Atys, un monde désertique, glacial et obscur, afin de les réduire en esclavage. Selon ce même mythe, Jena, la Déesse de l’Astre du Jour, eut vent de la perfidie de Fyrak, et provoqua la Poussée Verte, afin de transformer Atys en un monde luxuriant et lumineux, et de piéger le Grand Dragon dans ses entrailles, libérant ainsi les homins de son joug. Vaincu par la déesse Jena, Fyrak réussit néanmoins à marquer Atys de son empreinte, et les cendres issues de son souffle enflammé s’incrustèrent partout, des lignes de l’écorce primordiale en passant par l’air et les cellules de chaque être vivant. Des cendres draconiques qui contenaient en elles les restes de la colère de Fyrak, et qui permettaient aux homins de manipuler la Sève et donc de réaliser des exploits magiques. Seuls les agents de la Karavan, protégés par leurs armures bénies par Jena, ne furent pas contaminés.

Pour autant, malgré les pouvoirs octroyés par les cendres draconiques, que le peuple Zoraï nommait aussi particules spirituelles, la plus grande ambition du peuple Fyros restait de trouver et d'exterminer le Grand Dragon, qu’ils savaient être à l’origine des grands incendies qui ravageaient le Désert, prémisses de son retour apocalyptique. Bien entendu, Tiralion ne croyait pas au Mythe du Dragon. Il savait simplement flairer les investissements lucratifs et jouer de la corde patriotique. Après tout, il était aussi devenu au fil des années un fin politicien, conseillé et formé par son épouse.

Plongé dans ses pensées, et occupé à jouer avec sa longue barbe acajou tressée, Tiralion finissait la seconde lecture du rapport. Un mort de plus, un mort de moins… Après tout, tels étaient les risques du métier ! Satisfait de sa conclusion, il attrapa sa plume d’igara, un parchemin vierge, et rédigea une réponse succincte à son contremaître : la famille de la victime serait généreusement dédommagée. Le Fyros s’appuya sur son bureau pour se lever et s’étira. Ainsi s’achevait sa longue et difficile journée de travail. Caressant son ventre déjà bien rebondi pour son âge, il se demanda ce que le cuisinier avait prévu pour le dîner. Au même moment, la porte s’ouvrit et son épouse entra dans la pièce. Âgée d’environ trente ans, elle était vêtue de la robe de lin rouge traditionnellement portée par les sénateurs, et ses cheveux blonds étaient attachés en chignon.

« Bonsoir Tiralion, dit-elle en venant embrasser le crâne basané de son mari.

— Bonsoir Eutis. Comment votre journée au Sénat s’est-elle déroulée ?

— Calme, comme bien souvent en ce moment. J’ai en revanche pu m’entretenir avec un contrôleur impérial, et je nous ai trouvé un arrangement. Ils n’enverront personne inspecter vos mines.

— Ah, en voilà une bonne nouvelle ! jubila le Fyros. Merci à vous, mon épouse ! »

Eutis Nebius lui sourit et lui attrapa la main.

« Venez, allons dîner. J’ai senti de bonnes odeurs en provenance des cuisines. Mais avant tout, j’aimerais aller embrasser Bélénor. Savez-vous si Penala l’a couché ?

— Oui, peut-être un quart d’heure avant votre arrivée. Elle est venue me prévenir qu’il s’était endormi. Puis-je vous attendre en bas ?

— Bien sûr », répondit Eutis avant de lâcher la main de son époux pour emprunter un autre couloir.

Tiralion descendit quelques marches et alla s’installer à la table du salon. Le couvert était déjà mis. La demeure de la famille Nébius, que Tiralion avait aussi héritée de son père, était l’une des plus grandes habitations de Fyre, la capitale de l’Empire Fyros. Creusée à même l’écorce du Désert, comme la majorité des habitations de la cité, elle avait été construite, plus d'un siècle auparavant, à quelques rues du Palais Impérial. La demeure, qui s’étendait sur plusieurs étages, était organisée autour d’une cheminée centrale, permettant aussi bien d’oxygéner ses pièces que d’allumer des feux. Tiralion sonna ses domestiques et demanda à ce qu’on lui apporte un verre de liqueur de shooki, une boisson fermentée très appréciée des Fyros. Et alors qu’il s'apprêtait à déguster le délicieux breuvage, il entendit quelqu’un dévaler les escaliers. Eutis surgit dans le salon. Elle semblait particulièrement enjouée.

« Tiralion, vite, venez voir ! »

Le Fyros fronça les sourcils. Il n’aimait pas qu’on le dérange lorsqu’il buvait sa shookie.

« Quoi ? Qu’y a-t-il ?

— Venez, je vous dis ! C’est Bélénor ! »

Tiralion posa son verre à contrecœur et se leva. Il soupira. Décidément, il ne comprenait pas l’attrait que certains avaient pour les nouveau-nés. Bélénor avait quelques mois à peine, et sa vie se résumait à dormir, manger et déféquer. Jusqu'à ce qu’il apprenne à faire des calculs, son père ne voyait pas en quoi l'enfant aurait pu l'intéresser. Ne pouvant contenir son impatience, son épouse l’attrapa par la main et le tira en direction des étages. Un investissement. Il devait le considérer comme un investissement… Quelques escaliers plus tard, c’est à bout de souffle que le corpulent Fyros arriva à proximité de la chambre de son fils. Eutis l’attrapa par les épaules et lui lança un regard sévère.

« Regardez discrètement par la porte, et surtout, ne faites pas de bruit ! »

Tiralion leva les yeux au ciel et s’approcha de la porte de la chambre laissée entrouverte. Qu’est-ce qui avait pu mettre Eutis dans un tel état ? Peut-être Bélénor avait-il réussi à passer par-dessus les rambardes de son berceau, ce qui représentait effectivement un exploit vu son jeune âge ? Oui, c’était sûrement cela. Pressé de retrouver son verre de shookie, le Fyros passa sa tête par l’entrebâillement de la porte. Et alors qu’il posait ses yeux sur le berceau de son fils, il hurla.

Un Kami Noir, sans nul doute originaire de la jungle, flottait au-dessus du petit lit. Reculant de plusieurs pas, le Fyros percuta le mur et tomba à la renverse. Eutis se précipita sur le seuil de la porte, mais le mal était fait : le Kami avait disparu.

« Tiralion ! Je vous avais dit de ne pas faire de bruit !

— Si vous m’aviez prévenu qu’une de ces créatures terrifiantes s’était infiltrée dans la demeure de mes ancêtres, j'aurais peut-être réagi autrement ! pesta le Fyros en se relevant douloureusement.

— Cette créature est un Kami, Tiralion ! Ayez un peu de respect pour les Kamis. Au moins eux n’empêchent pas vos mineurs de travailler, à l’inverse des agents de la Karavan. »

Tiralion se releva et attrapa le bras de son épouse. Subitement réconcilié, le couple entra dans la chambre de leur fils. Une chambre bien trop grande et vide. Une chambre sans mobilier. Sans sol ni plafond. Ne manifestant aucune inquiétude, les parents s'avancèrent sur le pont racinaire qui menait jusqu’au berceau, désormais suspendu au-dessus du vide obscur. Un vide obscur et mouvant. À chacun de leur pas, le petit lit semblait s'éloigner. À chacun de leur pas, les ténèbres gagnaient en intensité.

« Eutis, pensez-vous qu’il soit bon signe qu’un Kami s’intéresse à Bélénor ?

— Bien sûr ! Les Kamis ont de grands pouvoirs. Peut-être peuvent-ils faire de lui le meilleur élève de l’Académie ?

— S’ils peuvent lui donner le sens des affaires, alors qu’ils viennent le voir tant qu'ils veulent. »

Le regard fixé sur le berceau, et marchant sans interruption, les deux Fyros rirent aux éclats. Déformés par la masse obscure à présent devenue tangible, les rires se muèrent en de douloureux et longs sanglots. Progressivement, les ténèbres se densifiaient. Progressivement, les ombres se mirent à chuchoter. Et finalement parvenus au bout du pont racinaire, alors que le petit lit semblait toujours hors de portée, l’obscurité les porta jusqu’au berceau de leur fils. Arrivée à destination, Eutis se pencha au-dessus de la couche de son enfant. Elle prit un air attendri et posa sa tête contre l’épaule de son époux.

« Il est si beau. Ne trouvez-vous pas ? »

Tiralion regarda son fils quelques secondes, puis sourit. Alors, un chant liturgique angoissant émergea de l'abîme de noirceur qu’ils survolaient. Et en rythme, les ombres se mirent à danser.

« Je dois bien avouer qu’il est plutôt mignon. Ce masque noir s’accorde très bien avec sa peau bleue. »

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Bélénor se réveilla en sursaut. Son visage était crispé et sa mâchoire serrée. Les pensées totalement embrumées par l’étrange rêve qu’il venait de faire, il mit quelques secondes à comprendre où il était. Regardant ses mains, puis les passant sur son front, il vérifia la couleur de sa peau et la texture de son visage. Face à lui, à plat ventre sur l’écritoire du rang précédent et jambes remuantes, Brandille le fixait de ses grands yeux mauves.

« Hé mon bel Énor ! Tu bélédors ? »

Bélénor se redressa, légèrement nauséeux. Il s’était endormi durant la leçon d’Histoire. L’amphithéâtre étant maintenant vide, il présumait que le cours était déjà terminé depuis un moment. Le Fyros soupira.

« Tu me regardes dormir depuis longtemps ?

— Je ne sais plus. Tu sais bien que le flux du temps se dilate lorsque je te fixe trop longtemps. »

Bélénor ferma les yeux et se massa les tempes. Discuter avec Brandille n’allait pas faire passer sa migraine. Brandille, comme toutes les personnes issues du peuple Tryker, était un être de petite taille pourvu d’une peau claire et de traits particulièrement enfantins. Bien sûr, à neuf ans, il n’était pas rare d’être encore pourvu d’un visage de poupon. Mais les Trykers, à l’inverse des Fyros, conservaient une apparence enfantine une fois devenus adultes. Seuls les caractères sexuels secondaires, tels que la pilosité, la voix, les hanches ou la poitrine, témoignaient de la maturité acquise. Bélénor rouvrit les yeux et observa le visage juvénile qui lui faisait toujours face, et qui n’avait pas perdu son air amusé. Il ne put s’empêcher de sourire à son tour. Brandille était sa seule amie. Ou son seul ami, d’ailleurs. Car Brandille n’avait pas de genre défini. Comme elle le disait souvent lui-même, son identité de genre changeait au gré du vent. Si Bélénor avait pris l’habitude, avec son accord, de la genrer au féminin, la Trykère acceptait tout à fait qu’on le genre au masculin. Brandille se redressa à son tour et s’assit en tailleur sur l’écritoire. Son corps oscillait de droite à gauche.

« Énor, as-tu rêvé ? Ton sommeil semblait particulièrement agité. »

Désormais debout, Bélénor tenta de recoiffer sa chevelure acajou, ébouriffée par sa sieste imprévue, et remit en place sa belle tunique de lin beige. Son vertige était en train de passer.

« J’ai fait un rêve étrange, oui. Il mêlait notre dernier cours d'Histoire et mes parents jeunes. Ils se vouvoyaient comme des Matis, c’était très étrange. Ah, il y avait aussi le Kami venu me visiter dans mon lit de nourrisson et le Masque Noir ! »

Brandille sauta brusquement sur la table et leva les bras vers le ciel. Durant quelques instants, ses amples vêtements bariolés et ses tresses multicolores semblèrent flotter.

« Énor ! Aujourd’hui est-il le jour que toi et moi attendions ? Le jour qui marquera le retour de ton inspiration ?! »

Le Fyros sourit et rassembla ses affaires éparpillées sur son écritoire. Le parchemin sur lequel il s’était assoupi était humide de salive.

« Peut-être… Si les Kamis le veulent. Et encore, je ne t’ai pas dit le plus étrange : dans mon rêve, le nourrisson dans mon lit était le Masque Noir.

— Oh, Énor ! Ton flux est si limpide ! Désormais, tu fais entièrement corps avec ton personnage, il est sûr ! Loués soient les Vents ! Adieu hésitation, bonjour imagination !

— J’espère que tu as raison. J’ai très envie de reprendre notre histoire. »

Brandille fit un salto et atterrit à pieds joints sur une marche rugueuse de l’amphithéâtre. L’enfant salua un public absent et gravit l’escalier en toute hâte.

« En tout cas rassure-toi, tu n’as rien manqué à la fin de la propagande… heu, du cours d’Histoire. Rien, hormis les sempiternelles louanges au sharükos ! »

L’acrobate plaça ses mains derrière son dos, prit un air supérieur et une voix grave.

« N’oubliez pas que Thesop le Bâtisseur a reconstruit de ses mains l'Empire, tombé en décadence sous le règne de son frère Pyto ! »

Bélénor, qui avait terminé de ranger ses affaires, prit l’escalier à son tour. Brandille passa un bras autour de sa taille et les deux enfants quittèrent l’amphithéâtre.

« Et tu sais ce que je pense de tout ce tam-tam, hein, Énor ? Pytoyable et Thesopilant. »

Le Fyros leva les yeux au ciel.

« Un jour, une personne mal intentionnée finira par entendre tes remarques, et le bruit courra que tu outrages le sharükos. Alors, une patrouille impériale t’attrapera, et tu seras renvoyée à Trykoth. Tu en as bien conscience, n’est-ce pas ? Je sais tout comme toi ce que l’on raconte sur l’Empereur Thesop. Pour autant, je reste discret et prudent.

— Qu’ils essaient donc de m’attraper ! Personne n’est plus rapide que Brandille. Pas même les bruits qui courent… Ah, au fait, j’ai bientôt terminé de tisser ma prochaine mélodie ! J’ai hâte de te faire écouter mon vent intérieur.

— Chouette nouvelle, Brandille. Et avec grand plaisir », répondit Bélénor en souriant.

Car l'amitié qu’entretenaient les deux enfants, tous deux âgés de neuf ans, reposait avant tout sur leur goût commun pour l’art et leur créativité débordante. Bélénor dessinait et écrivait des fictions. Brandille dessinait, composait des chansons, écrivait de la poésie, montait des pièces de théâtre, savait jongler et danser. Et tels deux muses, tous deux se soutenaient et s'entre-inspiraient.

Finalement, après quelques minutes de marche dans les couloirs creusés et joliment décorés de l’Académie, les deux camarades passèrent la grande arche et retrouvèrent la lumière du jour. Descendant l'imposant escalier, ils rejoignirent ainsi les rues de Fyre, l’incroyable capitale de l’Empire Fyros. Les fondations de ce qui devint plus tard la cité phare du Désert avaient été posées deux siècles plus tôt, lorsque les Fyros, jusqu'alors nomades, commencèrent à se sédentariser. Et le lieu ne fut pas choisi au hasard. La cité troglodyte, en effet, avait été construite dans une portion brisée de la Dorsale du Dragon, le gigantesque plateau continental qui séparait la partie australe du Désert, administrée par l’Empire Fyros, et l’hostile et infini océan de dunes du nord. La craquelure dans laquelle les Fyros installèrent leur cité, couvrant plusieurs dizaines de kilomètres carrés, était le probable vestige d’une catastrophe préhistorique. En cet endroit, le réseau de crevasses du plateau offrait de multiples avantages : une protection contre les prédateurs, une légère mais appréciable fraîcheur, et même un peu d’eau, produite par condensation dans ses plus profondes cavernes. Si la majorité des habitations de la ville étaient directement creusées dans les hautes parois d’écorce, dont certaines pouvaient atteindre les cent mètres, de nombreux bâtiments avaient été construits de manière plus traditionnelle, et étaient quotidiennement baignés de lumière. Car malgré sa construction semi-enfouie, la cité ne manquait jamais de luminosité, du fait que l’astre du jour ne quittait jamais le zénith, mais perdait simplement de son éclat la nuit venue. Associé à la fraîcheur relative des rues de Fyre, l’ensoleillement permettait aussi de pratiquer une agriculture rudimentaire de légumes résistants à la sécheresse. Pour finir, un grand mur d’enceinte et des tours de garde avaient été construits en contrebas du plateau, à l’endroit où les crevasses donnaient sur le désert de dunes. Mais en vérité, rares étaient les tribus fyrosses non assujetties à l’Empire Fyros osant s’approcher de Fyre, et jamais les armées du Royaume Matis n’avaient pénétré aussi profondément dans l’ouest désertique.

« Je dois prendre mon envol, bel Énor ! J’entends germer des idées dans ma petite tête, il faut vite que j’aille les arroser ! Si tu avances d’ici demain, tu me raconteras la suite des aventures de notre héros ? »

Bélénor sourit à nouveau.

« D’accord. Je pense effectivement que l’inspiration est en train de me revenir. »

Brandille embrassa son ami sur la joue, lui fit un clin d’œil, et gambada gracieusement en direction des quartiers résidentiels. Bélénor fixa quelques instants ses bottes. Comme il l’avait déjà remarqué, sa muse semblait parfois flotter. Il aurait d’ailleurs juré qu’une fois en l’air, Brandille mettait plus de temps à toucher le sol que les autres Trykers ou Fyros. Mais plus que sa légèreté apparente, c’était son agitation permanente qui fascinait Bélénor. Car Brandille n’était jamais inerte, physiquement ou intellectuellement. Bélénor n’avait nul souvenir de Brandille immobile. Nul souvenir de Brandille morose. Brandille était la définition même du Mouvement. De la Vitalité. Et même lorsque son amie dormait, elle gigotait et fredonnait. Bélénor profita de l’instant et attendit de voir ses vêtements bigarrés disparaître dans la foule. Ensuite, il se dirigea du côté opposé, vers les beaux quartiers.

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Plongé dans ses pensées, Bélénor avançait mécaniquement en direction du palais impérial. Après plusieurs mois de batailles contre cette satanée page blanche, il allait peut-être enfin pouvoir reprendre l’écriture de son histoire. Il se sentait heureux et fébrile. Totalement ailleurs, l’enfant ne se rendit pas compte qu’il était suivi lorsqu’il tourna au coin de l’avenue Dyros pour emprunter la petite ruelle qui lui permettait de rejoindre plus rapidement la demeure familiale. Ce n’est que lorsqu’il leva la tête qu’il comprit qu'il était tombé dans un piège. Au bout de l’allée, deux Fyros marchaient dans sa direction : une jeune fille aux cheveux d’un blond tirant sur le blanc et à la musculature marquée, et un gigantesque garçon au crâne rasé, tous deux vêtus d’une tenue faite à partir de bandes de cuir de mauvaise qualité. Cette tenue, très populaire parmi les habitants de la cité, était fabriquée à bas prix à partir de chutes de cuir et offrait une grande durabilité. Bélénor pivota, pensant regagner rapidement l’avenue bondée, mais percuta ce faisant le torse d’un autre garçon, en tout point identique à celui qui se trouvait désormais dans son dos. S’il ne connaissait pas la fille, il reconnut sans mal les deux garçons : les jumeaux Décos, Varran et Garius, avec qui il partageait de nombreux cours à l’Académie. Il savait d’ailleurs ce qu’ils avaient à lui reprocher, et imaginait sans peine comment allait se terminer leur « discussion ». Car malheureusement, Bélénor était coutumier de ce genre de situations. Varran posa ses grosses mains poussiéreuses sur les épaulières d’ambre de la belle tunique de Bélénor.

« Alors Bélénaze, tu croyais que t’allais t’en tirer comme ça ? »

L’enfant, déjà très frêle pour un Fyros, paraissait minuscule face au colosse qui lui faisait face. Certes, Varran était de cinq ans son aîné. Cependant, il n’en demeurait pas moins particulièrement costaud pour son âge. Bélénor soutint son regard.

« Laisse-moi, Varran. Si des soldats apprennent que…

— Oh là ! Je t’arrête tout de suite Bélénaze. Tu crois que j’en ai quelque chose à foutre de la garde impériale ? Qu’est-ce qu’elle va me faire ? Me mettre au trou parce que j’ai bousculé un fils de bourge ? Ça se voit que t’as jamais mis les pieds dans les bas-quartiers, toi. On vit déjà dans un trou, là-bas. »

Bélénor baissa la tête et fixa ses sandales en silence. Dans son dos, les deux autres adolescents étaient arrivés à leur niveau.

« Alors Bélénaze, t’as perdu ta langue ? Pourtant t’étais bien bavard ce matin, à l’Académie. Tu te rappelles ce que t’as dit ?

— Varran, écoute…

— Tu t’es foutu de moi. Car j’ai pas réussi à lire ce texte en matéis. »

Pris d’un coup de sang, Bélénor releva finalement la tête. Varran le regardait d’un air mauvais. Sur son menton, il aperçut quelques poils bruns. Il se demanda à quoi ressembleraient les jumeaux Décos, déjà si massifs, une fois leur puberté terminée. Et bien qu’il sût qu’il allait à nouveau regretter ses paroles, il riposta.

« Je ne me suis pas moqué de toi, Varran. J’ai simplement dit qu’il était consternant que tu ne saches pas lire un minimum le matéis à quatorze ans. C’est la langue écrite et parlée à l’international. Sans elle, jamais tu ne sortiras de ton trou. Parler le fyrk ne suffit pas. »

Pour toute réponse, l’imprudent sentit ses côtes exploser : derrière lui, Garius venait d'asséner un violent coup de poing à son flanc droit. Le souffle coupé, incapable de crier, Bélénor s’effondra sur le sol. Sa sacoche se renversa et de nombreuses feuilles se répandirent dans la sciure. À moitié conscient, la vision obscurcie par la douleur, il devina la voix de la fille.

« Tu ne crois pas que tu y as été un peu fort, Garius ? J’ai entendu sa cage thoracique craquer.

— Oh, c’est bon ! Il est doué en magie curative, il va même pas en garder une trace. Et puis il méritait une bonne leçon, c’était pas la première fois qu’il se foutait de nous. Tu ne peux pas savoir toi, Xynala. Il n’est pas dans ta section à l’Académie. Il prend tout le monde de haut, je te promets ! Et tout le temps ! Tout ça parce que son père est le patron de certains de nos parents, et parce qu’on est rentré à l’Académie quelques années après lui. Tu sais, il a quasiment pas d’amis. Au moins, maintenant, il comprendra qu’il ne faut pas nous chercher ! »

Varran soutint le plaidoyer de son frère puis tous trois finirent par s'éloigner. Lorsque Bélénor rouvrit les yeux, ses agresseurs étaient arrivés au bout de la ruelle. Au moment de tourner à l’angle, la dénommée Xynala pivota légèrement et croisa son regard. Elle semblait peinée. Et alors que les trois adolescents disparaissaient sur l’avenue, Bélénor sentit instantanément la tension retomber. Il avait extrêmement mal. Mais comme l’avait souligné Garius, il lui faudrait moins de dix minutes pour ressouder ses côtes. L’enfant se releva péniblement et appliqua ses mains sur son flanc. Sa belle tenue était toute abîmée, ce qui ne manquerait pas d’inquiéter sa nourrice Penala lorsqu’il rentrerait chez lui d’ici quelques minutes. Infusant de la Sève au niveau de sa blessure, il pesta à la vue de ses précieux manuscrits étalés dans la sciure. Bélénor était en colère. Autant contre les jumeaux que contre lui-même. Quand apprendrait-il à se taire ? À l’Académie ou en dehors, d’ailleurs. Car il passait son temps à faire des remarques aux autres, et à chaque fois, cela se retournait contre lui. Mais pire que tout, le mépris qu’on l’accusait d’exprimer était celui-là même qu’il reprochait à ses parents. À cet instant, le jeune Fyros se haïssait.

Les minutes passèrent, et finalement réparé, l’enfant s’agenouilla pour rassembler ses feuilles. Il ne lui fallut pas longtemps pour toutes les ramasser. Toutes hormis une : la première de son manuscrit. Et alors qu’il se retournait pour voir où celle-ci se trouvait, il bondit contre la paroi de la ruelle. Un autre adolescent, lui aussi vêtu d’une combinaison en bandes de cuir, se tenait debout face à lui. Il examinait avec attention la feuille manquante. Depuis combien de temps était-il là ?

« Hum… La Guerre Sacrée. Intéressant. Es-tu l’auteur de cette fiction ? »

Le Fyros retourna la feuille. Elle contenait un texte écrit en matéis. Bélénor fixa quelques instants la chevelure et les yeux noirs de l’adolescent et, sans en comprendre la raison, devint écarlate. Pris d’une étrange panique, il se jeta sur lui.

« R… Rends-moi ça ! »

L’inconnu, particulièrement agile, n'eut aucun mal à l’esquiver.

« Oh là ! Calme-toi, je ne vais pas te l'abîmer. »

Toujours écarlate, Bélénor ne réussit pas à soutenir son regard. Il bredouilla.

« C… Ce texte est à moi ! Et puis il est écrit en matéis. Tu ne vas pas réussir à le lire.

— Ah oui ? Et pourquoi cela ? s'esclaffa l’adolescent.

— Je… Je connais les types de ton genre. Ceux qui ne savent pas aligner deux mots en matéis.

— Les types de mon genre ? Alors c’est donc vrai : tu es un pédant, Bélénor Nébius. »

En entendant prononcer son nom, Bélénor leva la tête. L’adolescent lui souriait malicieusement. L’enfant rougit une seconde fois et regarda le sol.

« Oui, je te connais. Varran et Garius m’ont parlé de toi. Si on ne prend pas en compte les disciplines physiques, tu es le meilleur élève de votre section, à l’Académie. Mais c’est surtout ton arrogance qui te fait remarquer, n’est-ce pas ? À vrai dire, je ne sais même pas si tu t’entends parler… Tu sais, à ce rythme-là, tu risques de perdre les quelques amis qu’il te reste. »

Instantanément, Bélénor pensa à sa seule amie. Il se demanda s’il avait déjà vexé Brandille, avant de se demander s’il était possible de vexer Brandille… L’inconnu posa ses yeux sur la feuille qu’il tenait en main.

« Enfin, bref. Ce début donne envie. C’est toi qui as inventé ce personnage ? Le héros Zoraï au masque noir ? »

Bélénor acquiesça timidement. L’adolescent dégageait une assurance rare à son âge.

« Et d’où tires-tu toutes ces idées ?

— De… De mes rêves, réussit à répondre Bélénor.

— Franchement, bravo. Au-delà d’être très bien écrit, c’est aussi particulièrement inventif. Tu sais, je manque totalement d’imagination. Alors les personnes comme toi me fascinent. »

À ces mots, l’inconnu lui tendit la feuille. Bélénor récupéra son bien, toujours silencieux, et osa cette fois-ci le regarder. L’adolescent lui fit un clin d'œil puis se dirigea tranquillement vers la grande avenue. Bélénor le suivait des yeux, comme hypnotisé, lorsqu'à mi-chemin, il s’arrêta net et se retourna. Sur son visage, l’air malicieux avait laissé place à une puissante détermination.

« Quand je serai grand, j’ai pour projet de réunir toutes les tribus à l’ouest du Désert, où je suis né. Là-bas, la vie est bien plus difficile qu’ici. Ni armée régulière, ni aqueduc… J'aimerais pouvoir y fonder une grande cité, égale à Fyre. Bien sûr, faire la guerre aux tribus insoumises pour forcer leur coopération pourrait suffire. Mais là ne sont pas mes valeurs. Je me promets d’y arriver à ma manière : prouver ma bravoure, accomplir des exploits, gagner leur confiance. Mais pour ce faire, quelqu’un devra raconter mon histoire. Quelqu’un devra faire de moi le héros dont ils ont besoin. J’aime m’entourer de talents, Bélénor Nébius. Et un jour, j’aurai besoin de quelqu’un comme toi. »

Bélénor rangea sa feuille en tremblotant. Son cœur battait la chamade. Pourquoi était-il autant perturbé par ce Fyros ? Lui qui, d’ordinaire, ne perdait jamais la face ?

« … Tu n’es pas très bavard, hein ? Ce n’est pourtant pas ce que Varran et Garius m’ont dit. Enfin, bref, je te laisse. Je vais demander aux trois autres de ne plus te chahuter. Quant à toi, cesse de mépriser tes camarades, et sors un peu la tête de tes cours. Ouvre-toi au monde, ouvre-toi à ceux qui ne te ressemblent pas. Sinon, tu risques de t’enliser dans la solitude. Sinon, tu risques de perdre en créativité. »

Alors que l’adolescent arrivait à l’angle de la ruelle, Bélénor, jusqu'alors mutique, bafouilla quelques mots.

« Co… Comment t’appelles-tu ? »

Un sourire malicieux se dessina à nouveau sur le visage de l’inconnu.

« Je suis Melkiar, de la tribu des Larmes du Dragon. Retiens bien ce nom, Bélénor Nébius, et aiguise bien ta plume. Car d’ici quelques années, toi et moi aurons des choses à raconter. J’en ai la certitude. »

Bélénor Nébius, narrateur