— II —



    Le soir tombait sur Pyr, la capitale de l’Empire Fyros. Cela faisait près d’un mois qu’Aetis habitait la ville, et il commençait à en connaître les nombreux recoins. Il s’approcha d’une échoppe et interpella le marchand.

― Dylion regarde ce que j’ai pour toi ! Deux magnifiques peaux de gingo. Des bêtes que j’ai dépecées rien que pour toi ! fit-il en posant sa besace sur le comptoir.
Le vieux marchand se frotta le menton et toucha finalement la peau d’un air peu convaincu.
― Pas tout jeunes tes gingos ! La peau a perdu de sa douceur. Qu’est-ce que tu veux que je fasse avec ça ? se moqua le marchand. Allez, je t’en propose deux cents dappers, parce que je suis de bonne humeur.

    Nombre de guerriers auraient senti le rouge leur monter au visage et seraient repartis vers un autre marchand en fulminant, mais Aetis connaissait son homin. Il savait que ce n’était qu’une façon d’entamer la négociation.
― Deux cents dappers ! Même pas de quoi me payer une nuit dans une auberge. En temps normal je t’aurais demandé le triple ! Mais je veux bien croire que tu sois le plus pauvre des commerçants du marché, aussi, je te les laisse à cinq cents dappers.

    Dylion Tindix leva les yeux au ciel, comme poignardé. La discussion continua encore dix minutes avant qu’ils ne se mettent d’accord pour trois cents dappers. Plutôt satisfait de sa journée, Aetis pesa les perles dans sa main. Il s’engagea négligemment dans le Chemin de la Cuvette et s’arrêta devant le hammam de la ville. Il regarda le ciel et se dit qu’il avait encore du temps avant de dîner. Il pénétra dans le vestibule où un employé vint à sa rencontre.
― Bonsoir, puis-je vous aider ? Demanda-t-il d’une voix mielleuse.
― Oui, donne-moi une cabine que je me déshabille. J’ai hâte de prendre un bain.
    L’homin s’inclina brièvement et l’invita à le suivre. Une atmosphère lourde et chaude se dégageait des lieux. Longeant un long couloir empli de portes, Aetis se félicita de son choix. Il avait passé la journée à la chasse à suer sous un soleil accablant. Ses muscles avaient besoin de se détendre à la chaleur des bains. Il pénétra dans la cabine que lui montra son guide. Il se déshabilla entièrement avant d’ouvrir l’autre porte qui donnait sur le hammam. La vapeur emplissait toute la pièce recouverte d’ambre verte. Il s’approcha du grand bassin et fut contrarié à la vue des nombreux clients, en majorité des Fyros.

    Il s’assit au bord du bassin, se pencha en avant et tendit le bras. L’eau était particulièrement chaude.Il fit une moue et hésita un instant avant de prendre la décision d’entrer dans le bain. Il s’enfonça lentement dans l’eau en contrôlant son souffle.

    Il étendit ses bras sur la margelle du bassin et ferma les yeux.
― C’est la première fois que je te vois ici. Cela fait longtemps que tu es arrivé à Pyr ?
Aetis rouvrit les yeux et tourna la tête sur sa gauche. Il découvrit le visage d’un Fyros à l’aube de sa quarantaine.
― Un mois, mais je ne compte pas y rester plus que de raison, répondit Aetis qui espérait que la conversation s’arrête là.
― Pourquoi nous quitter déjà ? Pyr ne te plaît-elle donc pas? continua l’inconnu.
    Aetis sourit.
― J’ai envie de découvrir les nouvelles terres homines et leurs merveilles. J’ai soif de connaissance.
― Je m’en doutais ! s’exclama-t-il, riant. Je me nomme Partacles, je suis un des Sénateurs qui gouvernent notre peuple au nom de l’Empereur Dexton. Je suis en charge des affaires militaires et les Kamis savent que ce sont des affaires importantes !
― Hormis les kitins, je ne vois pas d’autres conflits à craindre, fit Aetis qui n’aimait pas la tournure de leur conversation.
Partacles se rapprocha d’Aetis et d’une voix plus basse ajouta :
― Crois-tu vraiment que la paix puisse durer éternellement entre les homins ? Songe à l’ambition de la Karavan, tu comprendras vite que les Matis nous sauteront à la gorge dès que possible. La paix ne dure que parce que chaque peuple est encore trop faible pour penser à étendre son territoire. Mais les choses vont plus vite que tu ne peux l’imaginer. Les quatre races homines reconstruisent leurs empires perdus. Notre bon Empereur rebâtira sa résidence impériale, et j’ai moi-même déjà nommé plusieurs généraux qui se chargent de recruter des guildes pour les enjeux à venir.

    Aetis fit une moue consternée. Il n’avait aucune envie de rentrer dans ce genre de considérations. Il était un guerrier, un aventurier, il se moquait de la politique. Pourquoi lui révélait-il tout cela ? La main de Partacles se posa sur son épaule.
― J’ai besoin de jeunes Fyros comme toi pour me servir d’agents. Nous manquons d’informations sur ce qu’il se passe chez les Matis et les Trykers. Veux-tu être un de mes espions ? Et avant de répondre sache qu’il y a beaucoup de renommée et d’argent à gagner pour toi. Beaucoup pour un jeune homin, pense à tout ce que tu vas pouvoir t’offrir…
La confusion s’empara de l’esprit d’Aetis. En quittant son village, il ne pouvait soupçonner à quel point le monde était en train de changer. La guerre entre les homins allait peut-être recommencer. Un goût amer lui emplit la bouche. Il secoua la tête et regarda Partacles droit dans les yeux.
― Je vais y réfléchir, mais je ne vous promets rien, fit-il.
― Prends ton temps jeune Fyros. Il n’y a rien de pire que la fougue et les décisions hâtives.
    Sur ces mots, Partacles lâcha la margelle et nagea jusqu’ aux marches du bassin pour en sortir.

    Aetis se relâcha enfin. Il aurait tant aimé qu’on le laisse tranquille. Il était ignorant des usages politiques de la société et il n’avait guère envie d’en apprendre davantage.Il resta encore de longues minutes à profiter du bain chaud et des vapeurs qui s’en échappaient. Avant de quitter à son tour le hammam, il prit une douche glacée qui lui raffermit tout le corps. Une fois rhabillé, il ressortit dans la rue et savoura la douce brise qui s’enfonçait dans les ruelles de Pyr.

    Les paroles de Partacles lui semblaient désormais très loin de ses préoccupations. Son ventre gargouillait depuis quelques minutes et l’envie de se faire un repas particulièrement copieux était au centre de ses pensées. Il remonta la Rue Dexton et arriva Place de la Fontaine. Le bar se trouvait sur la gauche. Sans plus d’hésitation il pénétra dans la bâtisse et alla s’asseoir à une table libre.

    Un trio de musiciens jouait un petit air de musique traditionnelle. Trois jeunes Fyros dansaient de façon fort gracieuse entre le bar et les premières tables. A la lumière des lanternes, elles ondulaient avec délicatesse et subtilité. Aetis commanda une bière de scrath et une côte de bodoc grillée aux larves braisées. Malgré les mouvement harmonieux des jeunes filles, ses pensées revinrent finalement aux paroles de Partacles. Avec l’argent, tout serait tellement plus simple ! Plus besoin de passer de longues heures à chasser pour obtenir à peine de quoi se loger…il pourrait vivre à sa guise sans avoir à se soucier du lendemain. Même les filles seraient faciles ! Avec un petit sourire de dérision, il secoua la tête. Il n’y a guère plus que les anciens pour croire que les femmes s’achètent encore. Depuis l’exil forcé dans les Primes Racines, la société fyros a bien changé. Les femmes fyros, inspirées par l’exemple des autres peuples se sont imposées, et la régente Leanon en est le premier exemple.

    Si un Kami pouvait lire dans mes pensées, il me téléporterait aussitôt au fond du désert ! Se dit-il en laissant un sourire s’afficher sur son visage.
― Puis-je m’asseoir à vos côtés ? fit une voix à l’accent particulier.
Aetis leva la tête et croisa le visage d’un jeune matis.
― Je vous en prie, répondit-il.
Le Matis s’assit à ses côtés. Le visage plutôt débonnaire, de grands yeux bleus et une fine barbe qui le vieillissait quelque peu.
― J’adore votre ville. Vous avez de la chance. Savez-vous que Pyr est la plus grande cité homine d’Atys ?
Aetis fit non de la tête mais garda son regard fixé sur les belles Fyros qui débutaient une nouvelle danse.
― Vous n’êtes pas très loquace, mais peut-être devrais-je me présenter. Lato Nivaldo, ambassadeur matis. Je suis ici pour créer un lien avec votre peuple. Il me plaît de croire que la paix peut être durable entre nous.
― Ce n’est pas ce que j’ai entendu ailleurs… fit Aetis.
― Ah bon ? ! s’étonna Nivaldo. Et qu’avez-vous donc entendu ?
    Aetis se sentit furieux contre lui-même et porta la bière à ses lèvres. Il s’était fait avoir comme un débutant! Le Matis était là pour lui soutirer des renseignements. Peut-être même l’avait-il vu discuter avec Partacles. Il devait se méfier de chacun de ses propos.
― La Karavan ne nous aime pas beaucoup, et à ce que l’on dit vous êtes leurs plus ardents défenseurs, dit-il en choisissant avec soin chacun de ses mots.
― Certes, mais ce n’est pas un crime d’avoir ses opinions. Jena est notre déesse, et guide nos actes, mais en aucun cas ses préceptes ne nous indiquent d’utiliser la force pour répandre la bonne parole.
    Aetis fit une moue peu convaincue.
― Non, mais respectez-vous vraiment nos croyances ?
― Pensez-vous vraiment que je me serai porté volontaire pour être ambassadeur auprès des vôtres si je n’aimais pas votre peuple? Si seulement vous pouviez venir dans nos contrées, vous comprendriez combien vous avez tort de voir en nous des fanatiques illuminés.
― Ce serait avec plaisir mais que ferais-je là-bas sans dappers ni lieu pour dormir ? fit Aetis qui espérait ainsi mettre un terme à leur conversation.

    Nivaldo prit un air soucieux et son front se plissa.
― Oui, l’argent est de plus en plus important dans notre monde, mais peut-être existe-t-il une solution. Je suis mandaté par le Duc Rodi di Varello, l’équivalent d’un de vos sénateurs, chargé, entre autres choses, du commerce. Il m’a chargé de lui envoyer des plantes aromatiques amères de votre pays.
Voyant le regard interrogateur d’Aetis, il répondit sans attendre à la question.
― Les nobles de mon peuple, comme de toutes les choses rares, raffolent de ces herbes. Rapportez moi disons… cinq sacs et je parlerais de vous au Duc. Je suis certain qu’il aura quelques missions lucratives pour vous une fois sur place.
    Aetis se dit que finalement il ne pouvait échapper à son destin. Entre les propositions de Partacles et celles de Nivaldo, il allait devoir quitter la région. Soit ! Il en serait ainsi, mais une chose était claire, il travaillerait pour les Fyros et ne trahirait jamais son peuple.
― Je vais réfléchir, mais je dois dire que votre proposition me paraît alléchante, et si vous me payez mes trois prochaines bières, je pense que ma décision pourrait s’en trouver largement influencée en votre faveur.

    Le Matis sourit et sortit des dappers de sa bourse.
― Tenez, avec ça, je suis même certain que vous aurez de quoi finir votre soirée dans le meilleur établissement de Pyr. Revenez avec les plantes ici même dans quatre jours, dit-il en marchant vers la sortie.

    Aetis baissa alors le regard sur la table, prit les dappers et les soupesa dans sa main.
― Alors tel est le prix de la trahison…?


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