Chapitre I - Les années d'errance

Mes enfants chéris !

Au moment où je consigne ces lignes, je ne suis plus de première jeunesse, loin s’en faut. Et je ressens le besoin de partager avec vous un peu de mon histoire. Après tout, qui sait de quoi demain sera fait ?

Comme vous le savez déjà, j’ai grandi loin de ces terres dans lesquelles nous vivons aujourd’hui. Comme la plupart des survivants du Grand Essaim, ce qui restait de notre tribu n’avait eu d’autre choix que de vivre en nomades, fuyant les kitins, vivant au jour le jour.

Dweelan, je sais que tu as vécu toi-même semblable expérience. Tout comme moi, tu n’en parles guère, car ce sont des blessures profondes. Mais pour vous, Nessa et Saendon, qui êtes nés sur les Nouvelles Terres, je me dois de conter ce récit.

Je n’ai pas connu le Grand Essaim. Plus de deux décennies s’étaient écoulées lorsque je naquis. Mais Reyan, notre Ancienne, qui avait connu la splendeur de Trykoth, nous en parlait souvent, le soir au coin du feu, nous rappelant que jamais nous ne devions oublier.

De la tribu originelle il ne restait pas grand monde, mais ma famille était encore au complet : mon père Kervan, ma mère Canaan, ma sœur aînée Rygan et mon oncle Aeddan.

Au fur et à mesure de notre périple sur l’étrange chemin balisé, celui-là même que vous connaissez comme la Voie de l’Exode, créée par Oflovak Rydon, nous nous étions joints à d’autres nomades, augmentant ainsi nos chances de survie.

Parfois, il nous arrivait de tomber sur un campement permanent. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, certains lieux semblaient présenter une relative sécurité, et, après plusieurs années d’errance, des homins avaient choisi de s’y établir. Dans ces hameaux improvisés se côtoyaient en bonne intelligence, en général du moins, des homins de toutes origines : Trykers, Fyros, et même les distants zorais et les suffisants matis.

Et c’était pour nous une excellente occasion de reprendre des forces avant de continuer notre long voyage. Parfois, une poignée d’entre nous choisissaient de ne pas repartir, à notre grande tristesse. C’était un vrai déchirement que de laisser derrière nous un parent, un ami, … une sœur. J’étais encore toute petite quand Rygan nous quitta. Je me souviens d’avoir pleuré pendant des jours. Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles.

Inversement, il n’était pas rare que des villageois, souvent de jeunes gens aventureux et pleins de fougue, se joignent à nous, poursuivant ainsi le rêve de leur tribu d’atteindre la Terre Promise.

Je vécus ainsi jusque l’année de mes 5 ans. Cette année-là, au milieu de l’été du premier cycle, nous arrivâmes au « Refuge de Dingle », comme le nommaient les villageois, et mes parents décidèrent de s’y établir quelques temps, Ma’ étant enceinte de son troisième enfant. Mon oncle resta avec nous. Aujourd’hui, je ne saurais dire avec certitude si c’était pour rester avec son frère… ou bien pour ne pas s’éloigner de ma mère. Peut-être un peu des deux.

Au début de l’automne, Ma’ fut prise de fortes fièvres, et la pluie incessante n’arrangea pas sa condition. Kervan, inquiet, s’absenta avec quelques compagnons afin de rassembler certaines herbes, sur le conseil de la Sage.

Mais on ne les revît jamais.

Les jours passèrent, puis les semaines… Aeddan chercha son frère sans relâche, mais au début de l’hiver il dût se résigner à abandonner les recherches car la faiblesse de Ma’ était très préoccupante : à la maladie s’était ajouté le chagrin. Je me souviens même qu’il se disputèrent un soir au sujet de Pa’ : je me rappelle les paroles de mon oncle, car elles furent comme un coup de dague dans mon cœur : « Il n’y a plus de temps pour les absents, Canaan, je dois prendre soin des vivants, maintenant. Je dois m’occuper de toi et de Curudan. ».

Ce jour-là je compris que je ne verrais plus jamais mon père.

Ma’ accoucha un mois plus tôt que prévu, mais l’enfant ne survécut pas. Elle-même fut à deux doigts de succomber tant elle était fatiguée. Je me rappelle m’être serrée si fort contre elle le lendemain, je ne voulais pas rester loin d’elle. Je ne voulais pas… qu’elle parte, comme Pa’.

Aeddan fit comme il l’avait dit : il prit soin de nous deux. Et plutôt bien. Je ne l’ai jamais appelé Papa, bien sûr. Mais pourtant il se comporta en père exemplaire durant les presque dix ans qui suivirent. Ma’ et lui avaient un lien fort, je pense vraiment qu’ils s’aimaient déjà à l’époque, et probablement depuis toujours, mais l’ombre de mon père restait entre eux deux, un homin à qui ils avaient tous deux voué un amour incommensurable.

Un amour qui, faute de pouvoir s’exprimer autrement, fut redirigé vers moi, sa fille. Ce furent incontestablement les années les plus heureuses et les plus insouciantes de ma vie d’enfant.

L’année de mes 14 ans, Aeddan nous annonça, à Canaan et moi, qu’il avait entendu des rumeurs récentes sur la Terre Promise et qu’un groupe de villageois comptait se mettre en route dès les premiers jours du printemps. M’estimant encore un peu jeune, Ma’ lui demanda d’attendre encore un peu, mais Aeddan lui affirma que l’occasion ne se représenterait peut-être pas de sitôt, et qu’il lui fallait la saisir. Mais il nous jura de revenir nous chercher quand ils auraient trouvé. Car il en était persuadé, cette fois ils étaient près du but !

L’avenir lui donna raison. Même si je ne le découvris que bien plus tard. En attendant, nous nous retrouvions seules avec nos doutes. Et puis il nous manquait tellement !

Je commençais d’ores et déjà à me préparer pour l’expédition à venir. Et chaque fois que mon emploi du temps me le permettait, je m’asseyais sur la butte de vigie, guettant un signe de son retour. Deux ans passèrent ainsi. Quelques homins étaient bien arrivés au fils des saisons, mais toujours pas Aeddan. Quand j’eus seize ans, je ne pus plus supporter cette attente interminable. Un groupe disparate fit halte au refuge à la mi-printemps. Il était constitué essentiellement de zorais et de quelques trykers. Je décidai de repartir avec eux, non sans tenter de convaincre Ma’ de me suivre. Mais elle refusa : « Je dois rester là, ma chérie. Au cas où Aeddan reviendrait, tu comprends ? »

Bien sûr que je comprenais, mais cela n’en rendait pas la chose plus facile. Je lui dis au revoir, mais au fonds de moi, je le vécus comme un adieu.

De ce voyage parmi des zorais, je gardai de bons souvenirs, mais aussi pas mal d’interrogations. La foi indéfectible qu’ils semblaient vouer aux kamis titillait ma curiosité, mais du moins ne tentaient-ils pas de me détourner de Jena. Je gardai également de ce séjour prolongé avec eux un nouveau prénom, déformation de Curudan qu’ils n’arrivaient pas à prononcer correctement : Kurutani. Il nous fallut presque un an pour, enfin, atteindre le refuge caché aménagé pour les homins par les Puissances. Mais pour l’essentiel, il était déserté. Un homin vint à notre rencontre et s’entretien avec le chef de notre expédition qui revint vers nous et rassembla autour de lui ses troupes, puis il s’adressa à nous autres trykers :

« Mes amis, c’est là que nos chemins se séparent. Nous allons être conduits dans une zone sûre de la jungle, avant de pouvoir retrouver les Nouvelles Terres zorai. Que Ma’Duk vous protège ! »

Nous fimes donc nos adieux, puis alors que ceux-ci prenaient congé, une trykère s’approcha et nous invita à la suivre. Quelques minutes plus tard, dans un éclair lumineux aveuglant, l’un après l’autre, mes camarades disparurent dans un vortex. Surmontant mon appréhension, je m’engouffrai dans la lumière tournoyante.

La sciure douce et chaude sous mes pieds, la brise légère et tiède, le bruissement de l’eau non loin de moi. Telles furent les sensations qui m’assaillirent et m’enivrèrent à mon arrivée. Lorsque j’ouvris les yeux, j’étais devant un ponton en bois, un tryker solide aux cheveux verts et au regard espiègle me dévisageant d’un air amusé.

« Bienvenue à Barkdell, jeune fille ! »

Je parvins à afficher un sourire, puis je me tournai pour me souvenir de l’emplacement du passage… et ne vit que des dunes à pertes de vue. Frappée de stupeur, je regardai mon hôte, soudain en proie à une vive angoisse. Il me retourna un regard interrogatif, puis sembla comprendre, et son air se fit navré et il secoua lentement la tête. A cet instant, je fus complètement désespérée. J’étais persuadée que je ne reverrais plus jamais, jamais ma mère.

Je sentis une main se poser sur mon épaule, de manière hésitante : un jeune tryker se tenait à côté de moi et son regard me disait « Je sais c’est dur. Mais tu n'es pas seule. »

"Bonjour, je m'appelle Takeo. Et toi, quel est ton petit nom ?"

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