C L'affaire Mektoub
Révisé le 2015-07-11
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L’affaire mektoub

De tous les trykers qui m’aient été donnés de rencontrer, mon oncle était de loin le plus grand.

Certes cette grandeur n’était pas le fait de sa simple taille, modeste comme souvent dans notre peuple, voir même négligeable si on la comparait à celle de son inséparable ami Zhuangi, mais plutôt de son esprit vif et d’une lucidité rarement égalée. Mon oncle est et restera le héros de mon enfance, celui dont les histoires berçaient mes paisibles nuits. Il n’existe d’ailleurs sur Atys aucun endroit qui ne me rappelle un souvenir lié à lui.

Mais tous les grands homins ont dû commencer un jour alors même qu’ils n’étaient encore qu’insignifiants pour notre écorce. Oncle Mac’Leaffy ne fit pas exception et eut à montrer au monde de quoi il était capable. Il eut sa première enquête : l’intrigante affaire mektoub.

En ce temps là, Mac’Leaffy Roner était bien jeune et sa vision du monde se limitait encore à Fairhaven et ses alentours. « A quoi bon chercher plus loin quand notre paysage renferme autant de détails, autant de mystères à percer » disait-il à ceux qui tentaient vainement de lui transmettre un certain goût de l’aventure. « Chaque poussière a son histoire et il faut bien quelqu’un pour les écouter » concluait-il inlassablement. Il avait ainsi une passion pour l’infiniment petit, pour ce qui était à la limite du visible, ce que, finalement, tout le monde négligeait couramment. A l’époque, c’était un homin très solitaire. Il n’avait pas encore rencontré ce cher Zhuangi et seul le célèbre Tepsen et ses théories farfelues semblaient de temps à autre éveiller sa curiosité. Quant à son envie de justice, elle ne devait pas encore exister non plus car tous ceux qui le connurent avant cette affaire s’accordent à dire de lui qu’il n’était qu’un oisif jouisseur sans préoccupation réelle pour les autres.

Tout allait pourtant changer en ce jour orageux de Thermis où commence cette histoire. Le ciel avait été couvert toute la journée et l’air s’était lentement chargé d’humidité. Chaque seconde semblait ainsi plus longue et plus pesante que la précédente et chacun en arrivait à souhaiter que l’orage nous délivre enfin. Le temps étant l’allié du Tryker patient, il fit éclater l’orage en fin d’après midi. Le vent et ses habituelles bourrasques furent également de la partie ce qui eut pour effet de condamner la plupart des habitants des lacs à rester chez eux. Mac’Leaffy n’aurait pour sa part raté ça pour rien au monde et il avait donc choisi de contempler ce spectacle… mouillé.

Après quelques heures, la météorologie fut à nouveau clémente et tous purent retrouver l’extérieur rafraîchi. La nuit commençait à tomber quand une activité soudaine anima la capitale. Un garçon d’étable se plaignait de s’être fait voler des mektoubs pendant la tempête ! L’affaire mektoub venait de naître.

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Peu à peu, tous les trykers du quartier se regroupaient autour de l’étable. Chacun était animé d’une curiosité sans limite et cherchait dans les visages voisins un éventuel coupable. Le garçon d’étable criait au vol et jetait des regards accusateurs. Quant au propriétaire des mektoubs, il discutait avec le chef de la garde et essayait ainsi de s’assurer que la justice serait rendue.
Mon oncle lui se tenait au milieu de cette foule, le regard perdu dans le vide. On aurait pu croire en l’observant que toute cette histoire ne l’intéressait pas plus qu’une autre histoire d’homin, mais pourtant, un sourire se dessinait déjà sur son visage. Autour de lui, les conversations fusaient et parmi des hypothèses des plus farfelues : « Le vent a pu emporter des mektoubs ! » « C’est les Kamis qui les ont téléportés ! J’en suis sûr ! ». Pourtant certains maîtres en commérage étaient déjà bien mieux informés et des noms circulaient sur certaines lèvres : « C’est Aesken le marchand qui a fait le coup ! Je l’ai vu chevaucher un mektoub pendant la tempête » « Aesken ? Mais c’est pourtant quelqu’un d’honnête ! Il pratique des prix plus que raisonnables. Et puis il doit bien avoir son propre mektoub, ce qui n’est clairement pas le cas d’Eoxy » « Oui et pourtant j’ai entendu dire qu’il en chevauchait un … bizarre bizarre. » « Arrêtez donc ! Eoxy est un brave homin, quelqu’un de simple et de discret. Comment pouvez vous l’imaginer faire quoi que ce soit de malhonnête ? A votre place, je chercherais plutôt du coté de Gether. Il ne m’inspire vraiment aucune confiance celui-là. Et après tout il a aussi été vu sur le dos d’un mektoub pendant la tempête. Allez savoir ce qu’il pouvait bien faire ? » Les spéculations allaient bon train et finalement nombreux étaient ceux qui semblaient se délecter de la situation. La garde, quant à elle, était visiblement dépassée et en arriva même à prêter une oreille attentive aux commérages… Ropan chef de la garde fit donc interroger les trois principaux suspects Aesken, Eoxy et Gether, le garçon d’étable ainsi que le propriétaire.
Le résultat fut aussi peu intéressant qu’on eut pu l’imaginer. Le garçon d’étable avait constaté au moment, où la tempête se faisait proche, qu’il lui manquait des mektoubs mais il n’avait pu prévenir le propriétaire qu’une demi-heure après la fin des bourrasques. Le propriétaire confirmait bien entendu la version de son garçon d’étable. Mais aucun des trois suspects n’avouait bien évidemment avoir volé les bêtes.
Mac’Leaffy Roner prit alors son envol vers cette vocation qui allait tant lui réussir. Voyant que personne ne semblait résoudre cette affaire, il prit les choses en mains. Sortant un petit carnet de sa poche, il examina les lieux, intimement persuadé que les détails, ses précieux amis, allaient lui parler. Ses mains caressaient le sol, ses yeux virevoltaient à la recherche du moindre indice et mon oncle avait véritablement l’air d’un fou. Il nota : « Deux mektoubs poussiéreux. Un mektoub blessé. » Son regard pétillait et un sourire aux lèvres il ajouta : « Aesken : coupable, Eoxy : coupable, Gether : coupable. » Et pourtant, Roner le savait, le vrai coupable lui échappait encore… Il se remémora alors le récit de chacun. Mais bien sûr ! Il ne lui manquait à présent qu’une ultime preuve.
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Un, deux, trois mektoubs. Mon oncle ne tenait plus en place. Deux pleins de poussière et un boiteux. Un, deux, trois suspects. Tous les trois coupables il en était persuadé. Mac’Leaffy marchait frénétiquement en formant de petits cercles sur le sol. Il avait beau compter et recompter dans sa tête, rien n’y faisait, l’élément manquant refusait de se présenter à lui. Il en venait même à se trouver dans un état proche de la folie tant cette résistance des détails lui était insupportable. Aesken, Eoxy, Gether… Un, deux, trois. Il en était à penser à voix haute et déjà tous les regards pesaient sur lui. « Il a dû perdre la raison » « Je savais bien que seules ses jambes tournaient en rond » Un petit enfant se faufila alors parmi les homins de cette foule curieuse. Ses yeux se posèrent sur mon oncle et ce fut comme s’il avait compris instantanément, et sans doute inconsciemment, toute la détresse qui l’animait. Il s’approcha de lui, lui tapota la jambe. Mac’Leaffy s’arrêta comme si cette spirale devait enfin avoir une fin. « Quatre ? » dit le jeune enfant. « Quatre ! » s’écria mon oncle avec une telle joie que l’enfant s’enfuit apeuré. C’était aussi simple que ça ! Au lieu de voir ce qu’il avait, il devait voir ce qu’il manquait. Bien souvent les détails ont ça de troublant que leur absence a autant d’importance que leur présence. Il se dirigea vers le garçon d’étable et tenta de le percer à jour en le fixant droit dans les yeux : « Combien de mektoubs vous manquent-ils ? » « Euh quatre… » dit-il en se demandant bien où Mac’Leaffy voulait en venir. Quatre ! Il touchait au but. Il ajouta : « C’est un bel élevage que vous avez là ! Vous comptez combien de têtes exactement ? » « Vingt-cinq. » répondit-il machinalement, toujours sans présumer des milliers de raisonnements, de théories et de déductions qui s’opéraient dans la tête de son interlocuteur.

Un, deux, trois, quatre… vingt quatre. Mon oncle tenait sa preuve et les homins qui virent cette scène s’accordent à dire que ce fut en ce jour, à cet instant précis, qu’il prit toute la grandeur qui lui serait par la suite si caractéristique.

D’un pas empli d’une assurance retrouvée, il se rendit près de Gether. « Un innocent n’a pas à porter le poids d’un vol sur ses épaules mon ami » lui dit-il en se concentrant sur les moindres mouvements de son visage. Gether restait impassible. « Pourquoi donc avoir pris ce mektoub si c’était pour le rendre ? » ajouta-t-il alors en prenant le temps de peser chacun de ses mots. Gether concéda une réponse « Il est des convictions qu’on préfère secrètes ».

Mac’Leaffy alla ensuite trouver Eoxy. Ce dernier rongé par la peur et la culpabilité sanglotait comme un homin qui se voit vivre un cauchemar éveillé. « Je suis persuadé de votre innocence. Mais pour qu’on me croie, il me faudra connaître votre secret. Je le garderai pour moi bien entendu. » Eoxy était au bord de l’effondrement mais dans un ultime effort il parvint à glisser l’explication à l’oreille de mon oncle. Ce qu’il lui dit précisément, je n’ai jamais pu le savoir mais je sais toutefois que c’était une histoire de cœur, ou bien de tromperie… un de ces secrets dont la révélation peut peser bien lourd.

Enfin mon oncle alla vers Aesken puis se ravisa. C’était inutile. Il savait déjà tout ce qu’il y avait à savoir…

Ce qu’il advint ensuite est bien plus flou dans ma mémoire et l’enfant que j’étais n’avait pas dû comprendre ce qu’il se passait exactement. Mon oncle parla pendant longtemps avec les autorités trykers et le garçon d’étable s’avéra être le réel coupable. Aesken, Eoxy et Gether avaient tous les trois commis une faute mais certainement pas un vol. Seulement voilà, en recomptant ses mektoubs le garçon d’étable avait été pris de panique et il était sorti avec une de ces bêtes, bravant la terrible tempête, pour essayer de retrouver les trois mektoubs manquant. C’est ainsi que sa monture lui avait échappé, effrayée par l’orage qui grondait. Que lui restait-il comme choix ? Il préféra prétendre que quatre montures lui avaient été volées… Après tout comment aurait-il pu savoir que les montures avaient été ramenées ?

C’est ainsi que la célèbre « affaire mektoub » fut résolue par mon oncle et Mac’Leaffy ne devait plus jamais être le même homin après ça. Et moi qui avait assisté à toute cette histoire, je dois bien dire qu’elle a influencé ma vie. Depuis ce jour, je suis resté méfiant vis à vis des marchands… Avoir entendu, peu après l’enquête, mon oncle demander à Aesken de reprendre son mektoub blessé et de rendre celui qu’il avait pris, doit sans doute y être pour beaucoup. Et puis pour être tout à fait honnête avec vous… difficile de ne pas se prendre au jeu quand dans sa plus tendre jeunesse on a prononcé un mot déterminant : « Quatre ».

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