De EncyclopAtys
Le Kami des âmes perdues - deuxième partie
Cachée à l’intérieur de la tente, Lipsen Be’Laury ne quittait pas le groupe de Recycleurs des yeux. La nuit était sombre, mais les grandes silhouettes des Zoraïs étaient parfaitement reconnaissables à la lueur du feu de camp. Leurs voix parvenaient jusqu’à la jeune Tryker. Ils utilisaient le langage commun des homins, comme toutes les tribus qui vivaient dans le Nexus.
… s’attend à une nouvelle attaque de la Kuilde. C’est pourquoi Liangi Do-Vi est parti ce matin pour le campement de la Compagnie de l’arbre éternel. Il sera de retour demain. Il veut parlementer avec leurs chefs de guerre, afin de former une alliance contre les adeptes de la Karavan. Si ces fous osent se montrer, nos deux tribus les écraseront comme des larves d’insecte !
J’ai entendu dire qu’un Grand Serviteur des Kamis assisterait à la cérémonie de Fallenor. Ce n’est pas tous les jours que des reliques de la Kuilde sont sacrifiées ! Ma-Duk sera satisfait. Puisse-t-il nous accorder ses bienfaits !
Les Zoraïs laissèrent échapper des rires sarcastiques. Lipsen crispa ses mains sur son fusil boomer en reniflant. Si ces malfaisants n’étaient pas si nombreux, elle leur aurait donné une bonne leçon d’humilité !
- Loué soit le Grand Géniteur, et maudit soit le nom de Jena, l’Impératrice de la nuit !
Les Recycleurs se frappèrent la poitrine et entamèrent un chant de guerre tout en installant une broche au-dessus du feu. Ils firent cuire un quartier de viande d’arma, puis se partagèrent les morceaux en bénissant les Kamis pour cette nourriture. Une gourde passa de main en main.
Lipsen sentit son ventre gargouiller. Le poisson séché n’avait pas calmé son appétit.
- Quelques baies sauvages agrémenteraient notre repas, proposa un Zoraï aux cheveux courts. Il y en a non loin d’ici.
- Bonne idée, Fa. Mais prends garde à ne pas faire de mauvaises rencontres, comme la dernière fois. On a bien cru que ce gnoof irritable allait te priver de tes précieux attributs ! Quelle tragédie pour la famille Gai-Guan et ses futurs héritiers !
Les autres Recycleurs ricanèrent. L’homin se leva en haussant les épaules puis examina les alentours. Il s’éloigna du feu, un bol à la main. Il s’arrêta non loin de la tente de Lipsen, scrutant les buissons.
La jeune Tryker laissa retomber le rideau. Elle resta aussi immobile qu’une souche, tendant l’oreille. Elle sentit la sève affluer à ses tempes, et tenta de calmer les battements de son coeur. Imagine que tu es à l’affût d’une proie, se dit-elle. Tu es habituée à ce genre de choses, ne panique pas !
Après un moment qui sembla interminable, le bruit des bottes du Recycleur sembla s’éloigner. Tout va bien, pensa Lipsen, la bonne fortune est toujours du côté des Trykers !
Mais le destin en avait décidé autrement.
Lipsen sentit une vague irrépressible lui chatouiller les narines. Elle avait l’impression d’avoir le nez dans un étau ! Incapable de se contenir, elle éternua. C’était trop bête ! Le Zoraï s’immobilisa. Il revint sur ses pas et s’arrêta devant la tente. Lipsen se maudit pour sa maladresse. Allait-elle mourir à cause d’un coup de froid ? Voilà qui n’était guère héroïque !
Le Recycleur héla ses compagnons. Deux d’entre eux se levèrent puis s’approchèrent, des pistolets tchaï à la main.
Les pensées de Lipsen tournaient à toute vitesse. L’image de la viande rôtissant au-dessus du feu, le poisson séché, les prières aux Kamis, les Zoraïs aux masques inquiétants se bousculèrent dans son esprit. Comment allait-elle s’en sortir ? Une vieille légende de son peuple lui revint en mémoire. L’histoire du jeune Wiksie, le premier homin à rencontrer un Kami…
Sans plus réfléchir, Lipsen déglutit, puis laissa échapper une sorte de croassement aigu. Elle prononça quelques mots d’une voix déformée.
- Kami, faim !
Surpris, les Zoraïs s’immobilisèrent. Ils échangèrent des regards perplexes.
- Kami, faim ! vociféra Lipsen, d’un ton plus assuré. Homins, durs d’oreille vous semblez. Des baies sauvages, apportez-moi !
Pris de court, le Recycleur tenant le bol se dirigea vers un buisson et entreprit de cueillir rapidement quelques grappes de fruits rouges. Les autres Zoraïs hésitaient. L’un d’eux finit par prendre l’initiative.
- Ô vénéré Kami, quelle sorte d’esprit es-tu ? demanda-t-il d’un ton prudent.
- Le Kami des âmes perdues, ainsi pouvez-vous me nommer. En ce lieu, de terribles choses sont arrivées. À l’abandon errent des âmes égarées. Avez-vous tout oublié, homins ?
Lipsen n’avait aucune idée précise de ce dont elle parlait. Mais les mots du prétendu Kami semblèrent évoquer des souvenirs précis chez les Recycleurs. Certains d’entre eux esquissèrent un signe sacré pour se prévenir du malheur.
Le Zoraï termina sa cueillette et revint près de la tente.
- Voici quelques baies, Ô esprit de Ma-Duk.
La jeune Tryker réfléchit quelques instants. Elle se remémora la légende de Wiksie, et un autre conte, zoraï celui-là, évoquant la conversion du peuple de la jungle aux préceptes illusoires des Kamis.
- Ces fruits de la nature, partagez-vous, finit-elle par répondre. Ainsi par votre foi, ma faim sera apaisée.
Ces paroles semblèrent lever les derniers doutes des Recycleurs. Ils s’agenouillèrent et mangèrent les baies, tout en louant la sagesse du Kami. Lipsen remercia Jena. Son stratagème semblait fonctionner ! Il s’agissait maintenant d’éloigner les Zoraïs avant qu’ils ne deviennent trop curieux et ne demandent à voir le fameux esprit.
- Ce lieu vous devez quitter à présent. En cet endroit, seules les âmes affligées peuvent s’établir. Mort et tourment pour les vivants ! Partez, partez !
Les homins se relevèrent puis rassemblèrent leurs affaires en silence. Ils jetèrent un dernier coup d’oeil à la tente et à son mystérieux occupant. Des gouttes de pluie se mirent à tomber, s’écrasant sur les masques blancs pour tracer des larmes sur ces visages impassibles. Un éclair illumina le camp abandonné. Comme obéissant à ce signe de la colère des Kamis, les Recycleurs disparurent dans la forêt.
Lipsen poussa un soupir de soulagement puis éclata de rire. Elle avait réussi à duper les ennemis de la Kuilde ! Mais mieux valait partir d’ici. S’esclaffant toujours en pensant au bon tour qu’elle avait joué, elle revêtit rapidement son armure, ajusta son sac de chasse et saisit son boomer. Elle souleva prudemment le rideau de cuir masquant l’entrée de la yourte. Les Zoraïs semblaient bel et bien partis. Lipsen sortit sous l’orage. Elle scruta les alentours, puis se mit en route vers le nord. Elle devait prévenir Mithus Xalon d’une alliance possible de ses ennemis.
Après avoir gravi une petite colline, elle se retourna pour contempler le campement désert. Son regard s’arrêta sur la silhouette des tentes qui ruisselaient de pluie.
Lipsen sourit à nouveau. Elle venait d’avoir une idée.