Les eaux amères suivi de Le cuttler
Quelques coups de pioche bien ajustés et un petit morceau d’ambre blond roula dans la poussière d’écorce et de corail qui jonchait le sol. Une jolie pièce. Le filon était aussi prometteur que les indices qu’elle avait lus sur l’écorce le présageaient. Elle fit rouler la pierre dans le creux de sa paume, la faisant jouer dans les rayons de lune que les nuages lourds et orageux laissaient filer, tirant de chaudes flammes vives de la matière si vivante. De l’ambre hash. Parfait. Avec un peu d’habileté, elle tirerait suffisamment de ce filon pour vivre quelques jours de l’avidité des artisans d’Avendale. Le cours de l’ambre serait certainement inférieur aux prix du marché de l’est à Fairhaven, mais elle s’en contenterait. Elle empocha vivement la pierre avec un haussement d’épaules, faisant mourir l’éclat de feu engendré par les rayons de lune. Elle reprit sa pioche et l’abattit avec violence sur une racine. Le brasier de la pierre paraissait avoir gagné son esprit, grondant, soufflant attisé par les souvenirs. Depuis plusieurs lunes, elle évitait la capitale. Elle n’avait jamais vraiment cru que le traité signé par Wyler ferait changer les esprits -comme si cela était possible maintenant. Aussi inconscients et aussi stupides que le yubo, Ama avait bien raison – mais elle n’aurait jamais cru devoir croiser autant de Fyros sur les Lacs. Le Conseil n’avait plus vraiment prise sur les événements. Les jeunes tribus criaient haut et fort sur les pontons leur attachement aux homins du désert. S’il voulait assurer son poste, Wyler devrait tôt au tard prendre position. Elle avait essayé de leur parler, de leur ouvrir les yeux, elle avait crié aux vents tournoyants autour de Windermeer, elle avait supplié à Crystabell, en vain. Même si beaucoup s’éloignaient de la Karavan, tous ne croyaient qu’en une chose désormais : « les Fyros sont nos alliés… »
(...)
-… sont nos alliés, mets-toi bien cela dans la tête, sale Yelk, cracha l’homin en s’attablant de nouveau devant sa chope d’alcool de stinga. Ils nous ont toujours soutenus contre ces sales Matis.
Le crachat cette fois la manqua de peu. Elle recula, essuyant le sang qui coulait de son nez et de sa lèvre.
Personne n’avait bougé dans le bar. L’altercation avait attiré quelques personnes qui passaient sur la promenade mais nul n’était intervenu, sinon pour lui dire de laisser tomber et de filer avant que quelqu’un ne prenne en mal ses contes de vieille homine sur le feu de Coriolis et le Grand Essaim. Et lorsque le type l’avait interrompue d’un revers de son poing, ils avaient passé leur chemin.
- D’ailleurs j’me suis engagé dans les légions étrangères fyros. J’f’rai partie du prochain convoi pour Pyr. T’as d’la chance que j’fête ça, sinon j’t’aurais écrasée. Fous l’camp maintenant.
- Fais ce qu’il te dit, cela vaudra mieux, ajouta un garde, et apprends à tenir ta langue à l’avenir quand tu viendras en ville vendre tes matériaux, ils valent bien plus que toi, lui lança-t-il.
(...)
-... sont nos alliés. Grâce à leur aide, cette guerre de l'automne touche à sa fin. La sève d'Elie Din Covee est retournée à l'Ecorce. Son corps à la demande de sa famille est rendu aux eaux de nos lacs en ce jour.
L'Ancien à l'air compassé débitait son oraison funèbre d'un ton monocorde et rapide, pressé d'en finir.
Le corps de son père glissa sans bruit dans les eaux sombres du crépuscule qui roulaient sur ses joues. Les larmes ne lui diraient pas pourquoi son père n'était pas mort dans le lagon de Loria, mais plus au sud, quoi qu'on lui en ait dit. Elles ne lui diraient pas pourquoi il était mort dans une guerre qu'il avait combattue si ardemment. Elles n'empêcheraient pas les autres de la regarder avec défiance, les mots fille de traître cachés derrière chacune de leurs paroles. Rageusement elle essuya ses larmes et leur tourna le dos.
(...)
- … sont nos alliés. Nous avons besoin d’eux contre nos ennemis.
Les voix des adultes grondaient au-dessus de sa tête. Père prit une grande inspiration. Sa main écrasait un peu celle de la petite qui regardait et écoutait attentivement. Il était si souvent en colère ces derniers temps, contre elle, contre Ama, contre lui-même et surtout contre le Conseil et les tribus.
- Quels ennemis ? Nous n’avons plus d’ennemis. Il n’y a plus que la menace des kitins, que tes bons amis Fyros ont déchaînée sur nous. N’avons nous rien appris durant l’Exode ?
- Les kitins ont été repoussés et les quelques essaims qui demeurent seront bientôt détruits. Nous pouvons maintenant reprendre ce qui nous appartient et retrouver notre place. Tu t'inquiètes sans raison. Non, arrête, je connais tes arguments. Le feu Coriolis, les kitins. Mais c'était il y a longtemps. Je sais que ton clan a beaucoup perdu. Mais nous avons toujours joué les Fyros contre les Matis. Nous n'avons pas d'autre choix.
- Si, le choix existe mais admets plutôt que nous ne voulons pas le faire.
- Peut-être, mon ami, peut-être...
- Ce sera la guerre dans le Lagon, encore. Pouvons-nous vraiment nous le permettre ?
- J'espère que non, vraiment, mais il n'y a pas d'autre solution. Les Fyros nous protègeront, ils sont nos alliés…
(...)
-... sont nos alliés. Balivernes que tout cela petite, marmonna la vieille homine. Elle reprit une poignée de fibres shu et entreprit de les débarrasser de leurs impuretés avant de les apprêter pour le filage puis le tissage.
- Raconte le grand feu Ama et puis les kitins, raconte Ama.
La gamine s’assit en tailleur aux pieds de la vieille homine, les coudes sur ses genoux et le visage dans ses mains, frémissante de l’impatience toujours renouvelée que les histoires d’Ama savaient si bien faire naître.
- Très bien petite, mais pendant que ma langue s'agite, que tes mains ne restent pas oisives. Prends ce panier de graines et trie-les. Mets-moi de côté les sarina, l'armurier a une grosse commande en route. Le visage barré d'une grande brûlure de la vieille s'anima alors qu'elle commençait son récit. Les kitins et le grand feu... Tu veux savoir la vérité petite ? Les Fyros nous ont fait ce cadeau. Ils sont avides. Ils n'ont jamais respecté l'Ecorce. Alors ils ont creusé, toujours plus profond, toujours plus loin, à la recherche des meilleurs gisements, des plus riches matières. Se cachant des Kamis, dont nous étions les favoris, et qu'ils ne respectent pas autant qu'ils le clament. Alors un jour, ils réveillèrent le grand feu. Beaucoup périrent, mais cela brisa aussi la route de l'eau. Non, ces homins du désert ne respectent et n'aiment pas l'eau comme nous l'aimons. Ils nous la prennent, l'accaparent. De ce jour, la guerre vint contre les Matis et nous... Voyons fais un peu attention !, lança-t-elle en jetant un œil sur la gamine dont les doigts distraits jouaient paresseusement avec les graines. Ca c'est des graines de silvio petite empotée ! Tu les laisses avec les caprices, je n'en ai pas l'usage pour l'instant. Qu'est-ce que je disais ? Les kitins, oui, les kitins aussi sont un fléau que nous ont apporté les Fyros. Et cela je le sais car j'y étais. C'est une grande kipucka qui m'a laissé cette brûlure au visage comme nous nous enfuyions... Le clan à tout perdu en ces saisons si terrible... Tout. Le comptoir, les routes des caravanes. Il ne nous reste que le savoir, l'amour de l'Ecorce et de l'eau. Ce savoir qui fera de toi une prospectrice à la hauteur de ton clan si tu voulais bien t'appliquer un peu. Dis tu m'écoutes petite ? , demanda-t-elle tandis que le regard de l’enfant s’était perdu loin, très loin, dans les images qu’Ama avait invoquées. Viens là que je t'apprenne les fibres des Lacs...
(...)
Les premières lueurs du jour perçaient les frondaisons dans le Lagon, chassant les souvenirs.
Avendale avait été pire que Fairhaven. Elle y avait aperçu un Zoraï, si étrange, se balançant dans le vent et l'avait évité en faisant un large détour, légèrement apeurée devant son masque impénétrable. Mais au comptoir Eoppie deux Fyros attendaient d'être servis, aimablement accompagnés par plusieurs jeunes Trykers. Elle avait fait demi-tour et s'était enfuie, enfin résolue. Son peuple refusait de voir la vérité et allait en périr. Les Fyros sont nos alliés et nos pires ennemis. Et les pires ennemis des Fyros sont les Matis. Si son peuple niait l'évidence, elle renierait son peuple. Depuis plusieurs cycles, des rumeurs parvenaient à Avendale. Les Matis se dressaient encore fiers et parmi eux, un nom revenait souvent. Elle renierait son peuple si celui-ci persistait à renier ce qu’il était, pour son propre bien.
La traversée avait été éprouvante. kipesta et kirosta menaient des rondes incessantes mais après plusieurs jours d'efforts elle avait enfin atteint le vortex. Elle se retourna et embrassa le pays des Lacs du regard. De longues minutes elle resta debout dans le vent léger chargé d’odeurs aquatiques, droite, les poings serrés. Ses yeux s’attardèrent longuement sur le Lac supérieur, se chargeant peu à peu de ses eaux comme pour mieux les emporter avec elle.
- Je suis Paera Ama Din Covee et tant que je vivrai, les Lacs n'appartiendront jamais au désert. Le grand Feu ne viendra pas les assécher et les kitins ne s'y désaltèreront pas. Je suis Paera Ama Din Covee... et... je... je…
Elle se détourna brusquement, reprit le baluchon qui contenait toutes ses possessions, une pioche, une épée rouillée mais surtout tout au fond, quelques peaux d'Yber tannées enluminées par la mémoire de la vieille Ama, et avança.
De l'autre côté, l'automne glissait lentement sur les bolobis, les parant de rouge et d'or. Le but était proche...
L'or et le rouge avaient laissé place au blanc ouaté de la neige.
La neige l'avait surprise. L'hiver dans les Lacs était doux et plus habitué à la pluie qu'au froid. Et puis cette chose si évanescente était tombée du ciel un soir, légère et irréelle, disparue aussitôt qu'elle touchait le sol et pourtant revenant et tombant sans cesse, avec une obstination lente qui peu à peu triompha du vent, des timides rayons de soleil et de l'eau, jusqu'à couvrir le sol marécageux d'un fin tapis glacial.
Et vint alors le silence. Un silence épais, feutré que seuls déchiraient les hurlements mortellement assourdis des torbaks. Un silence trompeur. Il l'enveloppait, tentateur, la berçant de promesses de sécurité et de douceur. Il était si facile de se laisser convaincre, de se laisser glisser doucement. Oublier le froid et son étreinte de glace sur son visage. Oublier la faim, cette vieille compagne si exigeante. S'abandonner enfin à la fatigue et la laisser l'emmener loin de ses cauchemars peuplés de cuttlers et de gibbaïs.
Recroquevillée dans un renfoncement du talus, les yeux mi-clos, elle sombrait dans le sommeil lorsqu'un paquet de neige glissa de la fougère qui l'abritait du vent sur son visage. Le froid et l'humidité soudains la firent frémir, la ramenant insensiblement au présent. Ses yeux fixaient sans vraiment les voir les flocons dispersés sur sa manche déchirée et maculée de boue et de sang. De si petites choses... Si petites... Et pourtant, elle les avait vu triompher de l'eau et s'imposer à elle. Avec patience et obstination, jusqu'à couvrir l'Ecorce.
La petite forme s'agita faiblement, repoussant les fougères et la neige. Elle se relevait péniblement, engourdie par le froid, affaiblie par les privations, la fatigue et les blessures quand le ricanement moqueur d'un cuttler retentit dans le silence. Les poings serrés elle se tourna vers le boyau où l'animal se cachait. Elle ne les laisserait pas triompher ainsi, pas encore.
Le but était proche, elle l'atteindrait.
L’haleine fétide du cuttler l’enveloppait, caresse immonde sous laquelle sa peau se contractait, frémissante de peur et de dégoût. Elle se força pourtant à l’immobilité absolue. Ne pas bouger. Ne pas laisser la terreur l’emporter dans cette gueule hérissée de crocs encore fumants de la sève du yelk qu’ils venaient de tuer. Ne pas bouger. Garder les yeux ouverts et regarder en face la mort qui rôde. Ne faire qu’une avec l’Ecorce, avec le sol détrempé, avec la paroi glacée du talus. Conserver l’immobilité vivante des fougères et des pierres. Ne pas bouger. Etouffer les battements affolés de son cœur dont les coups sourds menaçaient de lui déchirer la poitrine. Ne pas bouger. Oublier le corps lacéré de son compagnon d’infortune à ses pieds. Oublier la sève encore palpitante et chaude de sa vie disparue sur sa peau. Ne pas bouger…
Tout avait pourtant bien commencé. Un jeune Tryker était apparu à la sortie du vortex, dernier survivant d’une expédition malheureuse. Sans mots, ils avaient joints leurs forces. S’aidant des vents, ils avaient évité les torbaks à l’affût dans le fossé étroit qui menait au poste frontière du labyrinthe des lutins. Ils s’étaient joué de la surveillance de la grande kincher et de ses soldats privés de volonté propre qui occupaient par dizaines les ruines de l’avant-poste. Les collines au loin paraissaient désertes et ils reprenaient confiance. S’ils pouvaient éviter les gibbaïs, le reste du chemin serait facile. Ils échangeaient un sourire las mais radieux quand ce yelk blessé déboula dans leurs jambes, mugissant de terreur, la mort à ses trousses. Son compagnon s’était mis à courir quand elle était restée tétanisée contre la paroi du talus, regardant impuissante le cuttler l’éventrer d’un coup de patte avant d’achever sa proie, lambeaux sanguinolents entre ses mâchoires puissantes.
La bête tournait lentement autour de la petite silhouette recroquevillée dans la boue du talus, humant l’air par à-coups, savourant la terreur de sa proie, jouant de sa peur, transformant d’un mouvement l’instant en éternité. Il était repu. Seul subsistait le plaisir cruel de la chasse, de la domination du chasseur sur sa proie. Il avança, gueule béante, échine hérissée. Un gémissement sourd s’échappa des lèvres bleuies de la jeune homine fascinée par sa mort prochaine. La bête recula, avança encore. Le hurlement d’un torbak rompit brusquement l’enchantement. Le cuttler se détourna vivement, la gueule au vent, goûtant dans l’air glacial le défi lancé par le prédateur. Et puis, soudain, elle se retrouva seule, petit tas effondré dans la boue gelée, riant et pleurant à la fois, secouée de tremblements irrépressibles.
Ma trykette à couettes, coincée il y a de cela quelques lunes au respawn sud du continent matis et tentant désespérément de passer au-delà des collines à torbaks et cuttlers, passée l'arche du poste-frontière du labyrinthe des lutins, attendait patiemment avec un compagnon de voyage que la voie se dégage quand, tout à coup, l'odeur pénétrante du yelk assaille nos narines tandis que la masse spongieuse de l'animal envahit notre champ de vision. Trop tard, la bête est poursuivie par un très gros cuttler qui s'offre mon infortuné compagnon de voyage en apéritif avant d'aller achever sa proie.
Ma Trykette, blottie dans la boue du talus commence alors à entonner un mantra étrange appris de l'aînée de son clan, la vieille Ama, et dont elle avait toujours cru qu'il s'agissait d'une histoire de bonne homine :
- Je suis un caillou, je ne suis pas comestible, je suis un élément du décor, un caillou qui te resterait sur l'estomac, je suis un caillou, un petit caillou.
Le yelk dévoré, le cuttler s'approche tandis que le mantra se fait plus frénétique sur les lèvres de ma trykette pétrifiée de peur.
- Je suis un caillou, un tout petit caillou insignifiant. Je ne suis qu'une pierre du talus.
Le cuttler s'avance, mon infortuné ami me souhaite bon retour au vortex où il part soigner ses blessures. La gueule puante et dégoulinante de bave de la bête est à quelques centimètres de mes couettes.
- Un caillou, juste un caillou, un caillou !!
Elle renifle, tourne un peu autour et puis finalement repart dans les collines... Merci Ama
Ps : cette traversée Tryker-Matis m'a donné mes plus belles frayeurs en jeu, mais ce moment là a été le point culminant de l'affaire. (précision : je débitais bien le mantra sur le channel alentour et accessoirement irl aussi ce qui faisait beaucoup rire derrière moi )
pps : ça n'a marché qu'une fois, visiblement les torbaks et les ocyx sont sourds.