De EncyclopAtys
La Chute
« Fieldo ! Ouvre ! C’est Merio !
- Mot de passe ?
- Yrkanis Aiye¹, murmura le matis encapuchonné. »
La porte s’ouvrit, le matis s’engouffra dans l’ouverture et la porte se referma sur le silence de cette nuit sombre, comme oppressée par le règne d’un Roi illégitime, où l’espoir brillait tel l’Astre du Jour lui-même. Yrkanis était toujours vivant, et la nouvelle rallumait l’espoir de voir un jour la tyrannie du Félon cesser dans le Royaume des Sommets Verdoyants.
p=. *
« Aaaaaah ! Le scélérat ! Le fils de gingo ! Fait comme un yubo dans une cage de bambou offerte à Notre Personne ! Je le jure sur Jena ! La Karavan ! Je vais l’étriper et arborer sa tête devant le palais ! Et je ferai un bûcher pour sa misérable petite personne ! Je suis le Roi, je suis l’Elu ! Je suis le KARAN !
- Oui Monseigneur. Vous êtes celui que Jena a touché du doigt, béni soyez-vous. »
Les yeux exorbités, le Roi Matis terrifiant fulminait, furieux. Ainsi son neveu s’était caché comme une proie chez les Trykers ! Et ses homins en position aux Eaux de Jino avaient déposé les armes sans même combattre pour jurer fidélité à ce vaurien ?! Alors tel un habile gingo, lui, Jinovitch, élu de Jena, Roi du Royaume des Sommets verdoyants, demi-frère de feu Yasson-Karan, allait le débusquer de son trou à yubo ! Un frisson parcourut son corps entier à cette pensée des plus réjouissantes. Oui, il capturerait enfin son neveu, dernier obstacle à son règne, reprendrait les Eaux de Jino et marcherait jusqu’à Fairhaven, et sur la Place des Gouverneurs, devant leurs partisans pieds et poings liés, au nom de la Déesse, il brûlerait Still Wyler l’imbécile et Yrkanis le fugitif. Et alors … Alors Jinovitch deviendrait le Roi incontesté du Royaume. Son Royaume. Le Royaume de Jena.
« Monseigneur ? Quels sont vos ordres ? »
Tel le bruit d’un moustique à l’oreille d’un endormi, la voix le ramena à la réalité et agacé, il aboya ses directives :
« Fais préparer les mektoubs, fais sonner le rassemblement ! Que Nos troupes soient prêtes ! Nous partons à la tombée de la nuit pour les Eaux de Jino ! Elles ne resteront pas aux mains de ces esclaves de trykers longtemps ! »
Le matis s’inclina et sortit à reculons des appartements du Roi. Ce dernier, grisé par des sentiments trop éphémères à son goût, se rendit dans une pièce où il pourrait prier jusqu’au moment du départ. Et si on le dérangeait, il saurait faire en sorte que le fautif ne réitère pas.
p=.*
Le regard vert s’attardait sur la vision enchanteresse du hublot du bureau spacieux du Gouverneur de Nouvelle Trykoth. Still Wyler, attablé comme de coutume à ce bureau plus grand que lui et envahi par les parchemins des plus divers, semblait réfléchir et ne pas se préoccuper de la présence incongrue de son invité. Cela ne dérangeait pas le matis, bien au contraire.
Après de nombreuses heures de discussions, Still Wyler en était venu à la conclusion que le matis devait attendre encore un peu avant d’entamer son projet, ce qui déplaisait fortement à son visiteur.
« Comprenez, Prince, une précipitation en ces conditions serait aussi néfaste que par le passé, à vous comme à la Fédération. Nous avons certes assez d’homins pour renverser Jinovitch, depuis que vos sujets ont prêté à nouveau serment devant l’étendard de votre père, lors de la bataille des Lagons de Loria … des Eaux de Jino, rajouta le Gouverneur en grimaçant, mais j’ai besoin d’un peu plus de temps que vous pour préparer mes homins à une bataille qui n’est pas la nôtre, mais la vôtre, Prince. Mon peuple ne peut effacer aussi facilement que moi les horreurs subies, alors, tout ce que je demande, c’est un peu de temps, afin que nous soyons au mieux, tous deux, pour reprendre votre Trône. »
Aussi insondables que les glaces qui recouvrent les terres du Royaume en hiver, les yeux du Prince Yrkanis, fils de Yasson, descendant de Zachini, se tournèrent avec lenteur et grâce pour se planter dans ceux du Corsaire.
« Nair-Gouverneur, répondit-il d’un accent marqué par son origine, Je n’aurai de cesse de combattre le Félon pour accéder au trône qui m’est dû. Feu mon père Yasson, Roi des Sommets verdoyants, fut le premier à périr de la main de ce grotesque despote et je ne saurai le laisser supplicier encore nombre des miens, d’autant plus que…
- Un message de la plus haute importance pour le Gouverneur ! » fit une voix dans le couloir, avant que des tambourinements violents se fassent entendre à la porte du bureau.
Si le Prince était vexé de s’être fait interrompre en pleine argumentation, il n’en montra rien, et amusé, Still Wyler hurla encore plus fort que le coursier pouvait entrer et laisser tranquille cette porte qui ne lui avait rien fait. Le coursier, essoufflé, entra, et fit des yeux ronds en voyant le Prince Yrkanis assis en face du Gouverneur. Son sang ne fit qu’un tour, il se jeta à plat ventre sur le sol de la pièce en bredouillant des salutations des plus expressives, puis, sur un toussotement du Gouverneur, se remit promptement sur pieds et accourut apporter un pli venant du front des Eaux de Jino. Maladroit qu’il était, il se prit le pied dans le lourd tapis sur lequel reposait le bureau et se vautra de tout son long sur le Prince Matis. Le silence se fit dans la pièce, et seuls les bruits dus à l’immersion des quartiers du Gouverneur agrémentaient cet instant gelé dans le temps. Still Wyler fut soudainement pris d’un fou rire, repris en chœur par le coursier. Le Prince serrait les lèvres, attendant que l’instant passe.
« Et donc, ce message ? demanda le Prince d’un air quelque peu offusqué qu’un simple Tryker ose se vautrer sur lui.
- Ah, oy, m’sieur ! »
Le coursier tendit le pli au Gouverneur, qui, remis de ses émotions, l’ouvrit et le parcourut avant de le tendre, la mine sombre, au Prince. Au cours de sa lecture, les sourcils du matis se froncèrent et lorsqu’il eut reposé le pli sur le bureau, il fixa le Gouverneur dans les yeux.
« Il semblerait que nous n’ayons pas à attendre davantage, Nair-Wyler. Jinovitch est en chemin pour la Frontière. »
Le Gouverneur regarda longuement le Prince. Quelque chose dans cet homin lui plaisait, mais il n’aurait su dire quoi. Contre toute attente, Still Wyler se tourna alors vers le coursier et lui demanda de ramener deux « Bières d’Avendale ».
p=. *
L’armure du tyran grinçait au gré des mouvements de l’impressionnant mektoub de monte. A ses côtés, le Général Fieldo di Maricio avait l’air pensif. Il y avait deux jours que les deux matis dirigeaient l’armée la plus grande que Jinovitch ait jamais contrôlée, en s’accordant de brèves pauses pour se restaurer et se reposer. La frontière entre les Sommets Verdoyants et l’Aeden Aqueous n’allait pas tarder à être en vue. Nul chant matis ne résonnait contre les parois du Labyrinthe des Lutins, et seuls les hurlements à glacer le sang des homins les plus courageux ainsi que les bruits d’une armée en marche venaient briser le silence. Fieldo se tourna vers son Roi :
« Na-Karan, navré de briser ce silence pendant que Vous communiez avec la déesse, mais les homins fatiguent, il serait peut-être bon de s’arrêter pour aujourd’hui et faire une pause. Nos troupes seront en meill…
- Silence ! Rugit le tyran, Nous ne souffrirons que plus d’attente, cela fait trop longtemps que Nous attendons le moment d’écraser ce misérable insecte qu’est ce fils de Fyros ! Nous continuerons jusqu’à la frontière sans nous arrêter ! Nous avons parlé. »
Fieldo di Maricio coula un regard discret à son compagnon Merio Pradio, mais se garda bien de défendre le nom d’Yrkanis, fils de Yasson, ainsi outragé et souillé par le Félon. Après tout, sa place de Général ne tenait qu’à un fil, seulement parce qu’il avait servi sous les ordres d’un fidèle partisan de Jinovitch qui était mort de vieillesse récemment. En songeant à la mort, les yeux dans le vague, Fieldo eut un pincement au cœur en se remémorant le « jour du supplice », où le Grand Architecte du Vivant, Bravichi Lenardi, avait péri dans d’atroces souffrances, ainsi que bon nombre de fervents du Prince disparu. Et la raison pour cela était seulement d’avoir aidé le Prince légitime à s’enfuir. Il frissonna, espérant à tout prix que Jinovitch ne lisait pas dans son esprit. Qui sait ce qu’un Roi pouvait faire, après tout ?
Un cri parcourut le carré parfait que formait une division derrière lui. Il se retourna vivement, héla l’officier en charge de ce régiment et demanda en hurlant ce qu’il se passait. Les homins désignaient du doigt quelque chose droit devant l’armée. Il se retourna et, son sang ne faisant qu’un tour, vit l’horreur la plus immonde en face de lui : des kirostas, soldats d’élites des Kitins, les ennemis mortels des homins. Mais les Kitins ne semblaient pas, pas encore du moins, avoir vu les homins et continuaient leur route, lentement, comme s’ils avaient voulu prendre leur temps.
Un rayon de l’Astre du Jour traversa la couche épaisse de nuages de l’hiver et forma comme une ligne entre Jinovitch, qui avait continué à avancer, enfermé dans son mutisme, les yeux dans le vague, et les troupes du Félon. Jinovitch sembla sortir de sa torpeur et remarqua les Kitins. Il hurla :
« Pour Jena [[Image:|Image:]]! Pour Nous ! CHARGEZ ! »
Puis, Jinovitch, Roi matis, chargea.
p=.*
Yrkanis regardait fièrement ceux qui avaient tout abandonné pour le suivre, au cours de ces longues années d’exil, avec cet éclat dans les yeux, cet éclat qui, plus que son héritage, le définissait comme Prince. Ils avaient quitté la quiétude de la capitale de la Fédération avec une armée incommensurable, comprenant de fidèles matis, fiers sous le blason de Yasson, et d’intrépides trykers. Si certains matis redoutaient l’affrontement contre leurs frères, les trykers étaient d’humeur joyeuse et scandaient des chants mettant à mal de manière quelque peu paillarde la bienséance Matis.
Le Gouverneur chevauchait son mektoub de monte aux côtés du Prince de sang, en racontant les dernières bêtises de sa fille unique Locian à une Shaley Nara impassible, mais néanmoins respectueuse. Puis le Gouverneur se tourna vers le Prince et lui demanda non sans intérêt :
« Un cœur vous attend chez vous, nair-Prince ? »
Malgré lui, Yrkanis sourit en pensant à Lea Lenardi, fille de son défunt mentor. Son sourire se perdit quand il repensa à l’immense perte causée par Jinovitch et répéta mentalement une prière qu’il faisait souvent à Jena, jurant de détruire lui-même celui qui avait détruit sa vie. Il se contenta de répondre, revenant à la réalité, une phrase banale :
« Oui, une charmante jeune homine de haut rang comme il sied à un Prince comme moi. »
Still Wyler ne put s’empêcher de bombarder le matis de questions concernant l’élue de son cœur tandis qu’ils dépassaient la ville d’Avendale, où les citoyens acclamèrent les héros et joignirent les rangs de l’immense armée. La bataille promettait d’être féroce, les Trykers n’étant pas les plus démunis au combat. Ils arrivèrent aux Lagons de Loria, et Still Wyler devint plus froid, plus tendu, au fur et à mesure qu’ils approchaient de la frontière. Le chaleureux Gouverneur se préparait au combat. Les chants commencèrent à diminuer. Le silence des armées prit place. La tension gagna… La peur aussi…
Arrivé à la frontière, où les vestiges de camps matis abandonnés se faisaient une raison et se laissaient piller et violenter par le monde sauvage, Still Wyler se dressa sur le dos de son mektoub sous les yeux inquiets de Shaley Nara. D’une voix plus puissante que l’on aurait attribuée au Tryker qu’il était, il parla à son peuple comme aux matis :
« Aujourd’hui, nous allons marcher sur le Royaume du Félon, celui-là même qui nous imposa des taxes, des humiliations et de lourdes pertes ! Aujourd’hui, aux côtés du Fils de Yasson et de ses fidèles, nous allons nous battre, pour ce qui nous tient à cœur : ba Tryka² ! Aujourd’hui nous allons, vous et moi, être égaux, et nous battre ! »
Attendant que les ovations et les vivats se taisent, il marqua une courte pause puis leva les mains, demandant le silence. Il reprit :
« Je ne tolèrerai aucune cruauté de votre part car nous ne sommes pas comme le Félon, et en tant que Chef de cette armée, je vous demanderai de vous plier, pour une fois, rajouta-t-il avec un sourire, aux directives. Cette bataille, nous l’avons voulue, et, plus tôt que je ne l’aurais souhaité, il va nous falloir la mener et la gagner ! Puis nous marcherons vers Jino, pour asseoir le Prince Yrkanis sur le trône de Fleurs, et enfin espérer la Paix que nous attendons tous ! Citoyens Trykers ! Sujets Matis ! Aujourd’hui, l’Histoire s’écrit et nous en serons la plume, le sang du Félon en sera l’encre. »
Il se rassit sur sa selle, porta sur sa tête le heaume-couronne des Gouverneurs de Trykoth que Shaley Nara lui tendit, puis prit son immense pique ondoyante, symbole de son statut. Il la leva vers le ciel, hurla « Tor Lochi³ ! », puis il passa la frontière entre les deux pays, suivi de centaines d’homins qui scandaient les mêmes paroles. Les matis hurlaient « Yrkanis Aiye ! ». On ne mélange pas les bières et les liqueurs, chez les matis.
p=. *
La bataille n’eut jamais lieu. L’étrangeté du rayon de l’Astre du jour séparant le Karan de ses homins frappa les soldats, qui y virent une manifestation divine de Jena, ordonnant à ses fidèles de laisser le Félon mourir. Jinovitch chargea ainsi la dizaine de kirostas qui le virent, se jetèrent sur lui et le dévorèrent à grands bruits capables de retourner l’estomac du fyros le plus grossier. Les kitins repartirent dans la direction opposée aux soldats après leur frugal repas. Le silence cueillit les matis après cet immonde spectacle. Jinovitch ne réapparut jamais, il était mort. Jena et ses envoyés de la Karavan l’avaient abandonné. Comme pour confirmer l’intervention divine, une armée arriva peu de temps après la disparition du Félon, avec à leur tête le Gouverneur Still Wyler et le Prince Yrkanis, acclamés par les troupes de celui qui n’était plus.
Les troupes marchèrent jusqu’à la ville de Jino qui retrouva son nom d’Yrkanis, la belle et magnifique cité du temps de feu Yasson. Le Destin du Prince se mettait en marche.
Il devint Roi des Matis.
p>. Chroniques du temps du Roi Yrkanis par Cuiccio Perinia, Historien Royal.
¹ : Traduit du langage Matis : Yrkanis bénis.
² : Traduit du langage Tryker : La liberté.
³ : Traduit du langage Tryker : Pour les Lacs.